Noam Chomsky, professeur au
Massachusetts Institute of Technology, fondateur de la linguistique
moderne et figure de proue de l'engagement politique, est une
« locomotive » du militantisme anti-impérialiste aux
Etats-Unis.
Le 21 mars 2003 est une journée
typiquement « chomskienne », combinant une intense
activité politique et recherches scientifiques. Pourtant Chomsky,
depuis son bureau, accorde un entretien d'une demi-heure à V. K.
Ramachandran sur le déclenchement des hostilités en Irak. Selon
Chomsky, « la doctrine de guerre préventive a été explicitement
exposée dans le rapport sur la stratégie nationale en matière de
sécurité paru en septembre 2002. Ce rapport a fait frémir le monde
entier, y compris l'establishment américain, au sein duquel
l'opposition à la guerre est inhabituellement forte. Le rapport sur
la stratégie nationale de sécurité indique clairement que les
Etats-Unis vont dominer le monde par la force, le seul domaine où
ils règnent en maître absolu. »
VK Ramachandran :
Est-ce que l'agression contre l'Irak est le prolongement de la
politique internationale pratiquée par les Etats Unis ces dernières
années ou correspond-elle un nouveau stade qualitatif ?
Noam Chomsky : Il
s'agit bien d'une nouvelle phase. Pas sans précédent, mais
incontestablement une nouvelle étape.
Il faut être bien conscient qu'il ne
s'agit encore que d'un « tour de chauffe ». L'Irak est
perçu comme une cible facile et totalement sans défense. On suppose,
sans doute à juste titre, que la société irakienne va s'effondrer,
que les troupes américaines vont investir le pays et que les Etats
Unis vont prendre le contrôle et établir des bases militaires et le
régime de leur choix. Ils pourront ensuite passer aux pays suivants,
qui posent plus de difficultés. Les prochains sur la liste pouvant
être la région des Andes, ou l'Iran, ou d'autres encore.
La doctrine de la guerre "préventive"
Ce tour de chauffe est effectué dans le
but d'expérimenter puis d'instaurer ce que les Etats-Unis appellent
une « nouvelle norme » dans les relations
internationales : celle de la « guerre préventive »
(Vous remarquerez que les nouvelles normes sont instaurées
uniquement par les Etats-Unis). Ainsi, par exemple, lorsque l'Inde a
envahi l'est du Pakistan pour mettre un terme à d'épouvantables
massacres, elle n'a pas institué une nouvelle norme de
l'intervention humanitaire, parce qu'elle a le tort de ne pas être
du côté du bien, et qu'en outre, les Etats-Unis s'étaient
vigoureusement opposés à cette action.
La guerre en Irak n'est pas une guerre
de défense anticipée ('pre-emptive') et la différence est
considérable. Une telle guerre a un sens ; pour l'illustrer, si
des avions survolent l'Atlantique avec comme objectif de bombarder
les Etats-Unis, ces derniers ont le droit de les abattre avant même
qu'ils ne larguent leurs bombes et sont autorisés à riposter contre
les bases aériennes d'où proviennent ces bombardiers. La guerre
préemptive est une réponse à une attaque imminente ou en cours.
La doctrine de guerre préventive est
totalement différente ; elle sous-entend que les Etats-Unis et
eux seuls ont le droit d'attaquer n'importe quel pays qu'ils
estiment potentiellement dangereux pour eux.
Si les Etats-Unis déclarent, pour
quelque raison que ce soit, que quelque pays que ce soit peut, à un
moment donné, constituer une menace, alors ils sont en droit de
l'attaquer.
La doctrine de guerre préventive a été
explicitement exposée dans le rapport sur la stratégie nationale en
matière de sécurité paru en septembre 2002. Ce rapport a fait frémir
le monde entier, y compris l'establishment américain, au sein duquel
l'opposition à la guerre est inhabituellement forte.
