• LE MONDE | 01.03.03 | 14h09 par Robert
Solé Face-à-face Beaucoup de courrier ? Oui, bien sûr, et de toutes sortes : des messages de soutien, très nombreux, des conseils, des commentaires ironiques ou attristés, des questions... Depuis quelques jours, le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, La Face cachée du "Monde", a même pris le pas sur l'Irak, c'est tout dire. "Parce que "Le Monde" m'est devenu aussi indispensable que l'air que je respire, écrit Anne Bourgeois (courriel), je veux lui assurer tout mon soutien dans cette mauvaise querelle." Michel Bailly, de Savigny-sur-Orge (Essonne) : "J'ai l'honneur de vous annoncer que "la face cachée du "Monde" ne m'intéresse nullement, que les faits rapportés par MM. Péan et Cohen soient avérés ou non. Seule m'importe sa face visible." Jean-François Funck, internaute belge : "Je ne connais pas "la face cachée du "Monde" et j'ignore s'il y en a une. Je voulais simplement vous dire que depuis plus de vingt ans je lis votre journal avec le même bonheur. Continuez. Sans vous préoccuper des bourrasques passagères." Marc Ambrogelly, de Villeurbanne (Rhône), lui, a eu une bonne inspiration : "Tiens..., ça me donne envie de m'abonner, moi, ma mère, ma sœur, ma fille, bref, je vais offrir des abonnements au "Monde" à tour de bras..., bien fait pour Péan et Cohen." Un abonné de 65 ans, Michel Sébastien, demeurant à Saint-Jean-du-Falga (Ariège) et qui déclare lire Le Monde depuis un demi-siècle, nous invite à prendre cette affaire "avec la désinvolture, l'humour et le sourire qui conviennent". Voici son message : "A côté des malheurs du temps, tout cela est insignifiant. Comme on dit en termes sportifs, allez-y, les petits, continuez." Sa lettre est accompagnée d'un chèque de 10 euros "pour que les trois larrons [j'imagine qu'il s'agit de Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc] puissent se payer un verre – ils le valent bien !" J'ai naturellement renvoyé le chèque à M. Sébastien – ce n'est peut-être pas le moment pour le médiateur d'aller en prison – en le remerciant pour son clin d'œil affectueux. Mais je doute que son appel à la désinvolture soit entendu. Si le climat est paisible au Monde, cette affaire n'amuse personne. Le conseil de la Société des rédacteurs a déclaré solennellement que "c'est l'ensemble de la collectivité du "Monde", ses rédacteurs, ses cadres, ses employés, ses ouvriers, qui est livrée à l'opprobre, à la vindicte de l'opinion, de ses lecteurs, de ses actionnaires et de ses alliés" (Le Monde du 28 février). Son communiqué correspond bien aux interventions très consensuelles faites au cours de cette assemblée. Je constate cependant un sous-titre abusif ("Les deux cents rédacteurs réunis mercredi 26 février en comité de rédaction ont réfuté les graves accusations..."), car de telles rencontres ne comprennent aucun vote et tous les présents n'avaient pas encore lu la totalité du livre. La rédaction est suffisamment unie pour ne pas vouloir apparaître uniforme, comme le lui reprochent ses détracteurs. J'en profite pour rappeler que le médiateur est extérieur à la rédaction, qu'il jouit d'une entière liberté et n'a jamais eu à se plaindre d'une quelconque censure. Après la publication des bonnes feuilles de L'Express, le journal s'est contenté de dire en quelques lignes qu'une "campagne" était lancée contre Le Monde et que celui-ci répondrait après avoir pu se procurer le livre. Plusieurs lecteurs ont alors protesté. "N'avez-vous pas le sentiment d'exagérer le trait quand vous parlez de "campagne". N'est-ce pas (un peu) parano ?", demandait par exemple Jean-Philippe Bocquillon (courriel). Je pense en effet que le mot "campagne" était malvenu. Le Monde, victime de son succès, de sa puissance et parfois de son arrogance, subit une addition de rancœurs, d'agacements, de jalousies, d'amours déçus et parfois de haines, mais, sauf preuve du contraire, il n'y a pas de "campagne"... Pour répondre au livre, la direction du journal a choisi la stratégie suivante : – dénoncer le "procès idéologique" fait aux trois dirigeants du Monde et mettre en lumière le caractère grotesque de certaines accusations ; – souligner qu'au-delà de leurs personnes, c'est le journal qu'on cherche à déstabiliser ; – ne pas accepter d'interviews ou de débats sur les ondes ; – s'assurer avant tout de la solidarité des différentes catégories de personnels de l'entreprise ; – engager des poursuites judiciaires. Dans son compte rendu du livre, Edwy Plenel a donc analysé "le procès idéologique", dénoncé les "erreurs, mensonges, diffamations et calomnies" de "ce roman d'espionnage", mais n'a volontairement pas répondu aux accusations. Sauf sur deux points : les comptes et la diffusion, qui ont fait l'objet d'articles et de schémas. Nombre de lecteurs n'ont pas compris cette retenue. "Pour sa réplique, écrit Edouard Salathé (courriel), Edwy Plenel a choisi une ironie discrète, glacée et acérée du meilleur effet. L'indignation passe formidablement bien. Cependant, une fois finie la lecture des deux pages, de l'éditorial et de la chronique de Pierre Georges, on se dit que sur le fond, hormis la question des finances, vous ne répondez à rien." Un autre internaute, Dieudonné Kuoh, âgé de 30 ans : "J'éprouve un certain malaise à cet énième usage par le journal de la rhétorique du complot et des "procédés d'extrême droite des années 1930", surtout quand je me souviens des louanges que le journal adressait autrefois à Péan lorsque celui-ci s'intéressait plutôt à François Mitterrand ou à TF1." Un abonné parisien, Julien Roger, est encore plus précis : "Vous avez répondu sur les attaques personnelles à propos des pères de Plenel et Colombani, et vous avez mille fois raison. En revanche, rien sur le fond : rien sur Deleplace, rien sur le Rainbow-Warrior, rien sur le faux scoop de Panama (...), rien sur le journalisme de dénonciation, rien sur l'abus de pouvoir, rien sur Balladur, rien sur Messier, rien sur Jospin, rien sur les démêlés fiscaux de Colombani, rien sur 20 Minutes, etc. Répondez sur le fond, sinon vous perdrez beaucoup de lecteurs et d'abonnés." Ce livre est redoutable. Il nourrit des soupçons en tout genre et porte sur cent questions différentes, souvent entremêlées ou indémontrables. Jamais, dans son histoire, Le Monde n'a été mis en cause de manière aussi globale. Sous les directions d'Hubert Beuve-Méry puis de Jacques Fauvet, il a connu des attaques très violentes, mais qui se concentraient chaque fois sur un aspect particulier. Rien de commun avec le procès d'aujourd'hui. Après avoir fait front, ce qui est sain et normal, la rédaction va devoir tirer les enseignements de cette tempête. L'énorme retentissement du réquisitoire de Péan et Cohen – qui est aussi un hommage indirect au Monde – l'incitera à s'interroger davantage sur ses pratiques et sur le strict respect des règles qu'elle s'est fixées. De toute manière, la meilleure réponse du journal réside dans la qualité de sa production quotidienne : la face visible du Monde... |
Droits de reproduction
et de diffusion
réservés © Le Monde 2003 Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions. Politique de confidentialité du site. Besoin d'aide ? faq.lemonde.fr |