• LE MONDE | 06.03.03 |
13h29 "Le Monde" oppose les faits aux accusations calomnieuses Tandis que ses avocats
s'apprêtent à déposer des plaintes en diffamation publique, notre journal
a décidé d'informer ses lecteurs sur sa stratégie économique, ses
relations avec ses partenaires professionnels et le strict contrôle de ses
comptes. Le monde aurait donc fait l'objet d'une enquête et devrait répondre au plus vite sur les faits qu'elle aurait révélés. Depuis que La Face cachée du "Monde" est en librairie, cette affirmation semble aller de soi pour nombre de médias et de journalistes. De notre point de vue, elle n'a pourtant pas la force de l'évidence. Une enquête, dans notre métier, suppose des règles : de rigueur, de froideur, d'exactitude, de précision, de recoupement, de confrontation, etc. Quand, qui plus est, elle se veut décisive, mettant en cause des responsables dans le but explicite de mettre fin à leurs agissements, elle n'a pas droit à l'erreur : si elle se trompe en détail, comment pourrait-elle prétendre avoir raison en général ? A cette aune, le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, édité par Claude Durand, est un cas d'école : le contre-exemple parfait, tournant le dos aux exigences les plus élémentaires des professions de journaliste et d'éditeur. Il ne s'agit pas d'une enquête sereine, mais d'un procès à charge, sans respect aucun du contradictoire, où le délire d'interprétation l'emporte sans cesse sur le décryptage de la réalité, toutes les anecdotes ramassées au hasard de leur quête incertaine par les auteurs étant systématiquement portées au discrédit du Monde et de ses dirigeants, quitte à être déformées, biaisées, voire inventées. Il ne s'agit pas d'une investigation, comme on l'entend dire, mais d'une inquisition d'un autre âge où la mise en scène de l'acte d'accusation est encombrée d'adjectifs péjoratifs, de commentaires défavorables et de jugements assassins. La partialité ne serait que péché véniel si elle n'était, ici, l'alibi de la légèreté. Faisant fi des règles professionnelles qui nous sont censément communes, des confrères exigent du Monde qu'il se justifie sur la foi d'un acte d'accusation dont ils peuvent, par eux-mêmes, constater, sur bien des points, l'imposture et la démesure. Comment peuvent-ils, dans le même mouvement, juger ridicule l'accusation portée contre le directeur de la rédaction d'être à la fois un révolutionnaire infiltré, un agent de la CIA et un dictateur semant "la peur et l'inquiétude" - refrain qui occupe plusieurs centaines de pages -, et exiger avec impatience que Le Monde s'explique sur ce que les auteurs prétendent rapporter, dans une quarantaine de pages, à propos de la gestion de cette entreprise - le salaire de son directeur, les relations avec les NMPP ou le dossier 20 Minutes ? Le Monde n'a aucune gêne pour répondre sur ces points comme sur tous, et le fait dans les pages qui suivent. Mais l'on voit bien la perversité de ce tri : loin de discréditer ses auteurs, la calomnie est paisiblement admise comme prologue à une mise en demeure. De même, comme si les idées ne comptaient plus, ravalées au rang d'éléments décoratifs, ceux qui nous somment de rendre des comptes ignorent superbement le cœur du propos des auteurs : d'une part, l'accusation d'avoir fait du Monde un journal "francophobe" et "xénophile"; d'autre part, le plaidoyer pour un journalisme de raison d'Etat, respectueux des intérêts supérieurs de la nation et des secrets de ses gouvernants. Vue et lue depuis ce journal-ci, La Face cachée du "Monde" est une charge qui va bien au-delà de notre propre sort : elle vise le journalisme en son essence même. Réquisitoire contre l'indépendance du Monde et la façon dont elle a été consolidée depuis neuf ans, ce livre atteint notre métier pour la simple raison qu'il y banalise le discrédit et le déshonneur. S'il en fallait une seule preuve, elle est tout entière dans le peu de cas que font les auteurs des usages élémentaires de notre profession, de