Le rapport sur la stratégie nationale de
sécurité indique clairement que les Etats-Unis vont dominer le monde
par la force, le seul domaine où ils règnent en maître absolu. En
outre, cette domination s'exercera pour une durée illimitée, car à
l'émergence d'une potentielle menace sur cette position dominante
des Etats-Unis, ils l'élimineront avant même qu'elle ne devienne
réelle.
Comment on crée une nouvelle norme
La guerre en Irak est la première mise
en application de cette doctrine. Si elle est menée à bien suivant
les termes de la nouvelle norme, ce qui sera probablement le cas vu
le peu de moyens dont dispose pour se défendre la cible visée, alors
les juristes internationaux et les intellectuels occidentaux, entre
autres, vont commencer à parler d'une nouvelle norme dans les
affaires internationales. Il est primordial pour un pays qui
souhaite dominer le monde par la force dans un avenir prévisible
d'ériger une telle norme.
Cela n'est pas sans précédent mais reste
extrêmement rare. Je mentionnerai juste l'un de ces précédents, pour
montrer à quel point le spectre est étroit. En 1963, Dean Acheson,
qui était un homme d'état chevronné très respecté ainsi qu'un
vétéran parmi les conseillers de l'administration Kennedy, a fait
une allocution importante devant l'Americana Society of
International Law, dans laquelle il justifiait l'attaque des
Etats-Unis contre Cuba. Le raid opéré par le gouvernement de
l'époque sur Cuba rentrait dans le champ du terrorisme international
à grande échelle et de la guerre économique. Le moment choisi était
judicieux - juste après la crise des missiles, alors que le monde
avait frôlé une guerre nucléaire terminale. Dans son discours,
Acheson affirmait plus ou moins en ces termes qu' « aucune
question de légalité ne se pose lorsque les Etats-Unis répondent aux
contestations de leurs orientations, leur prestige ou leur
autorité ».
C'est également l'un des principes de la
doctrine Bush. Bien qu'Acheson ait été un homme politique important,
sa prise de position n'avait pas été la politique officielle du
gouvernement dans la période d'après guerre. Elle l'est devenue, et
la guerre en Irak en est la première illustration. Cette dernière a
comme objectif de fournir un précédent. De telles
« normes » sont établies quand une puissance occidentale
passe à l'action, pas quand d'autres agissent. Attitude inhérente au
racisme ancré dans la culture occidentale, prenant ses racines si
profondément dans des siècles d'impérialisme qu'il en est
inconscient.
Aussi je pense que cette guerre est une
nouvelle phase importante de la politique internationale, et c'était
d'ailleurs un de ses objectifs.
VK Ramachandran :
Est-ce également une nouvelle phase dans le sens où les Etats-Unis
n'ont pas réussi à convaincre d'autres pays d'y prendre part ?
Noam Chomsky : Ca
n'est pas nouveau. Lors de la guerre du Vietnam, par exemple, les
Etats-Unis n'avaient même pas essayé d'obtenir un soutien
international. Néanmoins, vous avez raison dans ce cas précis, où il
est inhabituel de voir le monde ne pas céder à la pression exercée
par les Etats-Unis qui pour des raisons politiques étaient obligés
de forcer les autres pays à accepter ses conditions. Habituellement,
le monde se soumet.
Échec de la coercition, non de la diplomatie
VK Ramachandran :
S'agit-il alors d'un « échec diplomatique » ou d'une
redéfinition même de la diplomatie ?
Noam Chomsky : Je
ne parlerais même pas de diplomatie. C'est un échec de la
coercition. Vous pouvez le comparer avec la première guerre du
Golfe. Lors de cette guerre, les Etats-Unis ont contraint le Conseil
de Sécurité à adopter leurs orientations, bien qu'une grande partie
du monde s'y soit opposée. L'OTAN a suivi les Etats-Unis, et le seul
pays du Conseil de Sécurité qui ait refusé de se soumettre - le
Yémen - a été immédiatement et lourdement sanctionné.
