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Débats d'après guerre (2)
Déchirements américains
LE MONDE | 29.04.03 | 12h35
• MIS A JOUR LE 29.04.03 | 13h28
Introspection, doutes, divisions et confusion :
rarement les intellectuels américains se sont aussi peu compris entre eux.
Mais la plupart s'entendent pour critiquer l'absence de soutien des
Européens de l'Ouest.
Un intellectuel américain heureux est, en avril 2003, une espèce rare. Menacée, diront les pessimistes. S'il a, par-dessus le marché, le malheur d'être de gauche, ce spécimen frise quasiment l'extinction. Le malaise n'est pas totalement nouveau - le dater est déjà, en soi, affaire de débat. Certains le font remonter au 11 septembre 2001, d'autres au fiasco électoral de novembre 2000, d'autres encore aux guerres des Balkans, et un certain nombre affirment avoir vu leurs problèmes commencer avec l'avènement de l'ère Reagan. Une chose, cependant, est sûre : en dehors d'un petit groupe de néoconservateurs triomphants à l'ombre du Pentagone, la guerre d'Irak a plongé le monde intellectuel outre-Atlantique dans des abîmes d'introspection, de doute, de divisions et de déchirement rarement atteints. La belle unanimité du Vietnam relève d'un autre siècle, d'un monde dont on parle comme d'une planète engloutie. "Aussi loin que je me souvienne, l'Irak est la question la plus difficile à laquelle j'ai eu à faire face, en termes de conscience politique et individuelle", relève David Remnick, rédacteur en chef -editor- du magazine The New Yorker, résumant un sentiment douloureusement et largement partagé. Où que l'on se tourne en effet, et contrairement à une idée répandue en Europe sur l'indigence du débat sur l'Irak aux Etats-Unis, les séquelles témoignent d'une crise vécue très intensément parmi des gens qui, pour des raisons parfois très différentes, ont choisi de soutenir ou de s'opposer à la guerre. Les critères personnels ou moraux sur lesquels ils se sont appuyés ont brouillé les cartes politiques ou idéologiques. Et partout, chez des intellectuels naturellement tournés vers l'Europe, il reste ce goût amer, cette incompréhension à l'égard d'amis européens qui ont préféré rester sur le bord du chemin. Il y a un peu plus d'un an, Le Monde avait publié un long texte, signé de soixante intellectuels américains de tous bords, qui, sous le titre "Les raisons d'un combat", justifiait la guerre en Afghanistan (Le Monde du 15 février 2002). Lorsqu'un second texte, plus ou moins similaire, a commencé à circuler à propos de la guerre en Irak, il ne s'en est pas trouvé plus de dix pour le signer. "Je reste fidèle à la première lettre, affirme Amitai Etzioni, sociologue à l'université George-Washington dans la capitale américaine, où il dirige l'Institut d'études du communautarisme. La guerre contre la terreur est toujours perçue comme légitime. Sur l'Irak, les choses étaient plus compliquées. Je pense qu'il est légitime de vouloir empêcher les Etats voyous de disposer d'armes de destruction massive. Mais je n'ai pas signé la deuxième lettre, parce que je trouvais que l'administration Bush s'y prenait mal, avec un unilatéralisme agressif." Le professeur Etzioni était donc, là, davantage gêné par les moyens que par la fin, mais ne peut aujourd'hui chasser une autre inquiétude : "Si on ne parvient pas à mettre la main sur les armes de destruction massive en Irak, alors, tout mon raisonnement s'effondre." Autre signataire du premier texte, mais pas du deuxième, Michael Walzer, professeur à Princeton et théoricien de la guerre juste (il est l'auteur de Just and Unjust Wars - "Guerres justes et injustes", Basic Books, 1977), est l'un de ceux que l'attitude de ses congénères de gauche après le 11 septembre 2001 a révoltés. "Peut-il y avoir une