• LE MONDE | 08.03.03 | 13h30 Le
médiateur Après la tourmente IL se dit, ici ou là, que ma dernière chronique ("Face-à-face ", Le Monde daté 2-3 mars), a été "censurée". Je me dois d'y revenir, au nom du contrat de confiance qui me lie aux lecteurs et à la rédaction. Notre charte stipule que la chronique du médiateur ne peut "en aucun cas être modifiée sans son accord". Depuis mon entrée en fonctions, en septembre 1998, cette règle a été parfaitement respectée. On ne m'a jamais suggéré de retirer ou même d'atténuer une critique. Samedi dernier, peu avant le "bouclage" de l'édition, le directeur de la rédaction, Edwy Plenel, a essayé – sans succès – de me joindre. Le hasard a voulu qu'à ce moment précis mon téléphone portable ne soit pas accessible au réseau. La direction a décidé alors, sans mon accord, d'amputer la chronique de quinze lignes. Quand je l'ai su, les rotatives tournaient déjà. Voici le passage supprimé, qui concernait le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen : "Le journal ne peut, me semble-t-il, s'en tenir à une réponse générale, une réfutation en bloc de La Face cachée du "Monde". Il faut faire la lumière sur quelques accusations graves, qui risquent d'affecter durablement sa réputation et de resurgir à la moindre occasion. Car cette machine infernale est aussi une bombe à retardement. Une recension des "erreurs, mensonges, diffamations et calomnies" contenues dans le livre a commencé à la rédaction en chef. Elle devrait se traduire, tôt ou tard, par une publication. Le plus vite serait le mieux. Mais les éclaircissements que Le Monde doit à ses lecteurs ne sauraient se limiter à l'édition d'un catalogue d'erreurs. " En attendant de reprendre la plume aujourd'hui, j'ai écrit au directeur de la publication pour lui demander que la liberté d'expression du médiateur soit strictement respectée, comme elle l'avait toujours été. Jean-Marie Colombani m'a assuré que rien n'était changé à nos règles. L'indépendance est en effet la condition sine qua non de l'exercice de la fonction qu'il a créée en 1994, sur le modèle de grands journaux étrangers. Cet incident de parcours – dont Edwy Plenel donne ci-contre son explication – me conforte dans l'idée que ma liberté de parole est le meilleur service que je puisse rendre au Monde. Le journal a tout intérêt à réfléchir sur lui-même, avec ses lecteurs, dans ses propres colonnes. Il ne devrait pas y avoir de sujet tabou, du moment que les règles du débat sont respectées. Je reviens sur les phrases reproduites plus haut, pour les remettre dans leur contexte et les développer. Constater "quelques accusations graves" dans le livre de Péan et Cohen ne signifiait pas que je leur donnais du crédit ou que je prenais en compte d'autres mises en cause, grotesques ou infamantes. C'était dire simplement que les lecteurs avaient droit à des éclaircissements, réclamés avec insistance par nombre d'entre eux, sans attendre la sanction des tribunaux. Pendant deux semaines, ils ont assisté, stupéfaits, à un incroyable déballage sur les ondes, en l'absence des accusés. Quelques avocats autodésignés défendaient le journal par des propos sympathiques et ambigus. Pour parler du Monde, il ne manquait que Le Monde... Celui-ci a heureusement commencé à s'exprimer en détail, sur le fond. Il est trop tôt pour savoir comment cela a été reçu par les plus sceptiques ou les plus interrogatifs des lecteurs. Etant entendu que d'autres, ne voulant rien voir, rien savoir, l'assuraient de toute façon de leur appui. J'ai lu tout le courrier qui nous est parvenu au cours des deux premières semaines : les messages de soutien, les déclarations d'amour, les conseils, les questions, les "je vous l'avais bien dit ", les "ça vous apprendra"... Si une chose s'en dégage, c'est l'importance qu'on attache au Monde, même si on ne partage pas toutes ses positions, et la grande exigence avec laquelle on le lit. Il s'agit parfois d'histoires à rebondissements, de vraies scènes de ménage : je vous lisais, je ne vous supportais plus, je me suis désabonnée, je suis revenue... Précieux lecteurs ! Il faudrait que nous trouvions le moyen de mieux vous entendre, y compris par beau temps, et de vous donner davantage la parole, d'autant que le courrier s'est considérablement renouvelé, rajeuni et élargi, grâce à Internet. Ajuste titre, Le Mondese vante depuis quelques années d'être "le lieu du débat". Il ne s'attendait pas à devenir, du jour au lendemain, l'objet du débat. Et de donner l'impression désagréable de ne pas savoir débattre... Mais par quel bout prendre la machine infernale de Péan et Cohen ? A peine réplique-t-on sur un point qu'on est sommé de s'expliquer sur trois autres, de nature tout à fait différente, auxquels il est parfois impossible de répondre. Piqués au vif ou profondément blessés par certaines affirmations, les journalistes du Monde ont pu donner, dans un premier temps, l'image d'une forteresse assiégée. Elle ne correspond pas à la réalité. Dieu merci, ce journal compte des sensibilités différentes. Il ne tient qu'à elles de s'affirmer. Peu d'entreprises de presse dans le monde comptent des structures aussi démocratiques, des frontières aussi étanches entre l'argent et les mots. Le livre de Péan et Cohen peut être une bombe à retardement parce qu'il instille le doute. Comment la désamorcer ? Comment éviter qu'à l'avenir, chaque fois que Le Monde traitera des "affaires", de la Corse, des journaux gratuits, d'un livre écrit ou préfacé par Philippe Sollers... ne surgissent aussitôt les soupçons de lecteurs équipés d'une loupe et brandissant ce brûlot ? Pour la rédaction, il n'y a qu'une seule recette, comme l'a écrit Jean-Marie Colombani : la qualité de l'information. Je traduis avec mes propres mots : faire chaque jour un quotidien impeccable, qui évite scrupuleusement les mélanges de genres, le franchissement de lignes jaunes ou rouges, les harcèlements de toute sorte, le silence sur des sujets dérangeants, les renvois d'ascenseur... Je suis persuadé que Le Monde va profiter de cette tempête, malgré tous les dégâts qu'elle a causés. Au cours de ces journées un peu folles, qu'éclipseront bientôt des événements plus graves, nous avons pu mesurer le poids du journal, sa force et son originalité. Nous avons découvert aussi l'image parfois insupportable qu'il donne de lui-même ou la caricature qui en est faite. Cela devrait inciter chacun à être plus exigeant et plus vigilant. A commencer, bien sûr, par le médiateur. par ROBERT SOLÉ |
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