Dans tout système légal pris au sérieux,
les jugements sous la contrainte n'ont pas de valeur, mais dans les
affaires internationales gérées par le dominant, ces jugements sont
valables - c'est ce qu'on appelle la diplomatie.
Ce qui est remarquable dans la guerre en
cours, c'est le refus d'obéir à la contrainte. Certains pays - la
plupart d'entre eux en fait - ont fermement défendu la position
exprimée par la majorité de leur population.
Le cas le plus remarquable est celui de
la Turquie. La Turquie est un pays exposé aux punitions et
récompenses délivrées par les Etats Unis. Cependant, le nouveau
gouvernement, et ce je pense à la surprise générale, a suivi
l'opinion de 90% de sa population. La Turquie est sévèrement
condamnée pour cette raison, tout comme la France et l'Allemagne
sont sévèrement critiquées parce qu'elles ont adopté la position
d'une majorité écrasante de leurs populations. Les pays couverts
d'éloges aux Etats-Unis, comme l'Espagne et l'Italie, sont ceux dont
les présidents ont accepté de suivre les ordres de Washington bien
que 90% de leur population soit opposée à la guerre.
Ceci aussi, c'est nouveau. Je ne me
souviens pas d'une autre situation où la haine et le mépris pour la
démocratie aient été aussi ouvertement proclamés, pas seulement par
le gouvernement, mais également par des commentateurs libéraux par
exemple. Il existe maintenant une pléiade d'ouvrages tentant
d'expliquer pourquoi la France, l'Allemagne, la soi-disant
« vieille Europe », la Turquie et ceux qui refusent de
céder aux pressions américaines tentent de déstabiliser les
Etats-Unis. Ces donneurs de leçon ne peuvent concevoir que ces pays
agissent de la sorte parce qu'ils croient en une démocratie où les
gouvernements doivent écouter leur population lorsqu'une large
majorité exprime une opinion. C'est du mépris réel pour la
démocratie, comme ce qui est arrivé aux Nations-Unies est une marque
de mépris total du système international. Il y a même aujourd'hui
des appels lancés - entre autres par le Wall Street Journal et des
membres du gouvernement - pour dissoudre les Nations-Unies.
La peur des Etats-Unis de par le Monde
est extraordinaire. Elle est tellement profonde qu'elle fait
maintenant l'objet de débats dans les médias traditionnels. Newsweek
consacre la première de couverture de son prochain numéro à la
question « Pourquoi le monde a-t-il tellement peur des
Etats-Unis ? ». Il y a quelques semaines de cela, le
Washington Post traitait du même thème en couverture.
Bien entendu, c'est le monde qui est en
tort, et certes il y a des choses qui ne vont pas dans le monde et
qu'il nous faut identifier.
Une propagande efficace pour détourner de la
politique intérieure
VK Ramachandran :
L'idée selon laquelle l'Irak représente un quelconque danger réel et
effectif aujourd'hui, est évidemment sans aucun fondement.
Noam Chomsky :
Personne n'accorde la moindre attention à cette accusation, sauf la
population des Etats-Unis, ce qui est évidemment intéressant.
Au cours des derniers mois, et cela est
très visible dans les sondages, la propagande médiatique et
gouvernementale a été extraordinairement efficace. Les sondages
d'opinion internationaux montrent que le soutien à la guerre était
plus élevé aux Etats-Unis que dans d'autres pays. Un résultat
trompeur cependant car en y regardant de plus près on s'aperçoit que
les Etats-Unis se démarquaient du reste du monde sur un autre sujet.