ce code commun grâce auquel, par-delà les titres et les groupes, notre métier peut prétendre avoir un sens (la vérité) et un crédit (la rigueur). Au-delà des calomnies et des diffamations dont la justice sera saisie, la rédaction du Monde s'est attelée à une collecte infinie des erreurs, approximations, inexactitudes, etc., qui parsèment leur livre. Source unique, dialogues et conversations reconstitués, personnes citées jamais contactées, ni recoupements ni vérifications : les exemples sont innombrables qui attestent d'un non-respect des règles élémentaires de la bonne foi : absence de sérieux de l'enquête, volonté de nuire évidente, animosité personnelle flagrante... Outre les quelques éclairages que l'on lira en pages 19 et 20, en voici un inventaire qui, loin d'être exhaustif, illustre le peu de scrupules de nos accusateurs, en détail comme en général. DES ERREURS INNOMBRABLES Jean-Marie Colombani n'est pas "PDG du groupe Le Monde" (deuxième ligne de l'introduction, erreur répétée par la suite), mais président de son directoire, l'entreprise étant passée, durant la période prétendument étudiée par les auteurs, du statut de SARL à celui de SA. Le reste est à l'avenant : Claude Simon se prénomme François, Jérôme Oudin ne s'appelle pas Ourdin, Raymond Tesaurus (page 483) n'existe pas, guère plus que Roland Tesaurus (page 491), mais sans doute s'agit-il du Guadeloupéen Roland Tesauros, la graphiste Nathalie Baylaucq ne se nomme pas Baylock, Manuel Lucbert a quitté Le Monde en 1996 (et non en 1997), Thierry Pfister en 1979 (et non en 1981), André Fontaine n'a jamais été le "lieutenant" de Jacques Amalric ayant toujours été son supérieur hiérarchique jusqu'à devenir directeur du Monde, Jean-Paul Besset ne pouvait décemment pas participer à "l'action secrète" d'une prétendue "cellule trotskiste" intriguant pour imposer Jean-Marie Colombani puisqu'il n'a rejoint Le Monde qu'après l'élection de ce dernier à la direction, Nathaniel Herzberg n'est pas le "neveu" d'Edwy Plenel (soyons précis : sa grand-mère est la sœur d'un cousin par alliance de la mère de l'épouse de ce dernier), le nom d'Anne-Line Roccati ne saurait s'orthographier Roccatti, celui de Paul Alliès qui, de plus, n'a jamais été maire de la ville de Pézenas, comporte deux "l" et non un seul, Bernard-Henri Lévy n'est pas "éditorialiste associé" au Monde, Serge Marti ne saurait s'appeler Serge Marty, Didier Cultiaux ne se nomme pas Cultaux, Ernest Backes, coauteur d'un livre avec Denis Robert, ne s'appelle pas Blackes, pas plus que le nom du juge Renaud Van Ruymbeke ne s'écrit Ruymbecke ou Desmures celui de son collègue Patrick Desmure, tout comme la notion de "détention préventive" n'existe pas en droit français depuis 1975, remplacée par la "détention provisoire", et de même qu'un "PV d'audience" est un objet juridique non identifié que les auteurs confondent avec un procès-verbal d'audition. Philippe Labarde n'est pas rentré au Monde comme "garçon de course", mais, le 15 janvier 1968, comme rédacteur au service financier après avoir quitté sa place de commis chez un agent de change, il n'est pas l'inventeur de la nouvelle formule du Monde de 1995 que nous devons, pour l'essentiel, à Jean-François Fogel et à Nathalie Baylaucq, Laurent Greilsamer n'était ni un proche ni un soutien de Jean-Marie Colombani avant son élection à la direction du Monde, tout comme Pierre Georges et Jean-Yves Lhomeau ne sauraient être qualifiés d'"hommes de confiance de Bruno Frappat" alors même qu'il avaient rejoint Libération quand ce dernier fut directeur de la rédaction, Georges Marion n'a jamais travaillé au Matin de Paris, Edwy Plenel n'a jamais accompagné Henri Weber en Algérie, il n'a pas connu sa future compagne en 1974 mais en 1972, son beau-père ne saurait mourir en 1980 (page 65) puis être toujours vivant au milieu des années 1980 (page 77), la vérité étant qu'il est décédé il y a peu, en 2002, les auteurs confondant avec le suicide de sa belle-sœur, mais en continuant