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Sauf par provocation, proposer
une couverture sur « la condition ouvrière » ne
viendrait pas à l’esprit des étudiants, désormais ajustés aux
attentes de leurs premiers lecteurs : les enseignants. Excités
par « l’actualité » d’un « quartier de l’horreur
pédophile 3», ces derniers expédient leurs ouailles à
Outreau, une ville populaire du Pas-de-Calais. Des rues comme les
autres. Des tours comme ailleurs. Des HLM ni mieux ni pires que
partout. Avant le départ, pourtant, une intervenante du Nouvel
Observateur (ancienne du CFJ) raconte la ville :
« Ça puait la soupe aux choux, le pipi de chat, vraiment le
quart-monde. » Un salarié du Monde (lui aussi ancien
du CFJ) renchérissait : « Y’avait des obèses, des à qui
il manquait des dents, on ne comprenait rien à ce qu’ils
disaient. » Ce racisme social se retrouvera dans les
colonnes des deux grands journaux « de gauche » du groupe
QVM : « Sur le palier décrépi du troisième
étage, Yann, trente ans, se tient à côté d’une porte qu’il vient de
défoncer à coups de pieds. Son haleine empeste l’alcool. […]
Sa jeune compagne, en pleurs, [a] le visage rougi, enlaidi
par une incisive manquante. » (Le Monde, 12.01.02)
« Monter les marches qui mènent vers les appartements
[…], c’est pénétrer dans un autre univers. […] Ici, on
cuisine un chou au son criard d’une télévision. Là, un couple se
dispute violemment. » (Le Nouvel Observateur,
24.01.02) Pour ces journalistes comme pour la totalité des étudiants
de la promotion, les classes populaires appartiennent en effet à
« un autre univers » (lire encadré).
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LA
SÉLECTION SOCIALE DES LARVES DU PPA Parmi les 54 élèves
de la promotion 2002 du CFJ, aucun enfant d’ouvrier, de
cheminot, de caissière : 54 élèves qui se ressemblent,
dont les parents sont professeurs, médecins, magistrats,
ingénieurs, commerciaux, etc. 14 Lorsqu’ils intègrent l’école du PPA, les
apprentis journalistes sont déjà titulaires de maîtrises
d’histoire, de DEA de lettres. Des bac+3 au minimum, des bac+5
à la pelle. Et surtout, des diplômés « Sciences
Po ». Un tiers de l’effectif du CJF est enrôlé à la
sortie de cet autre incubateur de vers à soie du PPA. Les
épreuves d’entrée (cartographies, questionnaire d’actualité,
dissertation sur l’état de la France) sont similaires. Les
références culturelles, identiques. Les ratés de Sciences-Po
finissent au CFJ, les autres à l’ENA. C’est l’historien
catholique racorni René Rémond qui préside à la fois le jury
du CFJ et la fédération des Instituts d’études politiques.
L’objectif de l’enseignement est à peu près le même dans les
deux institutions, comme le suggère Alain Lancelot, ancien
directeur de Sciences-Po : « Nos étudiants
apprennent à problématiser n’importe quel sujet, ils savent
construire une argumentation et ils savent la mobiliser dans
un temps court sans endormir leur auditoire. Croyez-moi, par
la suite, on entend la différence. » Et La sélection
sociale y est tout aussi drastique. Sciences Po
« s’est encore embourgeoisé depuis dix ans »,
note le sociologue sardon Alain Garrigou. De 1987-1988 à
1997-1998, la part des enfants d’ouvriers est passée de 1,5% à
1% (contre 27% dans la population active française), celle des
employés de 2,5% à 2% (30%), tandis que le sous-total des
enfants de classes supérieures passait de 77 à 81,5% 15. |
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Petits soldats du journalisme
« Sans documentation, pas de journalisme »,
plastronnait en 1996 une brochure du l’école 4. Le CFJ se targuait alors d’une bibliothèque
« exceptionnelle, souvent enviée et consultée régulièrement
par les chercheurs et les historiens de la presse ». Le CFJ
n’a plus ni bibliothèque ni documentation. Officiellement
« en cours de transfert »… depuis quatre ans. En
réalité, on a décidé de « réduire les coûts ». À la place
des « 11 500 volumes, 209 périodiques, 2 000
dossiers thématiques » d’antan, on a installé « la
direction générale, les ressources humaines, la gestion-comptabilité
et la toute nouvelle rédaction en chef du site web du
CFPJ » 5. Mais l’enquêteur de PLPL est formel :
« Jamais cette bibliothèque n’a manqué à notre enseignement.
Jamais un permanent ne nous a conseillé la lecture d’un ouvrage.
Hormis la directrice du CFPJ, qui, lors d’une conférence de Roger
Pol-Droit, philosophe au Monde, brandissait son dernier opus
à bout de bras et nous haranguait comme une bonimenteuse :
“Il vient de publier Les religions expliquées à ma fille,
achetez-le, courez l’acheter en sortant de ces
rencontres." 6» L’absence de bibliothèque favorise la
« pédagogie CFJ ». Pour livrer aux entreprises du PPA ses
légions de techniciens efficaces et rapides, nul besoin de lire.