Depuis septembre 2002, les Etats-Unis
sont le seul pays du monde où 60% de la population croit que l'Irak
est une menace imminente - croyance que ne partagent pas d'autres
populations même au Koweït ou en Iran. En outre, environ 50% de la
population des Etats-Unis est persuadé aujourd'hui que l'Irak est
responsable de l'attaque sur les tours du World Trade Center. Cette
croyance est née en septembre 2002. Après l'attaque du 11 septembre
2001, seulement 3 % de la population croyait en une responsabilité
de l'Irak dans les attentats. La propagande de l'alliance
médias-gouvernement a réussi à amener ce chiffre à 50%. Car si les
gens sont sincèrement convaincus que l'Irak a mené des opérations
terroristes contre les Etas-Unis et prévoit de recommencer, bien
évidemment, ils soutiendront la guerre.
Cette croyance est donc apparue en
septembre 2002, lorsque la campagne médias-gouvernement ainsi que la
campagne pour les élections de mi-mandat ont démarré aux Etats-Unis.
L'administration Bush aurait été battue à plates coutures aux
élections si les problèmes économiques et sociaux avaient été portés
sur le devant de la scène, mais elle a réussi à occulter ces
questions derrière des problèmes de sécurité - et les gens se sont
réfugiés sous l'ombrelle du pouvoir.
Le pays a été gouverné exactement de la
même manière dans les années 80. Rappelez-vous que les membres de
l'administration actuelles sont quasiment les mêmes que ceux des
administrations Reagan et Bush père. En plein milieu des années 80,
ils ont mené des politiques intérieures aux conséquences
catastrophiques pour la population. Politiques auxquelles celle-ci
était d'ailleurs opposée, comme l'ont montré de nombreux sondages
d'opinion.
Mais l'administration de l'époque a
réussi à garder le contrôle en terrorisant la population. Ainsi,
l'armée du Nicaragua était-elle à deux jours de marche du Texas,
prête à conquérir les Etats-Unis, et la base aérienne située à
Grenade allait servir aux Russes d'aire de décollage russe pour
bombarder les Etats-Unis. Chaque année, le même déluge de raisons
toutes plus absurdes l'une que l'autre. L'administration Reagan
avait même instauré l'état d'urgence national en 1985 en réponse à
la menace pour la sécurité des Etats-Unis que représentait le
gouvernement du Nicaragua.
Un observateur depuis la planète Mars ne
saurait s'il faut en rire ou en pleurer.
L'administration Bush fait exactement la
même chose aujourd'hui, et va probablement opérer de façon similaire
pour les campagnes présidentielles. Elle aura besoin d'un nouveau
dragon à terrasser, car si elle laisse les questions de politique
intérieure émerger, elle court à sa perte.
L'invasion de Irak encourage le terrorisme
international
VK Ramachandran : Vous avez écrit
que cette agression guerrière aura de graves répercussions sur le
terrorisme international et la menace de guerre nucléaire.
Noam Chomsky : Je ne revendique pas
la paternité de cette idée. Je m'en réfère simplement à la CIA, aux
autres agences de services secrets et à pratiquement tous les
spécialistes en matière de relations internationales et de
terrorisme. L'administration des Affaires Étrangères, celle de la
politique extérieure, l'étude menée par l'American Academy of Arts
and Sciences et la Commission spéciale d'enquête Hart-Rudman sur les
menaces terroristes pesant sur les Etats-Unis, tous s'accordent pour
dire que cette guerre en Irak va vraisemblablement renforcer le
terrorisme et la prolifération d'armes de destruction massive.
La raison en est simple : en partie
pour se venger, mais aussi simplement pour se protéger. Il n'existe
aucun autre moyen d'autodéfense contre une attaque des Etats-Unis.
Finalement, les Etats-Unis ont été très clairs sur ce point et
donnent au monde une leçon profondément ignoble. Comparez la Corée
du Nord avec l'Irak. L'Irak est un pays faible et sans
défense ; c'est en réalité le régime le plus fragile de la
région. Même si à sa tête règne un monstre cruel, l'Irak ne
représente une menace pour aucun autre pays. Par contre, la Corée du
Nord est une menace réelle.
