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• LE MONDE | 01.03.03 | 16h38


Peut-on rêver sans Freud ?
Les songes pourraient naître du réveil. Cette approche récente de la neurobiologie ne contredit pas la psychanalyse.

En 1899 paraissait L'Interprétation des rêves (Die Traumdeutung), que les éditions des PUF viennent de publier dans une nouvelle traduction ("Le Monde des livres" du 7 février). Par ce texte, Sigmund Freud fondait la psychanalyse, ouvrant la "voie royale qui mène à la connaissance de l'inconscient". Un siècle plus tard, l'interprétation des rêves reste l'un des piliers de la pratique analytique. Et elle pourrait bien, au vu des résultats les plus récents des neurosciences, trouver, enfin, ses fondements biologiques.

Qu'est-ce qu'un rêve ? Une suite d'événements décousus et bizarres, que les mots, souvent, décrivent mal... Pour Freud, toutefois, il ne s'agit là que de la surface des choses. Quelles que soient ses apparentes absurdités, le rêve répond à une logique stricte, mais déguisée. Pour débusquer le sens caché derrière les symboles, il faut donc s'atteler à son interprétation, qui repose sur quelques grands principes : le rêve est la réalisation (ou son échec) d'un désir refoulé, qui trouve ses racines dans la vie infantile ; son "matériau" est fourni par des "restes diurnes", souvenirs récents de la vie quotidienne ; le travail du rêve transforme ce matériau par des processus de codage qui permettent aux "pensées latentes" de franchir la barrière de la censure. Il appartiendra au rêveur réveillé de pratiquer, avec l'aide de l'analyste, les associations d'idées les plus libres possibles afin de remonter à leur source.

Freud avait du génie, et la méthode, dans ses grandes lignes, a tenu la route. Non sans avoir évolué, dans sa théorie comme dans sa pratique. "L'interprétation du rêve a cessé d'être la voie royale au profit de la situation analytique elle-même - autrement dit du transfert. Mais le récit de rêve reste un témoin, une sorte de manomètre de l'état du fonctionnement psychique du patient, et de la situation analytique elle-même", résume le psychanalyste Jean-Luc Donnet. Mais, dans le même temps, les neurosciences ont enregistré de fabuleuses avancées. Et les mécanismes qu'elles proposent pour expliquer l'activité onirique n'ont pas toujours fait bon ménage avec ceux établis par le père de la psychanalyse.

"Comment comprendre les rêves sans Freud", titrait ainsi récemment le mensuel Sciences et Avenir (octobre 2002), avant de présenter les travaux de la neurobiologiste Sophie Schwartz (Institut des neurosciences cognitives de l'University College de Londres). Proposant une approche "neuroscientifique", celle-ci - avec d'autres - suggère que le rêve est la conséquence directe des altérations du fonctionnement cérébral pendant le sommeil. De ces dernières proviendraient les étranges distorsions du réel rapportées du pays des songes - identité connue mais visage étranger, échelle d'objets aberrante, mélange d'images en couleurs et en noir et blanc, etc.

CONTRÔLES ABSENTS

 Cette hypothèse permet d'expliquer pourquoi j'ai rêvé d'un chien gigantesque, mais elle ne dit rien des raisons pour lesquelles j'ai rêvé d'un chien ! pourraient à juste titre rétorquer les disciples de Freud. Mais alors, les deux démarches seraient-elles condamnées à ne jamais se rencontrer ? A rester inconciliables, plutôt que complémentaires ? La réalité est heureusement plus subtile. Et si le dialogue entre biologistes et psychanalystes ne va pas de soi, il commence toutefois à s'organiser autour de quelques idées fortes, tel le "fonctionnement analogique" du système nerveux central. Un phénomène étudié, entre autres, par Jean-Pol Tassin, neurobiologiste de l'Inserm au Collège de France (Paris), qui lui permet aujourd'hui de proposer une explication de la mécanique des rêves particulièrement prometteuse... et fédératrice.

