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• LE MONDE | 04.02.03 | 13h04


Controverse sur l'existence d'un risque accru de suicide chez les jeunes homosexuels
Face au scepticisme de certains spécialistes, des associations gays et lesbiennes dénoncent l'absence d'études sur ce thème à l'occasion des Journées nationales de prévention du suicide, du 3 au 7 février.

Aux États-Unis, l'affaire est entendue : les jeunes homosexuels seraient plus suicidaires que les hétérosexuels. Mais en France, la question hérisse le poil de nombreux psychiatres en charge de la prévention. "Nous sommes face à un double verrou : le tabou du suicide associé à celui de l'homosexualité", explique le psychologue Eric Verdier, co-auteur du premier ouvrage français sur le sujet, paru début janvier (Homosexualités et suicide, Jean-Marie Firdion et Eric Verdier, H&O Editions, 2003). Des associations gays et lesbiennes dénoncent l'absence d'études dans l'Hexagone et réclament l'attention du ministère de la santé. Lors des Journées nationales de prévention du suicide, organisées du 3 au 7 février, la problématique devrait être évoquée, pour la deuxième année consécutive.

Chez les jeunes gays américains, des chercheurs ont relevé un risque de tentative de suicide 4 à 7 fois plus important que chez les hétéros. "Je ne suis pas convaincu de la qualité de ces études, déclare le professeur de psychiatrie Jean-Louis Terra, l'un des concepteurs du programme national de prévention du suicide. L'homme ne cache pas un certain scepticisme. "Il faut que ces gens-là arrêtent de faire la sourde oreille, rétorque René-Paul Leraton, coordinateur de la Ligne Azur, service d'écoute destiné aux adolescents en difficulté dans leur sexualité. Qu'ils financent des enquêtes et qu'on démarre des actions de prévention en direction des jeunes gays !"

"ARRÊTONS CETTE HYPOCRISIE"

Pour l'instant, rien n'a été fait. D'abord parce que les études sur les homosexuels sont techniquement délicates à mener, faute d'échantillons suffisamment étendus. Ensuite, parce que nombre de médecins estiment qu'il n'existe pas de facteurs de risque spécifiques aux homosexuels. "Pourquoi pas s'intéresser aux petits, aux gros, aux défigurés ?", s'énerve un psychiatre, spécialiste du suicide. A Bordeaux, le docteur Xavier Pommereau avance pourtant des chiffres-choc : un quart des adolescents qu'il accueille dans son unité après une tentative de suicide sont homosexuels ou déclarent une attirance pour le même sexe.

Mais si la France a pris du retard, c'est aussi parce que les associations d'homosexuels ont tardé à réclamer des chiffres.

"Au début des années 1990, elles craignaient de tendre un bâton pour se faire battre, se souvient Jean-Marie Firdion, sociologue à l'INED (Institut national d'études démographiques) et co-auteur d'Homosexualités et suicide. Après les années sida, elles souhaitaientprésenter l'homosexualité sous des jours plus heureux." Aujourd'hui, les associations ont changé leur fusil d'épaule. Mais ce "risque de stigmatisation" apparaît encore dans le discours du professeur Terra. Il l'a longtemps fait douter de l'opportunité d'études sur le suicide des jeunes gays.

"Arrêtons cette hypocrisie, déclare René-Paul Leraton. Ça me rappelle les années 1980, quand certains rechignaient à parler du VIH chez les pédés, pour éviter de les montrer du doigt. Oui, le sida fut, en partie, la maladie des pédés. Oui, beaucoup de jeunes homos tentent de se suicider." Des paroles pas forcément faciles à entendre, à l'heure où les associations veulent convaincre de la bonne santé psychologique des couples homos et de leurs capacités à adopter.

Si la "sursuicidalité" des jeunes gays était scientifiquement avérée, resterait à en déterminer les causes. Pour Moules-Frites, réseau d'étudiants homosexuels, "c'est l'homophobie de la société". Le verdict est sans appel. Son président, Patrick Comoy, estime que "dans un monde idéal, où la société n'imposerait plus ses modèles hétérosexuels, les gays ne se suicideraient pas plus que les autres".

Le sociologue Eric Verdier tempère un peu cette analyse : "L'homophobie n'est pas le seul facteur, mais il est fondamental." "La négation sociale de leur être encourage les jeunes homos au suicide", ajoute-t-il. Une situation incomparable aux autres discriminations : "Si on prend le parcours d'un jeune homme, et qu'on remplace l'homophobie par le racisme, le problème ne prend pas la même ampleur. Notamment parce que la victime trouve des soutiens, parce que des gens s'interposent."