Mais la Corée du Nord n'est pas attaquée
pour une raison évidente : elle possède des armes de dissuasion
nucléaire. Une batterie de missiles sont pointés sur Séoul, et si
les Etats-Unis attaquent la Corée du Nord, cette dernière peut rayer
de la carte une grande partie de la Corée du Sud.
En fait, les Etats-Unis s'adressent de
la manière suivante aux autres pays du monde : « Si vous
êtes sans défense, nous vous attaquerons quand nous le déciderons,
mais si vous avez des armes de dissuasion, nous nous retirerons,
parce que nous ne choisissons que des cibles sans défense. » En
d'autres termes, les Etats-Unis incitent les autres pays à
développer leur réseau terroriste et des armes de destruction
massive ou toute autre arme de dissuasion, faute de quoi ces
derniers pourraient s'exposer à une « guerre préventive ».
Pour cette seule raison, la guerre en Irak est susceptible
d'accentuer la prolifération non seulement du terrorisme mais
également des armes de destruction massive.
VK Ramachandran :
Selon vous, comment les Etats-Unis vont-ils gérer les conséquences
humaines - et humanitaires - de la guerre ?
Noam Chomsky :
Personne ne le sait, bien évidemment. C'est pourquoi les honnêtes
gens n'ont pas recours à la violence - simplement parce que personne
ne sait qu'elles seront les conséquences d'une guerre. Les
organisations humanitaires et médicales qui travaillent en Irak ont
souligné que les répercussions peuvent être désastreuses. Tout le
monde espère que ce ne sera pas le cas, mais le conflit pourrait
avoir une grave incidence sur des millions de personnes. Utiliser la
violence, même quand la possibilité existe, est un acte criminel. La
catastrophe humanitaire était déjà une réalité avant que la guerre
ne soit déclenchée. Selon de prudentes estimations, dix années de
sanctions économiques ont tué des centaines de milliers de
personnes. S'il y avait la moindre trace d'honnêteté dans
l'administration américaine, elle commencerait par dédommager l'Irak
du tort que ces sanctions ont causé. La situation était identique
lors des bombardements sur l'Afghanistan, dont nous avons tous deux
parlé à l'époque. Il était évident alors que les Etats-Unis
n'enquêteraient pas sur les conséquences de ces bombardements.
VK Ramachandran :
...et n'engageraient aucun moyen financier nécessaire aux
réparations.
Noam Chomsky : Oh
non. D'abord, la question n'est pas posée, et personne n'a la
moindre idée de ce qu'ont été les dégâts provoqués par les
bombardements dans une grande partie du pays. Ensuite, aucune
subvention n'est dégagée. Finalement, l'évènement n'est plus
d'actualité et plus personne n'y prête attention. En Irak, les
Etats-Unis vont mettre en scène le spectacle de la reconstruction
humanitaire et mettre en place un régime qu'ils qualifieront de
démocratique, c'est-à- dire qu'il obéira aux ordres de Washington.
Puis ils se moqueront de ce qui peut se passer ensuite, et passeront
au pays suivant.
VK Ramachandran :
De quelle manière cette fois encore les médias ont-ils endossé leur
uniforme de petit soldat de la propagande ?
Noam Chomsky : En
réalité les médias mènent la danse des supporters autour de l'équipe
nationale. Ce que fait CNN est répugnant - et le constat est
identique dans tous les autres médias. C'est prévisible en temps de
guerre : ils sont aux ordres du pouvoir.
L'organisation du battage publicitaire
dont a bénéficié la guerre est aussi fort intéressante. Que la
propagande gouvernement-médias ait réussi à convaincre la population
que l'Irak est non seulement un danger imminent mais également
responsable des attentats du 11 septembre est une prouesse
spectaculaire, accomplie, comme je l'ai indiqué auparavant, en
quatre mois. Si vous interrogez des médias à ce sujet, ils
répondront : « Mais enfin, nous n'avons jamais dit
cela » et c'est vrai, ils ne l'ont jamais dit. L'affirmation
selon laquelle l'Irak allait envahir les Etats-Unis ou portait la
responsabilité des attaques du 11 septembre n' a jamais été lancée.
