ANALYSE
Hollywood, éternel protagoniste de la nation
américaine
LE MONDE | 24.03.03 | 13h13
La guerre en Irak, un nouvel épisode de l'histoire
politique des studios de cinéma.
L'attitude d'Hollywood face à la guerre en Irak est un nouvel épisode de l'histoire des relations entre les grands engagements politico-militaires des Etats-Unis et les choix de son industrie du spectacle. Contrairement à ce qui se passe dans n'importe quel pays du monde où l'on peut s'interroger sur la manière dont le cinéma a montré son histoire, aux Etats-Unis le cinéma n'a pas seulement accompagné et plus ou moins fidèlement reflété la construction du pays, puis de l'empire, il a directement contribué à son édification. Cette symbiose, unique, entre la mise en place de la grande puissance des temps modernes et l'élaboration du système de narration et de représentation voué à devenir dominant durant la même période est soulignée de manière presque caricaturale par le fait que le film fondateur du cinéma américain s'intitule Naissance d'une nation (de David Griffith, en 1915). Depuis, Hollywood a incarné ce versant – légendaire, mais ô combien efficient – de l'histoire américaine. Jusqu'à la seconde guerre mondiale incluse, identifiant dans un effet de miroir la politique des Etats-Unis et les fictions produites dans les studios, Hollywood a anticipé l'entrée en guerre contre les forces de l'Axe et l'a appuyée de son mieux. Ses plus grands réalisateurs (Capra, Ford, Huston, Wyler) et ses plus grandes vedettes participent à l'effort de guerre. Après Pearl Harbor, pour tout Américain le combat national était aussi celui du Bien, en parfaite conformité avec l'idéologie développée par le cinéma hollywoodien. La première grande cassure se produit dans l'immédiat après-guerre, avec le maccarthysme, réponse hystérique et démagogique aux débuts de la guerre froide. Face à la grande figure historique du cinéma hollywoodien qu'est Cecil B. De Mille, avocat de cet embrigadement anticommuniste, le camp progressiste, emmené par Joseph Mankiewicz, trouvera à ses côtés celui qui incarne sans doute le mieux, dans sa personne comme dans ses films, l'image que l'Amérique entend donner d'elle-même : John Ford. Le 22 octobre 1950, son intervention permet, pour plus d'une décennie, le retour à l'ordre : capable de critiquer les dysfonctionnements de la société américaine, le cinéma d'Hollywood n'émettra pas la moindre réserve explicite sur l'engagement en Corée ni sur les autres modalités d'une politique conquérante à l'étranger. LE WESTERN MOINS MANICHÉEN Œuvre d'un outsider de génie, le premier véritable film de rupture avec un substrat de confiance dans les grands principes qui ont fondé l'Amérique est sans doute Docteur Folamour, réalisé par Stanley Kubrick en 1964, au moment où les Etats-Unis ont commencé à s'engager dans le conflit vietnamien. L'évolution moins manichéenne du western vers une remise en question du bon droit des colons fondateurs à commettre un génocide à l'encontre des Indiens avait entrouvert la voie. Un "âge d'or", dans la relation de l'Amérique à sa propre histoire, se termine. De rares films, ensuite, seront à leur tour capables non pas de critiquer le pays au nom de ses dévoiements (Hollywood l'a toujours fait, jusque dans la radicalité brouillonne d'un Oliver Stone), mais de mettre en doute ses principes fondateurs eux-mêmes, dans le cadre de mises en scène dépourvues non seulement de happy end, mais d'horizon salvateur – les plus grands : Kubrick, Scorsese, Coppola, Eastwood, y inscrivent leur véritable différence avec les scénaristes et réalisateurs "libéraux". La guerre du Vietnam sera la cause d'une réelle fracture, bien au-delà des opinions personnelles des uns et des autres : elle constitue le moment où une part importante d'Hollywood, c'est-à-dire de la grande industrie de production idéologique américaine, rompt avec la politique officielle du pays en situation de guerre. La réalisation en 1968 des Bérets verts par le vétéran (du cinéma et du patriotisme) John Wayne fait à cet égard figure de chant du cygne. Il faudra néanmoins attendre la fin de la guerre pour que soient tournées les grandes fictions sur le sujet (Apocalypse Now, Voyage au bout de l'enfer, Retour, Les Guerriers de l'enfer). Ce décalage dans le temps est significatif. De la relative lenteur du cinéma, mais aussi de sa dépendance à un état de la collectivité – c'est-à-dire également du marché. Faire des films prend du temps et coûte cher, faire des films hollywoodiens prend beaucoup de temps et coûte très cher. Avec les années Reagan et Rambo est venu le temps de la revanche. Et si une majorité de gens de cinéma cultivent toujours un penchant pour le Parti démocrate, l'intrication très poussée des financiers et des techniciens avec le Pentagone a tissé de tout autres liens, matériels et idéologiques. De Top Gun au Faucon noir, les majors ont recommencé à ressembler à des bureaux d'enrôlement. Ces rapprochements, qui se mesurent en centaines de millions de dollars, font contrepoids à des engagements publics d'acteurs et de réalisateurs contre la guerre. Leur sincérité n'est pas en cause, mais leurs modalités d'action restent déterminées par l'univers auquel ils appartiennent. Reste ce paradoxe – réjouissant – de la mondialisation : l'économie d'Hollywood dépend aujourd'hui des marchés du monde entier. Si l'hostilité à l'égard des Etats-Unis devait perdurer à l'échelle planétaire, le système hollywoodien ne pourra peut-être pas camper indéfiniment sur des positions patriotiques. Jean-Michel Frodon • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
25.03.03 |
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