à se tromper de date : c'était durant l'été 1982 et, loin d'être consécutive à ce drame, son embauche au Monde remontait à plus de deux ans, embauche qui ne fut pas le fait de Bruno Frappat ni de Jean-Maurice Mercier (et non pas, comme il est écrit, Maurice Mercier), mais de Pierre Trey, alors chef du service Société de ce journal, et qui eut lieu en mai 1980, ce qui rend impossible la présence de l'intéressé au Monde en 1979, comme on peut bizarrement le lire page 163. C'était une époque où, sous la direction de Jacques Fauvet, Le Monde embauchait de jeunes journalistes contrairement à l'affirmation contraire des auteurs (page 204) : de 1969 à 1982, 65 journalistes ont été recrutés, dont 58 avaient moins de 35 ans. Seule rédaction française dont les journalistes actionnaires possèdent au sein du capital une minorité de blocage et un droit de veto sur l'élection du président du directoire, la rédaction du Monde ne savait pas qu'elle était entrée (page 164) dans "un régime prédémocratique, voisin de celui qui est en vigueur dans nombre de semi-dictatures". De même, elle ne savait pas qu'elle était aujourd'hui, sous Jean-Marie Colombani, plus dépendante de la publicité qu'hier, sous le règne du fondateur, Hubert Beuve-Méry, pour la simple raison que la vérité est inverse : de 1964 à 1976, les recettes publicitaires dépassent 50 % du total du chiffre d'affaires du Monde (les maxima étant atteints en 1969 - 58 % - et 1970 - 59 %), alors que l'étiage moyen ces dernières années est autour de 30 %. Elle a été aussi étonnée d'apprendre que, désormais, "les neuf dixièmes" du Monde sont réalisés "la veille de sa parution", sachant pertinemment que seules les pages "froides" sont montées la veille et vivant chaque matin la contrainte d'un "bon à tirer" à 10 h 30 concernant plus de la moitié des pages du quotidien. Enfin, son nouveau système éditorial Hermès-Unisys (et non Unisis comme l'écrivent les auteurs) n'a pas été importé du quotidien espagnol El Pais, mais est l'outil de grand nombre de quotidiens régionaux et européens et, loin de donner au seul directeur de la rédaction "la position d'un Big Brother", seul à disposer "en permanence d'une vision du journal aussi complète", il lui offre la même visibilité qu'à 150 autres utilisateurs, la rédaction ayant par ailleurs accès en lecture simple à l'ensemble du déroulé du journal et de ses suppléments. Cette énumération en désordre n'est qu'un aperçu des mille et une erreurs, approximations et inventions dont est tissé le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, édité par Claude Durand. Elle illustre un entêtement dans l'inexactitude que tout lecteur informé, et notamment un journaliste professionnel, peut de lui-même constater, notamment quand les auteurs prétendent prouver et accuser. S'agissant de l'affaire Greenpeace de 1985, à propos de laquelle ils accusent Edwy Plenel d'avoir inventé une "troisième équipe" de nageurs de combat français qui, écrivent-ils, "aurait pu couler" le bateau de l'organisation écologiste, comment faire semblant d'ignorer que les révélations précises du Monde ont depuis été amplement confirmées et validées par les protagonistes, notamment Alain Mafart et Dominique Prieur dans des livres écrits avec des journalistes, dont l'un appartient à la rédaction de L'Express, qui plus est publié aux éditions Fayard, dirigées par Claude Durand ? S'agissant du traitement par Le Monde d'une plainte contre Hervé Le Bras, les auteurs mettent à nouveau en cause l'intégrité du directeur de la rédaction alors que tous les journalistes du service concerné, de même que les collègues et l'avocat du démographe savent pertinemment qu'Edwy Plenel était alors en vacances et qu'à son retour, il a critiqué, en conférence de rédaction, la façon dont cette information avait été mise en scène. Le même manque de scrupule se retrouve quand les auteurs mettent en cause la déontologie d'Hervé Gattegno en affirmant qu'il aurait fait pression sur le juge Eric Halphen, alors