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Dès le début de l’année, le responsable des « première
année » du Centre de formation des journalistes a
prévenu : « Dans la profession, il y a un certain nombre de
journaux ou de journalistes qui ne sont pas dans la ligne, on dira.
Mais ici, on va vous demander de suivre la ligne, si on peut dire,
de rester dans la norme ». Puis il a hurlé : « Eh
bien, oui, oui, il y a un moule CFJ et il faudra bien vous y
couler ! » Ce moule, les intervenants du CFJ taillés
sur mesure vont lui donner forme : les rédacteurs en chef de
Paris-Match, de La Croix, de LCI, de France 2, du
Parisien, le président du CSA, l’ex-PDG de Canal+, les
patrons de RTL, de Ouest-France, les anciens rédacteurs en
chef de Libération, du Figaro, de France-Soir,
du Monde, les directeurs du Monde, de Télérama,
de L’Express, de TF1, de Courrier international, de
l’Equipe.fr. Ces serviteurs du PPA enseigneront à leurs
futurs employés l’absence d’esprit critique et l’amour de l’argent.
À un élève intrigué par un dossier du Nouvel Observateur
presque intégralement consacré à la splendeur des villas marocaines
achetées par des millionnaires, Mouchard, directeur de la rédaction
de l’hebdomadaire, répond : « C’est l’une de nos
meilleures ventes cette année. Et puis, moi, j’aime bien. C’est
drôle, c’est marrant, c’est parisien… Oh, le pauvre immigré, le
pauvre chômeur, ça on l’a déjà fait dix fois. […] C’est vrai,
on fait une sorte de Gala pour riches… »
Produire vite et mal
À la sortie de l’école, il faut, résume un pédagogue,
« que vous sachiez écrire sur n’importe quel sujet, même si
vous n’y connaissez rien ». La vertu cardinale consiste à
savoir composer sur le champ un potage de mots pour un
« papier » 2. « J’allais dire “tant pis si
c’est de la merde”, précise le responsable des premières
années. C’est peut-être un peu excessif, mais l’idée est
là. » Pas encore déniaisées, certaines recrues imaginent
que le journalisme consiste à informer. Mal leur en prend. Benoît
chroniquait un ouvrage sur la guerre d’Algérie. Une
intervenante : « Poursuis ton papier sur le livre de
Jacques Duquesne. » L’élève : « Mais je ne
l’ai pas ouvert. » L’intervenante : « Non, pas
la peine, faut faire vite. Lis juste une critique du
Monde. » Notre enquêteur avait eu l’outrecuidance de
rédiger un article sur les travailleurs pauvres. Pressé, il compulse
sa seule source, un article du Parisien. Une enseignante
interrompt sa lecture : « Survole, survole, on n’a pas
le temps. » L’exigence de la vitesse prend parfois des
allures de gag : « Ton interview plateau, il faut trois
questions trois réponses. Tac tac tac. En trois minutes maxi, on
doit tout savoir sur la mort » (responsable télé).
Encouragés par l’encadrement, les élèves apprennent à ne plus se
soucier de ce qu’ils écrivent : « Votre reportage était
très bien. On n’apprend rien, on aura tout oublié dans dix minutes,
mais c’est bon pour Pernaud. On l’achète pour le 13
heures. ».
La faculté d’écrire n’importe quoi ne suffit pas. Il faut
savoir flairer les sujets qui aguichent les concurrents. Et pour
cela, « suivre l’actualité » comme un chien renifle
l’odeur de son maître. « Votre tâche, c’est de reprendre ce
qui vous est dicté par l’actualité », explique le
responsable des premières années. On se « situe par rapport
à elle », tantôt en « avance », tantôt en
« retard ». « Le salon du chocolat, on n’y
coupera pas. » « Loft-Story, c’est
incontournable. » « Mais pourquoi tu t’obsèdes avec
les infirmières ? On a fait une brève, c’est bon. Regarde
Le Parisien, regarde Libé, y a pas un article dessus.
Même pas dans l’Humanité ! » Ce fonctionnement,
le directeur du CFJ l’a théorisé dès la rentrée : « Le
premier réflexe dans le métier, c’est de regarder ce que font les
confrères. » Pour attirer l’attention des journalistes,
tout sujet doit être préalablement construit comme une
« actualité ». La plupart des associations
acceptent ces règles du jeu. Ainsi, une fois par an, ATD-Quart Monde
organise la « Journée de la misère ». L’« actu »
du jour, c’est les pauvres, et les enseignants du CFJ se muent en
dangereux révolutionnaires : « Tu ramènes au moins deux
sons, un bénévole ou un responsable. Et tu me trouves un
pauvre. » Les 364 autres jours, vive les villas marocaines
chères à Mouchard !
Le journalisme ne consiste pas à mettre
en question les idées reçues mais à les mettre en
pratique
Pour traiter les sujets qui font vendre, rien ne vaut les
sentiers battus par les « concurrents ». L’identité des
pédagogues du Centre prévient toute incartade : un rédacteur en
chef de LCI (la chaîne info de Bouygues, qui emploie Edwy Plenel,
Roi du téléachat) encadre les semaines de télévision. En radio, tous
les formateurs sont des présentateurs de journaux et non pas des
reporters de magazines. Ils ne jurent que par les formats courts et
« la fraîcheur de l’information » (égale à celle du
poisson). « Donc, on ne vous le répétera jamais assez :
faites simple. Très simple. Et super court aussi. »
Parfois, un étudiant s’interroge : « C’est pas
d’actualité, mais ça ne veut pas dire que ça mérite pas d’être
traité. » Le chef des secrétaires de rédaction
s’étrangle : « Mais tu te rends compte ? Tu
racontes n’importe quoi ! C’est chaud, c’est chaud, ou alors ça
ne se justifie pas. On se demande ce que tu fais ici, en deuxième
année, pour raconter des trucs comme ça ! » Ainsi
malaxée, la jeune garde du PPA apprend que le journalisme ne
consiste pas à mettre en question les idées reçues mais à les mettre
en pratique. Comme le résume le responsable pédagogique du CFJ,
« l’actualité, c’est l’actualité. Un événement, c’est un
événement. Le journalisme, c’est le journalisme. Voilà pour la
théorie. Maintenant, on passe à l’action. »
Si l’école du PPA vrille la médiocrité (et le téléachat) dans
les crânes, c’est parce qu’« on s’intéresse d’abord aux
lecteurs, de quoi veulent-ils qu’on parle ? de quoi parlent-ils
avec leurs amis ? C’est ça qui doit faire la “une” du
lendemain ». Jean-Marc Lech, patron de l’institut de
sondage IPSOS, décrira le plus « scientifiquement »
l’univers des médias : « On explique les désirs des
lecteurs comme à la direction d’Évian et de Danone les désirs des
consommateurs. » Tout l’enseignement du CFJ se fonde sur
une logique d’audimat. « Les logements des immigrés, tu
vois, c’est un peu éloigné des préoccupations des
lecteurs. » ; « Ton papier sur les centres
d’appels, je ne crois pas que ça passionnerait les
lecteurs. » ; « Les taudis du XXe, c’est
intéressant, je ne dis pas. Pour autant, est-ce que ça plaira aux
lecteurs ? » Au terme de deux ans d’internement,
l’étudiant du CFJ pourra satisfaire Robert Namias, directeur de
l’information sur TF1, qui lui a enseigné que « la première
qualité de ce métier, c’est de réfléchir à ce qui sera le sujet de
conversation à table ».
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