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La « liberté de la
presse »
Depuis sa fondation en 1947, le Centre était géré
par autant de syndicalistes que de patrons. Au printemps 1998, après
le dépôt de bilan, deux solutions s’affrontent : un partenariat
avec l’État ou une privatisation, comme le souhaitent une douzaine
d’anciens « motivés par l’aventure » et emmenés par
Pierre Lescure. Ces derniers l’emportent et obtiennent sept millions
de francs de Canal+, RMC, La Vie du Rail, TF1, Bayard Presse,
France2, France3, Le Nouvel Observateur, Hachette, Havas,
etc. Les employeurs contrôlaient déjà largement la formation. Par la
taxe d’apprentissage versée (ou non) à l’école ; par le
recrutement des élèves, puisqu’ils siègent aux jurys d’entrée.
Désormais maîtres du conseil d’administration, ils déterminent aussi
la pédagogie. Dans ce collège, des entreprises donatrices, bien
sûr : Le Monde, Havas, France3, Le Midi libre
(groupe Le Monde), Vivendi Universal Publishing, Capa. Et,
parmi les « fondateurs » ou les « amis de
la maison » : Jérôme Seydoux (PDG de Pathé-Chargeurs
et actionnaire de Libération), Jean-Michel Bloch Lainé
(ex-président de la banque Worms ), Pierre Feydel (directeur de
L’Usine nouvelle), Roland Cayrol (directeur de l’institut
CSA), Pierre Lescure (alors PDG de Canal+, qui devient président du
groupe CFPJ). Quant aux syndicats, ils ont
disparu… Continuellement au bord de la banqueroute, le CFPJ
courtise les grands patrons 7. On les invite au Centre. On leur accorde des
« Leçons inaugurales » sur une estrade. On
applaudit bien fort en espérant une obole en retour… En 2000, les
anciens adressent « un grand merci à TF1 et à Robert Namias
pour l’excellence de l’accueil qui nous a été réservé 8 ». Quelques mois plus tard, le
directeur de l’information à TF1 vient parader au CFJ. Ayant décrit
Jean-Pierre Pernaud comme « un modèle de vrai, de bon
journalisme, au contact du terrain », il quitte la salle
scandalisé qu’un étudiant ait osé critiquer « une chaîne qui
rassemble vingt millions de téléspectateurs ».
Résultat : TF1 se retire du conseil d’administration et
remballe ses subventions. Mais Vivendi-Universal Publishing vient à
la rescousse : « Quand Messier m’a fait le chèque,
raconte la directrice du groupe CFPJ, je l’aurais embrassé. Lui,
c’était bon pour son image, et nous pour nos
finances. »
La fusion du journalisme et du capitalisme se répercute non
seulement sur les conditions d’enseignement (suppression de la
bibliothèque) mais aussi dans la hausse des frais d’inscription
– multipliés par 2,3 en cinq ans. Le vocabulaire a suivi :
le CFPJ est devenu le Groupe CFPJ. À l’entrée, une affichette ne
parle plus de « l’école » mais de « l’accès
à l’entreprise ». Danièle Granet, la directrice, ne
jure que par « la maison-mère, qu’entre nous on appelle
holding… » Aux Namias et Messier, elle n’a pas
emprunté que le lexique : « Notre idée, c’est de
réconcilier journalisme et esprit d’entreprise » ;
« La SA, on souhaite qu’elle devienne énorme. On veut en
faire quelque chose de lourd, de fort, de numéro un. […] Dans
les années 1970, quand on voyait un mec de la pub, on le saluait
pas. On changeait de couloir. Y avait les journalistes et les
connards. Aujourd’hui, c’est devenu plus complexe. »
« Plus complexe », en effet : Granet, qui
gouverne « le groupe CFPJ », est l’ancienne directrice de
Stratégies, hebdomadaire des annonceurs publicitaires.