Cela ferait chuter la productivité. Comment réaliser un reportage de
1 minute 30 secondes relatif à la situation en Côte d’Ivoire si
on a consulté plusieurs ouvrages sur le sujet ? Une
connaissance du dossier encouragerait à des raffinements qui
encombreraient le format. Une seule issue : s’en tenir aux
idées reçues.
La mythologie professionnelle ressasse la figure du grand
reporter ou du journaliste « d’investigation » tenace,
curieux et impertinent. Mais le CFJ préfère façonner des
sténographes vissés devant leur écran et sachant dire « Oui
chef ! » Le bon élève passe le plus clair de son temps
dans les locaux et ingurgite un maximum de dépêches. CFJ-Notre
Journal, le bulletin interne de l’école, chante ainsi
l’apprentissage du journalisme moderne : « Tapotement
constant sur les I-Mac bleus disposés en arc de cercle, course
poursuite à travers les étages, discussions animées autour d’un café
serré, ponctuées de bruyants fous rires, projets d’articles, rêves
futiles de vacances, un Libé solidement accroché à la main…
Scènes de la vie ordinaire d’un étudiant du CFJ. » Pas une
de ces « scènes de la vie ordinaire » ne se déroule hors
de l’école. Une élève : « Soit on se met dans un coin,
pour qu’ils nous oublient, soit on simule l’activité… mais si tu
sors, ils te repèrent. Moi, le soir, j’allais aux congrès, aux
réunions politiques, et eux me reprochaient mon absentéisme. Du
coup, je suis restée ici, à surfer sur Internet. »
La pédagogie de la soumission complète la formation du petit
soldat du journalisme. Sous prétexte d’habituer les étudiants à
l’autoritarisme de leurs futurs chefs moustachus et amateurs de
cigares, la direction du Centre multiplie les mesures vexatoires.
Tout retard, toute absence de zèle est dénoncée au directeur et
sanctionnée par un « avertissement » ou par une menace
d’exclusion. Une déviance millimétrique se traduit par un passage
devant le conseil pédagogique pour « indolence ».
Il faut assouplir les échines pour les préparer aux trépignements de
Mouchard et aux contraintes de la précarité. Les UV (unités de
valeur) sont accordées selon des appréciations subjectives et floues
(« disponibilité »,
« écoute ») : un élève « opiniâtre et
léger, un peu entêté, […] taciturne et rêveur » fut
traduit en conseil de pédagogie. Verdict du directeur :
« La deuxième année sera pour vous une période probatoire où
on attend de vous que vous normalisiez votre
comportement. » Pour la plupart, ce genre de réprimande est
inutile.
« Est-ce que vous croyez qu’on peut interroger
Monsieur d’Arvor sur son interview de Fidel Castro ? »
Avant de s’autoriser pareille impertinence, Anne avait consulté le
directeur. Il préconisa l’abstinence, tout en la laissant bien sûr
libre de… Le lendemain, un encadrant, ex-rédac’chef du Monde
(journal associé à TF1 lors de la dernière élection présidentielle),
clarifia : « Évitez de le questionner sur son bidonnage
à Cuba. C’est un peu convenu et ça risque de le blesser
gratuitement. Chacun commet des erreurs dans sa vie. Inutile de
remuer le couteau dans la plaie. » Chacun se le tint pour
dit : après tout, TF1 est un employeur potentiel…. Un autre
soir, après la venue du président du CSA d’alors, Laisse
d’or de PLPL (n° 2-3, presque épuisé), le directeur
félicita son troupeau : « Hervé Bourges vous a trouvé
très bien, très sages. Il m’a même raconté, je vous fais une
confidence, qu’il avait donné la leçon inaugurale, en début d’année,
à l’ESJ de Lille. Vous savez qu’il est président de cette école… Et
les étudiants lui avaient posé des questions, mais agressives,
déplacées. Il a dû sermonner le directeur des études. Eh bien hier,
il a pu comparer avec vous, et il vous a trouvé très très
bien. »
Les journalistes-enseignants ne font eux-mêmes qu’obéir aux
ordres. « La doctrine du CFJ, se défend le
responsable, elle est établie là-haut. Elle dépend du CA et de la
direction. Nous ne sommes pas le pouvoir décisionnaire. »
Un Conseil d’administration où ne siègent ni étudiants, ni
enseignants, ni syndicalistes. Seulement les mécènes bienfaiteurs du
Centre, dirigeants de TF1, de France 2, de Canal+… Le responsable
des « première année » a expliqué : « Ça
fonctionne comme dans n’importe quelle entreprise. Si vous voulez
influer sur l’école, donnez votre argent au CFJ et vous entrez au
Conseil d’administration. »
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