gauche décente ?", s'est-il écrié à l'époque dans la revue qu'il codirige, Dissent. "Les gens de gauche ici ont eu du mal à s'identifier au malheur des Américains, car, dans leur esprit, le malheur ne se produisait que chez les peuples opprimés, explique-t-il aujourd'hui. Depuis, la gauche a été très divisée, plus que prévu. La confusion est totale." Début mars, peu avant que les chars de la 3e division d'infanterie américaine n'envahissent l'Irak, Michael Walzer écrivait dans la New York Review of Books : "Il y a deux façons de s'opposer à la guerre en Irak. La première est simple et mauvaise. La deuxième est bonne, mais difficile." Lorsque nous parlons, quelques semaines plus tard, les mêmes chars viennent d'entrer à Bagdad. "Je me suis trouvé, reconnaît-il, dans la position très étrange de beaucoup de gens à gauche qui étaient opposés à l'idée de commencer la guerre, mais qui, une fois qu'elle était lancée, voulaient absolument la mener à bien. C'était une guerre non nécessaire qu'il était nécessaire de gagner." Si Leon Wieseltier a été à un moment ou un autre envahi par le doute dans cette affaire, il le cache bien. Dans son bureau où les livres s'entassent par montagnes, sur les étagères, sur la table, à ses pieds et à ceux des visiteurs, dans les locaux du magazine The New Republic à Washington, dont il est le directeur littéraire et l'une des signatures les plus en vue, Leon Wieseltier raconte au téléphone à un ami qu'exceptionnellement il a accepté de participer à l'émission "The Charlie Rose Show", sur la chaîne de télévision publique PBS, parce que c'est l'une des rares "où l'on puisse dire quelque chose". "Tu connais la blague du mari juif ? demande-t-il. Un comédien dit à sa femme : "J'ai trouvé un rôle dans une pièce." "Un rôle de quoi ?" demande-t-elle. "Un rôle de mari juif." "Ah, la prochaine fois, tâche de décrocher un rôle avec du texte"". Leon Wieseltier est "un enfant de l'Holocauste" et cela a façonné sa pensée et sa vision de l'Europe. La veille de notre entretien, Bagdad est tombée aux mains des forces américaines. "Cela a été le plus beau jour de ma vie depuis 1989, dit-il. Cela faisait longtemps que je n'avais pas eu le sentiment que le monde était un tout petit peu meilleur. En Bosnie, on y était allés trop tard, au Rwanda on ne s'était même pas arrêtés..." Magazine phare de la pensée de gauche modérée dans les années 1980, The New Republic a été depuis le théâtre de toutes sortes de batailles et d'évolutions et, sur l'Irak, a ouvertement affiché une position de "faucon". "War is still Hell" ("La guerre, c'est encore l'enfer") semblait même s'étonner une couverture de l'hebdomadaire au-dessus d'une photo cauchemardesque au bout de deux semaines de conflit. "On a commencé par souligner, explique Leon Wieseltier, que la guerre pouvait être justifiée pour des raisons de gauche : les armes de destruction massive, l'utilisation de ces armes à des fins de génocide, la violation systématique des droits de l'homme... Pour nous, ce n'était pas une guerre conservatrice, c'était une guerre de gauche. Et nous avons entrepris, avec quelque succès, de convaincre d'autres gens de gauche de surmonter leur aversion - par ailleurs tout à fait compréhensible - pour Bush pour nous rejoindre, comme certains conservateurs avaient surmonté, dans les années 1990, leur aversion pour Clinton et soutenu la guerre en Bosnie." Sur l'une des piles de livres a atterri le dernier arrivé, Terror and Liberalism (Terreur et libéralisme, au sens américain qui désigne la gauche modérée, expression que nous avons adoptée pour traduire le terme "liberal" dans cet article), de Paul Berman (Ed. W. W. Norton & Co., avril 2003). Paul Berman, qui vit à Brooklyn, est l'un des plus farouches représentants du groupe