que leur éditeur sait pertinemment qu'il a été assigné en diffamation par le journaliste, le 17 janvier, pour avoir publié la même insinuation sous la plume du juge Gilbert Thiel. Non seulement cette imputation est mensongère mais, comme le dit le juge Halphen lui-même dans un livre récent (Sophie Coignard, Le Rapport Omerta 2003, Albin Michel), cet épisode concerne en fait un journaliste... de L'Express. Dans le même registre, comment les auteurs ont-ils pu reprendre, sans précaution ni distance aucunes, les tardives diffamations de Pierre Botton à l'encontre de Jean-Marie Colombani alors même qu'elles font l'objet d'une assignation, délivrée le 17 avril 2002 ? Comment ont-ils pu, sans renier toute indépendance professionnelle et tout esprit critique, épouser à l'excès la ligne de défense des principaux mis en examen dans l'affaire des écoutes de l'Elysée qui, dès lors qu'ils ne pouvaient plus s'abriter derrière le secret défense, ont inventé pour se défendre la fable d'une mise sur écoute d'Edwy Plenel exigée par ses liens supposés avec la CIA alors même que tout le dossier d'instruction de cette affaire, tout comme les écoutes elles-mêmes, témoigne des vraies raisons de cette persécution : son travail de journaliste pour Le Monde ? Des biographies des pères de Jean-Marie Colombani et d'Edwy Plenel aux relations amicales de ce dernier avec le syndicaliste policier Bernard Deleplace, Le Mondepeut faire litière de toutes les insinuations calomnieuses que contient cet ouvrage. Mais, aussi détestables soient-elles, ce ne sont peut-être pas les pires. Les plus graves, humainement, se retrouvent sans doute dans le chapitre sur la Corse qui, à propos d'une île où l'on tue parfois pour des rumeurs, met en cause l'écrivain Gabriel-Xavier Culioli dans son honneur d'insulaire ayant le tort d'avoir été trotskiste dans sa jeunesse. Les plus pernicieuses, économiquement, se lisent à propos de l'entreprise qui a pour marque Le Monde, fédérant plusieurs publications indépendantes et s'appuyant sur diverses participations : écrire, sur la foi du seul diagnostic anonyme d'un charlatan de la presse, que Le Monde serait "un Enron à la française", est un acte irresponsable. C'est évidemment faux, et les membres de notre conseil de surveillance en témoignent. Mais que cela soit écrit et publié, puis répété, sans aucune des exigences élémentaires du métier d'informer, est sans doute la plus désolante des leçons d'une affaire qui n'a pas fini de nous instruire sur l'état des médias en général et de notre profession en particulier. Une mise au point sur les "droits uniques" de la Société des rédacteurs sera publiée dans notre édition du 8 mars. Un faux procès sur le gratuit "20 Minutes"
Le Monde est tout à la fois éditeur et imprimeur. Sous sa bannière et autour du quotidien, il fédère diverses filiales indépendantes, à la fois dans leurs logiques éditoriales et économiques. C'est ainsi qu'autour du Monde diplomatique, le groupe Le Monde a agrégé, pour défendre le pluralisme de la presse, les titres Politis et Témoignage chrétien, qui étaient menacés. De même, propriétaire d'une imprimerie à Ivry-sur-Seine, le groupe Le Monde se préoccupe de sa rentabilité, que la seule impression du Monde quotidien ne saurait assurer. C'est dans ce cadre qu'il a signé des contrats d'impression avec des clients, parmi lesquels prochainement Les Echos, dont la ligne éditoriale n'est pas assimilable à celle du Monde. C'est dans le même esprit qu'il imprime, un soir par semaine, le quotidien gratuit 20 Minutes, propriété d'un groupe de presse norvégien. Son imprimerie remplit ce contrat en toute indépendance, alors même que la rédaction du Monde, dans un éditorial, s'est inquiétée des conséquences d'une gratuité de la presse pour la profession de journaliste. En d'autres termes, la position éditoriale de notre collectivité de journalistes contredit les intérêts économiques de notre filiale d'impression. |
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