"SOUFFRANCES IDENTITAIRES"

D'autres approches paraissent plus pathologisantes. L'OMS (organisation mondiale de la santé) a longtemps rangé l'homosexualité dans la rubrique des troubles mentaux. Nombres de psychiatres français suggèrent que les gays pourraient souffrir davantage que les autres de dépression ou de troubles de la personnalité, facteurs de risque bien connus du suicide. Par ailleurs, certaines études ont montré que les jeunes homos paraissaient plus nombreux à avoir souffert de violences, notamment sexuelles, dans leur enfance. "Ce peut être une part de l'explication, prévient Marie Choquet, responsable de l'équipe santé de l'adolescent à l'Inserm. Mais attention aux raccourcis."

A Bordeaux, le psychiatre Xavier Pommereau explique que "l'homophobie aggrave les difficultés des jeunes homos, mais que même dans un contexte non homophobe, ces derniers sont davantage confrontés à des souffrances identitaires." La lutte contre les discriminations à leur égard ne suffirait donc pas à réduire la fréquence des tentatives de suicide chez les jeunes gays : "Le traitement de ce problème ne doit pas être uniquement social et politique", avance Xavier Pommereau.

Dans leur ouvrage, Eric Verdier et Jean-Marie Firdion estiment en tout cas urgent que "les politiques et les chercheurs (...) se penchent enfin sur ces questions qu'on n'ose pas poser."

Mathilde Mathieu


Chaque année, 11 000 Français se suicident

Taux. 11 000 Français se suicident chaque année. C'est un peu plus de 19 cas pour 100 000 habitants. Le nombre des tentatives est dix fois plus élevé que celui des suicides (au moins 160 000 par an).

Méthodes. Parmi les moyens les plus utilisés par les suicidés : la pendaison (plus d'un tiers des cas), les armes à feu (25 % environ), les médicaments (15 %), la noyade (8 %) et la précipitation dans le vide (6 %). Les hommes emploient des moyens plus violents que les femmes et réussissent donc mieux leur suicide.

Sexes. Les hommes se suicident près de trois fois plus que les femmes. Pour les "simples" tentatives, ce rapport est quasiment inversé.

Age. Avec l'âge, le taux de suicide s'accroît. Au-delà de 90 ans, il est six fois supérieur au taux moyen chez les hommes, deux à trois fois supérieur au taux moyen chez les femmes.

Chez les 15-34 ans, le suicide apparaît comme la deuxième cause de décès, derrière les accidents de la route.

Son importance relative est maximum à 30 ans : chez les hommes, il explique alors 20 % des décès (15 % chez les femmes).

Environ 7 % des 11-19 ans font une tentative de suicide.

Populations à risque. Chez les chômeurs, la fréquence des suicides apparaît 8,5 fois plus élevée que chez l'ensemble des Français. Chez les célibataires, elle est deux fois plus forte que chez les individus mariés.

La Bretagne et le Nord sont particulièrement touchés ; le pourtour méditerranéen paraît relativement épargné.

Les facteurs de risque psychiatriques. 90 % des suicidés sont affectés par un ou plusieurs troubles psychiatriques au moment de l'acte : dépression (50 % des cas), alcoolisme (30 %) ou schizophrénie (6 %).

(Source : Direction générale de la santé.)


Le "mal-être fréquent" des lesbiennes

Parmi les lesbiennes, la fréquence des tentatives de suicide est plus élevée que chez les autres femmes de l'Hexagone. C'est le résultat de la première étude française qui s'intéresse aux rapports entre homosexualité et suicide, à paraître en 2003. Les chercheuses, Brigitte Lhomond et Marie-Josèphe Saurel-Cubizolles, respectivement sociologue au CNRS et épidémiologiste à l'Inserm, ne veulent pas encore dévoiler de chiffres précis. Mais la tendance est nette. Elles ont exploité pour la première fois des questions posées lors de l'enquête nationale sur les violences faites aux femmes (2000). "Ce résultat s'explique en partie par le fait que ces femmes ont subi plus souvent des violences physiques ou sexuelles au cours de leur vie", analyse Mme Saurel-Cubizolles. Mais il tient probablement aussi à "un mal-être plus fréquent", à "des discriminations plus présentes". Les femmes à orientation homosexuelle consomment davantage de drogues. Les femmes ayant été attirées par des personnes de même sexe souffrent plus fréquemment de détresse psychologique.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 05.02.03

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