des "faucons de gauche" apparu depuis le 11 septembre, et s'insurge lorsque certaines critiques de son livre récemment publiées émettent des doutes sur son identité de gauche. "Je ne me considère pas comme de droite, rétorque-t-il, je ne suis pas aligné sur les néoconservateurs !" Comme David Remnick, du New Yorker, qui a passé quatre ans à Moscou en qualité de correspondant du Washington Post à l'époque de l'effondrement de l'Union soviétique, Paul Berman a été profondément marqué par les révolutions d'Europe de l'Est. "Ce sont des événements qui m'ont transformé, dit-il. J'ai été très influencé par les dissidents du bloc de l'Est et je me suis mis à les identifier à ce que je considérais comme la gauche. Si je devais apprendre que j'ai pris des positions contraires à celles de Michnik ou de Havel, je serais dévasté." Le tournant suivant a logiquement été, pour lui, les guerres des Balkans, Bosnie et Kosovo, qui l'ont fait opter pour un interventionnisme plus musclé. "Le 11 septembre, j'ai réalisé que les Etats-Unis étaient victimes de la même pathologie politique qui, dans les Balkans, avait conduit à tant de massacres. Lorsque nous sommes intervenus contre la Serbie, l'objectif n'était pas seulement de la forcer à se retirer du Kosovo, il était aussi d'encourager une révolution social-démocrate à Belgrade." Et, par ce cheminement, Paul Berman, autrefois grand admirateur de Joschka Fischer, auteur d'un livre sur le lien entre les révoltes des années 1960 en Occident et les révolutions non violentes de 1989 (A Tale of Two Utopias : The Political Journey of the Generation of 1968, W. W. Norton & Co., octobre 1997), en arrive à l'Irak. "C'est une grave erreur, dit-il, de penser que le totalitarisme dans le monde musulman est d'une certaine manière moins cruel que le totalitarisme européen." Ce n'est un itinéraire facile pour personne. A la tête de la New York Review of Books, prestigieuse bible des intellectuels américains qui fête ses quarante ans cette année, Robert Silvers peut se féliciter d'avoir parfaitement fait jouer à la revue son rôle de caisse de résonance du débat sur l'Irak, tout particulièrement à gauche. Honnêtement, "en tenant compte des divisions de l'opinion et de ce qui est devenu le soutien pour la guerre", souligne-t-il, en abordant avec une grande sensibilité des angles aussi divers que le patriotisme américain ou les victimes civiles de la guerre. En gardant un œil très attentif, pour ce fin connaisseur de l'Europe, rédacteur en chef de la Paris Review dans les années 1950, sur le fossé qui s'est creusé dans les relations transatlantiques : dans l'une des dernières livraisons de la New York Review of Books consacrait, par exemple, Tony Judt, professeur à New York University et grand expert de l'Europe et des intellectuels français, se penche longuement sur l'anti-américanisme à l'étranger et sur les ouvrages publiés en Europe à ce sujet. Au New Yorker, qui est théoriquement plus un magazine de reportage que d'idées, mais dont l'influence politique est incontestable et qui sert de relais aux élites de la Côte est à travers toute l'Amérique, l'expérience a été plus douloureuse. "Anxiété", le titre de l'une des chroniques de Hendrik Hertzberg qui, chaque semaine, donne le "la" de l'état de la pensée de la rédaction, reflète cruellement le sentiment dominant. "Elle s'est un peu atténuée, admet Hendrik Hertzberg, parce que la guerre a fini par arriver et parce que les pires prédictions ne se sont pas réalisées. Aujourd'hui quand je quitte le bureau et que je traverse Times Square, j'ai moins peur d'être déchiqueté par une bombe." L'anxiété morale, elle, demeure, nourrie par l'ambivalence, les inconnues de l'ère post-Saddam en Irak, l'hostilité à l'égard des Etats-Unis dans