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Apprendre le reportage au CFJ
Je le
redoutais : en radio, on allait me coller aux grèves de
métro. Une enseignante me présente aussitôt l’angle :
« J’ai lu un édito de Bruno Frappat, ce matin, dans
La Croix. Regarde, c’est vraiment incendiaire… Est-ce
que c’est le bon moment pour une grève, alors que les gens se
sentent menacés ? Les syndicats sont complètement
irresponsables… une grève des transports en pleine crise
internationale, avec l’anthrax, Ben Laden, les alertes à la
bombe. Donc, c’est un peu ça qu’on devrait retrouver dans ton
reportage. Et place aussi un micro d’ambiance pour les colis
suspects. » Il est 10 heures 15. « Retour
obligatoire avant 11 heures 30. » Après un passage
gare du Nord, ce n’est qu’aux Halles [gare parisienne de RER]
que je rencontre des travailleurs vraiment embêtés par la
grève : un caméraman et un journaliste de France 3
Ile-de-France qui ne trouvent personne à sonder.
« Merde, merde, faut qu’on se presse… » Ils
se précipitent sur les quais : les voyageurs n’attendent que
depuis 5 minutes… « On n’a rien, rien. On peut pas
ramener ça. » Moi, je ramène ça. Ce rien. Je détaille
le contenu de mes « sonores » à l’intervenante, qui
en déduit : « Donc, ton angle, ça va être que
dans les circonstances dramatiques que nous vivons, la RATP
s’est arrangée pour alléger les menaces qui pèsent sur les
passagers. Pour qu’on puisse garder la tête hors des flots.
Reprends aussi les dépêches AFP sur tous les
débrayages. » Nouvelle insubordination,
discrète : je monte plutôt ma bande sur le mode
« trafic perturbé » et « désagréments
mineurs ». Un résultat jugé « plat », à juste
titre : « Quand même, quand même, tu aurais pu
faire un effort… Je viens d’écouter LCI, eh bien y avait des
gens qui se plaignaient. Qui se sentaient pris en
otage. » Une autre prof me tance : « Tu
aurais dû dire à tes voyageurs : “Bon, maintenant on
le refait, mais vous êtes en colère”. »
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Les déontologues du PPA
Danièle Granet accueille les nouveaux petits soldats du
PPA : « Bienvenue dans cette école de la liberté et du
courage, dans cette école née de la Résistance, fondée à la
Libération. […] J’espère que vous saurez vous montrer dignes
de ce lieu, qui reste ancré sur des valeurs citoyennes :
l’éthique, la déontologie, la démocratie. » Le milliardaire
Pierre Lescure a enchaîné en parlant de « morale »,
de « rigueur informative », et d’« ascèse
rédactionnelle ». D’après la « charte de
déontologie », un journaliste « ne touche pas
d’argent dans un service public ou une entreprise privée où sa
qualité de journaliste, ses influences, ses relations, sont
susceptibles d’être exploitées ». Mais au CFJ, il faut à la
fois signer la Charte et entendre le président de la junior
entreprise déclarer : « Des ménages, y a pas de honte à
en faire. C’est beaucoup mieux payé, c’est beaucoup moins long que
le journalisme. » Le responsable pédagogique met les choses
au clair : « La Charte, bon, il ne faut pas y accorder
trop d’importance. C’est une déclaration de principe. Après, chacun
s’arrange comme il peut. »
L’école du PPA raffole de vertu tant que cela ne nuit pas au
chiffre d’affaires. Un ecclésiastique, un ex-rédacteur en chef du
Monde, le président du Bureau de la vérification publicitaire
et un philosophe jésuite animent le séminaire de déontologie. Ils
s’interrogent « sur le Bien et le Mal », sur
« la Justice, l’Honneur, le Respect ». Clou des
séances, « un journaliste au comportement
irréprochable », Pierre-Luc Séguillon, ancien responsable
du service politique de TF1, aujourd’hui rédacteur en chef de LCI et
grand amateur de « ménages » « à un tarif
raisonnable (50 000 francs la prestation), qu’il compense par
une intense activité ». Parmi ses employeurs récents,
« la Direction générale de l’Armement, Europlace, le Conseil
général d’Ile-de-France, Michelin » 9. Bref, un maître qui désire surtout
« partager son savoir-faire éthique » en prônant un
« respect de la morale du métier ».
