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• LE MONDE | 15.03.03 | 14h25

Le médiateur

chronique du médiateur
Paroles de lecteurs

ET nos lecteurs ? Que disent-ils ? Que pensent-ils de tout cela ? Dans les couloirs du Monde, la question est posée avec insistance, et il faut s'en réjouir. Les réticences habituelles à l'égard du courrier ("Seuls les vieux râleurs écrivent") ne sont plus de mise. La polémique soulevée par le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen suscite une préoccupation normale et légitime.

On ne le dira jamais assez : à défaut d'être une photographie exacte du lectorat – un échantillon représentatif, comme disent les sondeurs d'opinion –, le courrier des lecteurs est toujours significatif, pour peu qu'on sache le lire et l'analyser. Certes, il n'est pas "naturel" d'écrire à un journal. Beaucoup ne l'ont jamais fait et ne le feront sans doute jamais. Raison de plus pour attacher de l'importance à ceux qui éprouvent le besoin de se manifester, souvent pour la première fois, et peut-être la dernière.

Quelques centaines de textes nous sont parvenus depuis trois semaines. Il serait ridicule de vouloir comptabiliser les "pour" et les "contre". Une bonne partie de ce courrier est inclassable, et c'est d'ailleurs tout son intérêt. Lire Le Monde chaque jour, y être fortement attaché, ne signifie pas l'approuver à cent pour cent ni lui accorder un chèque en blanc. Ce n'est pas non plus l'idéaliser, le prendre pour un journal parfait, désincarné, séraphique.

Ecoutons, par exemple, Jacques Castéran, de Villeneuve-lès-Avignon (Gard) : "Lecteur drogué du Monde, ne partageant pas en gros vos idées, je vous écris pour la première fois. Je ne lirai pas "le livre", ni d'ailleurs le détail de votre défense, car je ne vous juge que sur vos écrits. Cela me suffit pour continuer à acheter ce journal et y lire ce qui m'intéresse, en y prenant plaisir deux ou trois heures par jour. Merci. Continuez."

La plupart des lecteurs qui apportent spontanément leur soutien au journal refusent d'ouvrir le Péan-Cohen. Le Mondeest un compagnon qu'ils ont choisi, qui fait partie de leur vie, et ils se sentent eux-mêmes atteints si l'on en dit du mal. "Ce livre attaque de façon virulente ma lecture quotidienne, affirme Jean-Yves Scolari (courriel). Je vous écris pour manifester ma solidarité absolue envers mon journal et son équipe. Je lis Le Monde avec assiduité et passion depuis l'âge de 14 ans (je viens de fêter mes 40 ans). J'y suis viscéralement attaché car il a largement contribué à ma formation intellectuelle et, j'ose l'écrire, à mon éducation. Il m'apporte une formidable ouverture sur le monde. C'est aussi, de façon irremplaçable, n'en déplaise à ses détracteurs, le lieu d'expression de points de vue différents et même contradictoires."

D'autres n'ont pas lu et ne liront pas l'ouvrage... pour une tout autre raison. "Je ne l'achèterai pas, explique Alain Martin, de La Gaude (Alpes-Maritimes), parce que je n'en ai pas besoin pour être critique. Des gens comme moi en ont gros sur la patate depuis trop longtemps. Le journal ferait bien de s'en assurer en se pliant à une vraie enquête indépendante auprès de ses clients. Pour ma part, je lui reproche la régression de l'analyse, le parti pris, le manque d'objectivité, l'investigation malsaine, les relations douteuses, les dérives du pouvoir..."

MAIS des lecteurs du Monde n'ont évidemment pas résisté à la tentation de se plonger dans le livre en question. Certains avouent leur trouble. "Je mets enfin des mots sur le malaise que je ressens depuis plusieurs années", constate Marie Simon (courriel). "Je suis perplexe, écrit pour sa part Jean-Paul Chouard (courriel). J'ai lu jusqu'au bout cet essai et je n'ai pas ressenti le caractère injurieux et pamphlétaire que vous dénoncez. J'ai été complètement abusé par vos articles."

Les lecteurs du Mondesont les premiers concernés par cette tempête. Ils avaient le droit d'en être informés de la manière la plus claire, la plus précise et la plus complète possible. Cela n'a pas été le cas. Si le journal leur a longuement exposé son analyse du livre, puis ses réponses à des accusations, il en est resté là. Lui qui sait si bien mettre en scène un événement (extraits de textes, revue de presse, points de vue contradictoires, reportages, analyses...), il s'est quasiment contenté d'une information officielle et de communiqués à décrypter.

Un lecteur qui n'aurait lu que Le Monde ignorerait que le Péan-Cohen est un énorme succès de librairie. Il ne saurait rien de la réplique des auteurs et de l'éditeur, des protestations publiées par les directeurs d'autres journaux, et pas grand-chose des réflexions que cette affaire a provoquées au sein du journal. En ne songeant qu'à sa défense, Le Monde a privé ses lecteurs d'un sujet que nul ne pouvait traiter aussi bien que lui, et il a laissé des rumeurs et des échos se propager sur son compte dans d'autres médias.

ON en arrive à des surprises. Qu'est-ce donc que cette charmante souris de Plantu, qui a fait irruption dans la page "Horizons" du 14 mars pour s'écrier "Ça y est ! ! Les journalistes du Monde se parlent !" Ah bon, parce qu'ils ne se parlaient pas ? se demande le lecteur, perplexe. C'est une information, "un scoop", lui apprend la légende, avec un clin d'œil bienvenu. Comment savoir que ce dessin faisait suite à deux autres, publiés sur le site Internet de Plantu avant d'être reproduits dans Libération ?

Le Monde va devoir se réapproprier cette affaire, qui est la sienne. Le 31 mars, cinq jours après la réunion d'un comité d'entreprise extraordinaire demandé par les syndicats, un nouveau comité de rédaction aura lieu. Il s'agira de tirer les premiers enseignements de tout cela. Non pas pour modifier la charte rédactionnelle, que personne ne conteste, mais pour s'interroger sur la manière dont elle est appliquée.

Cette réflexion intéresse au premier chef les lecteurs, comme Jean Quentin, abonné de Rennes, qui nous écrit : "Le livre de Péan et Cohen, que je n'ai pas lu et pas envie de lire, a au moins le mérite sympathique de permettre à toute l'équipe du Monde une joyeuse introspection. S'il peut contribuer à lui donner un supplément d'humilité, une plus grande rigueur sur les dossiers "chauds" et une plus grande écoute des blessures que peuvent engendrer ceux-ci, mon journal sera encore meilleur. C'est une chance !"

par Robert Solé

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 16.03.03

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