le monde. David Remnick estime avoir été pour la guerre "à 51 contre 49, alors que Rick -Hertzberg- se situait sur la même échelle à 49 contre 51". Et rien ne le met plus en fureur que d'entendre dire que le New Yorker ne s'est pas fait l'écho d'un vrai débat sur cette affaire, que sa publication a défendu des positions de droite, ou de tomber dans un avion sur un numéro du Monde qui rapporte la démission du célèbre dessinateur Art Spiegelman (Le Monde du 28 janvier), parti en affirmant au Corriere della Serra qu'il ne supportait plus de travailler pour un magazine favorable à la guerre. "Bullshit -connerie- !, riposte David Remnick. Spiegelman voulait mettre fin à son contrat, c'est tout. On a publié Susan Sontag, les enquêtes de Seymour Hersh accablantes pour le Pentagone, le principal éditorialiste du magazine, Hertzberg, était contre la guerre, et nos illustrations de couverture étaient sans ambiguïté." Remnick et Hertzberg gardent surtout l'image d'une crise qui a été une source de divisions non seulement entre les gens mais aussi au sein d'eux-mêmes. Car s'il est un dénominateur commun à tous ces intellectuels, c'est bien leur aversion pour George W. Bush, au côté duquel certains ont dû se résigner à se ranger. "Un être étriqué, sectaire, pas très intéressant, qui s'est trouvé être le président des Etats-Unis le 11 septembre 2001", commente, lapidaire, Leon Wieseltier. Paul Berman en veut surtout au chef de l'exécutif américain de n'avoir "jamais été capable de présenter de manière cohérente les contours de sa pensée ou de ses intentions"."Ses arguments n'ont pas dépassé ceux du vendeur de prêt-à-porter. Il a bouché l'horizon, compliquant la tâche de ceux qui voulaient débattre intelligemment. Il a totalement gaspillé le capital de sympathie que nous avions amassé après le 11 septembre. Bush est détestable." Et de loucher avec envie sur la Grande-Bretagne et Tony Blair, ce héros... Le plus virulent à cet égard est Hendrik Hertzberg. Pour lui, "l'amertume précède la guerre en Irak". Il peut même la dater : novembre 2000, un tournant. "La majorité des électeurs avaient voté pour Al Gore. Bush a été porté au pouvoir par un coup d'Etat judiciaire. Je n'étais pas un fan de Reagan, mais lui, au moins, avait été élu." Une blessure qui ne l'a plus quitté : "Chaque fois que j'entends les mots "président Bush", j'ai l'estomac qui se noue. Ça me fait honte, comme si j'entendais président Peron." Après l'arrivée de George W. Bush à la Maison Blanche, dit-il, "la démocratie américaine a amorcé une correction. La politique de Bush était impopulaire, on pouvait déjà deviner qu'il avait peu de chance d'être réélu. Mais le 11 septembre lui a donné la légitimité et la force politique qui lui manquaient." Cela dit, "l'attitude de Bush sur la mondialisation me gêne plus que sa politique irakienne". La disparition du Parti démocrate du débat politique depuis le 11 septembre 2001 ne les a guère aidés. Quel effet cela fait-il de vivre dans un régime de parti unique ? "Ce n'est pas inhabituel en temps de guerre", répond très calmement Michael Walzer. Plus sévère, Paul Berman s'emporte contre un "Parti démocrate totalement irresponsable". "Depuis une vingtaine d'années, souligne-t-il, toute l'énergie aux Etats-Unis émane de la droite. A gauche, les idées ne sont pas fondamentalement différentes de ce qu'elles étaient il y a vingt ans, elles sont simplement plus modérées." Du coup, l'absence de débat de fond au Congrès a pu donner l'impression qu'il n'y a pas eu, tout simplement, de débat, une allégation qui a le don d'irriter nos interlocuteurs. "Je sais qu'il est de bon ton à gauche, et surtout à l'étranger, de dire que la dissension a été étouffée, mais ça me paraît faux", dit Paul Berman. "A l'exception du