Elle a simplement été instillée, au goutte à goutte, dans l'esprit
du public qui a fini par y croire.
VK Ramachandran :
Pourtant, l'opposition est forte. Malgré toute la propagande, malgré
le dénigrement des Nations-Unies, la partie est loin d'être gagnée
pour le gouvernement des Etats-Unis.
Noam Chomsky :
Difficile à dire. L'ONU est dans une position délicate et les
Etats-Unis voudront peut-être la démanteler. Je ne pense pas qu'ils
iront jusque-là, mais ils voudront pour le moins l'affaiblir. Quelle
utilité peut-elle avoir si elle désobéit aux ordres de
Washington ?
Une mobilisation pour la paix sans précédent
VK Ramachandran :
Noam, vous observez les mouvements de résistance à l'impérialisme
depuis longtemps déjà - Vietnam, Amérique Centrale, la première
Guerre du golfe. Quelles sont vos impressions sur le caractère,
ample et profond, de la protestation actuelle contre l'agression en
Irak ? L'extraordinaire mobilisation sur toute la planète est
très encourageante.
Noam Chomsky :
Entièrement d'accord. Il n'y a tout simplement rien de comparable.
L'opposition à travers le monde est énorme et sans précédent, même
au coeur des Etats-Unis. Hier, par exemple, je participais aux
manifestations dans le centre de Boston, aux alentours du terrain
communal. Ce lieu de rassemblement m'est familier. Ma première
intervention publique lors d'une manifestation organisée à cet
endroit s'est déroulée en octobre 1965. Quatre ans après les
premiers bombardements américains sur le Vietnam. La moitié du
Vietnam du Sud avait été détruit et la guerre se propageait dans le
Vietnam du Nord. A l'époque, nous n'avions pas pu manifester en
raison d'agressions contre le cortège, principalement commises par
des étudiants avec le soutien de la presse et de la radio libérales,
qui dénonçaient ces femmes et ces hommes qui osaient protester
contre une guerre américaine.
Mais contre l'agression en Irak, il y a
eu un fort mouvement de protestation avant que la guerre ne soit
officiellement déclarée qui s'est manifesté de plus belle le jour où
elle a commencé - sans qu'aucun contre-manifestant n'intervienne. Ce
qui constitue une différence fondamentale. Et sans le facteur
« peur » que j'ai évoqué auparavant, l'opposition à la
guerre serait bien plus importante.
Le gouvernement américain sait qu'il ne
peut pas mener une guerre longue et destructrice comme au
Vietnam ; la population ne le tolérerait pas.
Il n'y qu'une seule façon de mener une
guerre aujourd'hui : en premier lieu, choisir un ennemi
beaucoup plus faible que soi, de préférence sans défense. Dans un
deuxième temps, au travers du système de propagande, faire
apparaître la cible comme un agresseur potentiel ou une menace
imminente. Enfin, l'emporter très rapidement sur le champ de
bataille. La divulgation d'un document important de la première
administration Bush de 1989 a permis de découvrir le mode d'emploi
d'une guerre telle que la conçoivent les Etats-Unis. Il y est dit
que les Etats-Unis doivent combattre des ennemis bien plus faibles,
et que la victoire doit être rapide et décisive pour ne pas éroder
le soutien de l'opinion publique.
Cela n'a plus rien à voir avec les
années 60, où une guerre pouvait durer des années sans aucune
opposition.
De bien des façons et dans beaucoup de
domaines, l'action militante à partir des années 60 a rendu une
grande partie du monde, y compris les Etats-Unis, bien plus proche
d'une humanité digne de ce nom.