Ces causeries « déontologiques » sont
surtout l’occasion de rassembler « du beau monde. […]
Citons pêle-mêle : André Azoulay, conseiller auprès du roi du
Maroc, Dominique Alduy, directrice générale du Monde,
[…] François de Closets, Michel Schiffres, directeur de la
rédaction du Figaro, Jean-François Bizot, président directeur
général de Novapress 10». Une façon de tisser « des liens
avec les entreprises, de sensibiliser les dirigeants au sort de
l’école et au vôtre ». Pour compléter leur formation
morale, les élèves sont envoyés dans les services communication des
grands groupes. Ils y rédigeront des communiqués pour Axa, Paribas,
le CCF, Lafarge, L’Oréal, Vivendi, etc. Alarmée de l’inculture
économique des étudiants, une enseignante se rassure :
« C’est pas grave. Pour vous aider, vous aurez toujours les
dossiers de presse des entreprises. »
L’information marchandise
Si l’école détermine en partie ce que sont et seront les
médias, les médias pèsent en retour sur l’école qui s’emploie
désormais à « répondre aux évolutions du marché »
et aux « nouvelles demandes des entreprises » 11. Pourtant, le
président des Anciens du CFJ geint encore : « L’offre
du CFJ correspond-elle à la demande des entreprises de presse ?
Ayons l’honnêteté de le dire : pas
suffisamment. 12» Le Centre ne se contente pas d’habituer à
produire vite et mal. Il apprend à se vendre aux vendeurs
d’information, puis à revendre les consommateurs d’information aux
annonceurs publicitaires. Florilège du séminaire « Les médias
dans leur environnement » : « La part de marché
des politiques, des médias, des soft-drinks, c’est
pareil » ; « Le seul critère, c’est le
résultat, l’audience ou la vente » ; « On est
dans l’univers de l’information, donc de la
marchandise » ; « Dans les médias, on est dans
la même logique que le PDG de Procter » ;
« Le Monde est une marque, et une marque très
forte. » En une semaine, le mot « rentabilité » a
été scandé 31 fois, contre trois pour le mot « enquête »
(et… zéro pour « téléachat moustachu » !)
Un dirigeant de TF1 a résumé le propos : « La
liberté du journaliste passe par la rentabilité maximale de
l’entreprise. » Dans la catégorie des formateurs de
cerveaux essorés, de dangereux concurrents menacent cependant la
suprématie du CFJ. Comme, par exemple, le « Mastère Spécialisé
Médias » de l’École supérieure de commerce de Paris, qui entend
« former des cadres polyvalents qui seront les dirigeants
des entreprises en constante mutation des médias du xxi e
siècle 13». Ce « danger » pour la part de
marché du CFJ à été prévenu grâce à un séminaire « Gestion des
médias » du Centre. Un intervenant a conseillé :
« En sortant de cette école, vous pouvez écrire des articles
dans la presse mais c’est pas révolutionnaire. Ou alors, vous pouvez
devenir manager et gérer un projet. Et là, il reste des segments du
marché à investir. » Marc Roche, ex-directeur de La
Tribune (groupe LVMH spécialisé dans les produits de luxe) a
alors opéré une judicieuse synthèse, le
« produit-presse » : « Essayez d’imaginer un
magazine en fonction du marché publicitaire. Il faut monter un
bizness plan. Avoir un concept. Analyser la concurrence. “Je vais
taper là parce qu’il y a un créneau”, c’est la base du raisonnement.
Ensuite, le rythme de parution : “On peut gagner plus et plus vite
avec un hebdo qui marche qu’avec un mensuel“. […] Enfin, on
fixe un prix. Et puis après, on met un costume cravate, on va voir
les financiers. » Pour le Parti de la presse et de
l’argent, tout cela a un très beau nom : cela s’appelle
« la liberté ». |