• LE MONDE | 06.03.03 |
12h47 • MIS A JOUR LE 06.03.03 | 12h50 A nos lecteurs, par Jean-Marie Colombani Il fut une époque, sinistre, où Blum était "un homme à fusiller dans le dos". La nôtre, par le biais d'un invraisemblable déferlement de haine, relayé jusqu'à plus soif, a fait feu sur Le Monde. Avec une arme : la calomnie. Imagine-t-on, par le biais d'un livre venimeux, charriant pêle-mêle le ressentiment et la dévotion déçue, déstabiliser une communauté de travail qui compte plusieurs milliers de salariés? Non bien sûr. Aussi ma première préoccupation, dès la sortie du livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, fut-elle d'aller d'abord à la rencontre des ouvriers, des employés, des cadres et des journalistes du Monde, puis des personnels du groupe des journaux du Midi libre, afin d'écouter, de répondre aux inquiétudes suscitées par l'agression que nous subissons, et aux questions nées d'un brûlot construit à coups d'insinuations et d'injures, de diffamations et de folles accusations. Oui, le journal, toute la famille du Monde s'est sentie blessée, injuriée, rabaissée. Nous avions d'abord besoin de réaffirmer notre cohésion, d'opposer notre réalité et notre force collective à cette évidente volonté de séparer une direction de celles et ceux qui l'honorent de leur confiance. Mais, au-delà, la bonne foi, notre bonne foi, suffit-elle face à tant de mauvaise foi, aux arguments biaisés, au poison distillé à chaque page ? On peut légitimement en douter lorsque l'on sait qu'un ouvrage, mettant en doute l'attentat terroriste qui a visé le Pentagone le 11 septembre 2001, a pu se vendre à des centaines de milliers d'exemplaires. Nous savons que le propre de la calomnie n'est pas d'exiger des explications. Son ambition est de salir, de détruire. Chaque réponse, dans ce jeu confusionnel et pervers, entraîne alors une nouvelle question. C'est ce triste scénario qui se déroule, illustré par ceux qui ont choisi de donner la main à nos assaillants. La justice tranchera. Notre devoir cependant est de revenir devant notre seul juge, celui pour lequel une collectivité se dévoue sans compter, à savoir nos lectrices et nos lecteurs, qui nous ont tant de fois manifesté leur confiance et leur solidarité. Et qui sont toujours plus nombreux. En leur donnant non pas une réponse, mais les éléments d'information indispensables tant sur la marche réelle de l'entreprise Monde que sur la couverture de l'actualité qu'il a assurée au fil des dernières années, pour répondre à celles et ceux qui ont pu être troublés par tant de boue déversée sur notre journal. Notre attachement, notre respect du débat public n'est pas en cause. Nous en sommes un des instruments. Nous serions mal venus de le récuser lorsqu'il surgit contre nous. Le débat, oui ; la calomnie, non ! Or, plus largement, celle-ci interpelle sur l'état de notre société. La presse y est-elle si prospère ? Les quotidiens de qualité si nombreux que l'on puisse se permettre de tenter d'abattre l'un des principaux ? Lorsque l'orage s'abat sur une forêt, c'est l'arbre le plus grand qui est touché par la foudre. S'il vient à s'enflammer, c'est toute la forêt qui brûlera. La France fait déjà figure de triste exception en Europe où tous nos voisins peuvent s'enorgueillir de quotidiens prospères, adossés à des lectorats bien plus importants. Quelle fièvre inspire nos détracteurs ? Aspirent-ils à davantage de liberté, ou au contraire à une cécité démocratique inquiétante ? La critique légitime, ou bien l'antienne post-moderne du "tous pourris" qui inspire une part non négligeable de notre société ? Le Monde, contrairement à une idée reçue, n'est pas une institution. Nous ne sommes ni l'Académie française, ni l'université de la Sorbonne, ni le porte-avions Charles-de-Gaulle, riches de la richesse de la nation. Nous sommes une entreprise, vivant dans un environnement économique difficile, comme toutes les entreprises de presse. Nous sommes aussi une entreprise fragile, parce qu'indépendante. Alors qui est attaqué ? L'entreprise de presse éditorialement la plus libre, économiquement la plus transparente. Mais aussi une entreprise forte de son identité sociale, de la place décisive qu'y occupent nos personnels dans la définition de sa stratégie comme dans le contrôle de l'application de celle-ci par ses dirigeants, du respect dû à ses organisations syndicales. C'est aussi un journal qui se bat, avec d'autres, avec une organisation syndicale, pour le maintien du système coopératif de distribution de la presse, né de la Libération, qui en garantit le pluralisme, et que certains veulent abattre. Mais par-dessus tout, leur éditeur, Claude Durand, l'énonce clairement dans l'hebdomadaire Le Point : il s'agit de "donner un coup d'arrêt au pouvoir que s'arrogent les journalistes et à la constitution d'un groupe de presse d'opinion expansionniste". Tout est dit en effet sur les buts de guerre de ceux qui attaquent Le Monde. Un coup d'arrêt ? Nos lecteurs le savent : le journal n'a jamais été, ne deviendra pas le journal de la raison d'Etat. Il continuera d'obéir à sa propre logique, celle de l'information. Plus rigoureuse ? Bien sûr. Mais aussi plus juste, plus attentive aux personnes, car nous devons nous garder d'infliger à d'autres les méthodes qui nous sont infligées aujourd'hui. Un groupe ? Nous y sommes, nous le construisons. Il est par avance réputé "dangereux", plus dangereux que ceux qui existent, alors que libre de toute influence, il n'a à vous offrir que l'exigence, le professionnalisme, l'intelligence de ses journalistes, la qualité et le force de leur plume. Que craignent donc ceux qui voudraient nous faire rentrer dans le rang ? A nos lectrices et à nos lecteurs, qui savent que nous n'obéissons à aucun autre commandement que celui que nous impose la qualité de l'information que nous leur devons, à toutes celles et ceux qui savent que nous avons construit et que nous faisons vivre, pour protéger l'indépendance de nos journalistes, un système qui nous est propre, un système qui est précisément hors système, à l'abri des pressions, prenant exemple - puisque nous sommes dénoncés comme "xénophiles" - sur un peuple voisin et ami, je peux vous assurer que "nous maintiendrons". |
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