En période de sommeil, le cortex cérébral fonctionne en l'absence de deux types de contrôle : le contrôle sensoriel externe (ce que voient nos yeux, ce qu'entendent nos oreilles), et le contrôle "neuromodulateur" d'une certaine catégorie de neurones, chargés à l'état de veille de hiérarchiser l'activité des aires cérébrales. Ainsi que l'explique Jean-Pol Tassin, "l'activité du cortex durant le sommeil dépend donc étroitement des mémoires qui se sont constituées au cours des périodes de veille. En d'autres termes, du fonctionnement analogique du système nerveux central".

"Dans le cerveau adulte, il existerait deux modes de stockage des informations : un mode rapide, nommé analogique, où l'information est traitée et enregistrée en quelques centaines de millisecondes sans que l'on en ait conscience, et un mode lent, dit cognitif, où l'information est analysée consciemment avant d'être stockée", précise-t-il. Elaboré par le mathématicien John Hopfield, le modèle du traitement analogique explique le stockage des souvenirs en proposant que l'entrée répétée des mêmes informations donne naissance à des "mémoires" correspondant à des états d'énergie minimale, qui "attirent" à elles des données acquises simultanément. " Ainsi, si je vois un ciré jaune et une antenne de radio à chaque fois que je vais en bateau, la vue d'un ciré ou d'une antenne analogues m'évoquera un bateau."

NEURONES RÉACTIVÉS

Et les rêves, dans tout ça ? Avant d'y revenir, et puisque tout ici prend allure d'énigmes, donnons encore une clé : les phases de sommeil régulières sont entrecoupées de périodes très courtes d'éveil, les "micro-éveils", qui ne durent que quelques secondes et peuvent se répéter une dizaine de fois au cours d'une nuit. Or, et c'est là le point essentiel, l'étude expérimentale chez l'animal a montré que ces micro-éveils étaient associés à la remise en activité immédiate des neurones modulateurs. D'où le modèle élaboré par Jean-Pol Tassin, dont la conclusion laisse quelque peu songeur, mais dont la démonstration se révèle extrêmement séduisante : le rêve naîtrait... du réveil !

"Lorsque nous sommes en situation d'éveil stable, le mode de fonctionnement cognitif de notre cerveau a tout le temps de donner une cohérence à nos actes et à nos pensées. Mais lors du réveil proprement dit, y compris d'un micro-éveil, la réactivation brutale des neurones modulateurs entraîne la mise en forme consciente du contenu des "mémoires" qui viennent d'être activées. Comme cette opération se produit en quelques centaines de millisecondes, la censure qui peut exister à l'état d'éveil n'apparaît plus", explique-t-il. D'où le caractère "bizarre" du rêve.... Lequel, et c'est là l'autre intérêt de ce modèle, n'en a pas moins tout à gagner à être "interprété".

Durant le sommeil, en effet, les "mémoires" de notre cerveau ne seraient pas activées de manière aléatoire. "Celles qui ont le plus de chances d'être activées sont celles qui possèdent la plus grande stabilité. Autrement dit, celles qui ont eu le plus d'importance, qui ont été chargées des émotions les plus intenses, que ce soit au cours des premières périodes de la vie ou, au contraire, dans les jours qui ont précédé le rêve", souligne le neurobiologiste, qui travaille en collaboration régulière avec des psychiatres et des psychanalystes. Si cette voie de recherche tient ses promesses, Freud ne se sera donc pas trompé : en évitant au cerveau de se réveiller tout à fait, le rêve est bien "le gardien du sommeil".

Catherine Vincent


Agenda

8 mars, Rouen : "traumatisme et filiation", colloque de l'association Prisme et du laboratoire de psychologie clinique de l'université de Rouen. Tél. : 02-31-52-52-03 ; fax : 02-31-52-52-01.

10 mars, Paris : "Bien traiter les personnes âgées", colloque de la Fédération nationale des associations des directeurs d'établissements et services pour personnes âgées (Fnadepa). Tél. : 04-91-14-00-40 ; fax : 04-91-14-00-41 ; courriel : fnadepa@wanadoo.fr.

14 mars, Paris : "Figures du père à l'adolescence", colloque de la revue Enfances & PSY. Tél./fax : 01-45-66-82-87 ; courriel : bloustal@wanadoo.fr.

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 02.03.03

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