Congrès, le débat sur l'Irak a été le plus intense auquel j'aie assisté de ma vie, renchérit Michael Walzer. C'est une expérience nouvelle : pour la première guerre du Golfe, le débat avait été plus institutionnel. Mais il s'agit ici de guerres de choix, par opposition aux guerres de nécessité." Tony Judt, lui, a bien vu une discussion se faire jour, mais au sein de groupes cloisonnés. Cet historien britannique, installé de longue date aux Etats-Unis, discerne "trois conversations" : la première, dans la capitale fédérale, réunit les chercheurs et commentateurs dans la mouvance de l'administration Bush. "Ils se parlent entre eux et débattent dans des publications qui ne sont pratiquement pas lues en dehors de Washington." Personne n'avait, par exemple, en dehors de ces cercles, entendu parler de Robert Kagan, le pourfendeur néoconservateur de la pleutrerie européenne, jusqu'à sa fameuse phrase, "les Américains sont de Mars et les Européens de Vénus". La seconde "conversation" a été alimentée dans les années 1990 par les "interventionnistes de gauche", des libéraux au sens américain du terme, mais fortement favorables à un rôle actif des Etats-Unis à l'étranger (Haïti, Bosnie, Kosovo,Timor-Oriental) ; le 11 septembre 2001, une partie de cette communauté a pris un nouveau tournant, symbolisé par des gens comme Jean Bethke Elshtain, de l'université de Chicago, ou Paul Berman, qui ramènent tout à la lutte contre la terreur. Enfin, la troisième "conversation" se déroule au sein de l'université et dans certains milieux new-yorkais qui sont dans l'opposition, et s'exprime dans les colonnes de la New York Review of Books ou par les canaux universitaires ; c'est dans ces rangs-là que se situe Tony Judt. "Ces trois groupes, poursuit-il, ne se croisent pratiquement pas, ce qui fait qu'il n'y a pas "un" débat national." Ce phénomène "déprimant", l'absence d'agora, a déjà trois ou cinq ans et a donc précédé le 11 septembre : "Les conservateurs et les néoconservateurs ont pris la décision, à la fin de l'ère Reagan et sous Clinton, de créer un foyer de réflexion intellectuelle de bon niveau pour la politique conservatrice", explique Tony Judt. Des institutions comme la Bradley Foundation, la Chicago Law School, l'American Entreprise Institute ont accueilli cet effort intellectuel. Parallèlement, la pensée social-démocrate "s'est désagrégée sous Clinton. Les grands thèmes de la gauche ont disparu après 1989." A leur place a émergé l'interventionnisme en politique étrangère, aujourd'hui récupéré par l'équipe Bush, qui dit : "Mais nous ne faisons pas autre chose que de mettre la puissance américaine au service du bien !" Est-ce cette "haine de Bush" qui a empêché les Européens de l'Ouest de rejoindre les Américains sur l'Irak, contraignant les Etats-Unis, suivant la plaisanterie en vogue, à partir en guerre "avec le soutien du pacte de Varsovie"? Au sein de l'intelligentsia, beaucoup aimeraient le croire, scrutant désespérément dans les contours d'un débat dont ils se demandent à leur tour s'il a vraiment eu lieu de ce côté-ci de l'Atlantique, les raisons d'un abandon - tout particulièrement celui des Français. Leurs réactions à l'attitude de l'Europe vont de la perplexité à la condamnation impitoyable, mais la plupart passent par un constat difficile : le fossé est profond - et durable. "Il faudra au moins dix ans pour le combler, estime Amitai Etzioni. C'est un désaccord profond sur les valeurs." De retour d'une conférence à Berlin, il est effaré par le pacifisme allemand. Leon Wieseltier est plus sévère : "Ce que l'on appelle l'Occident, en réalité, ça n'existe pas. Il y a désormais un Occident américain et un Occident européen." Européens et Américains, suggère-t-il, gardent des valeurs culturelles, morales, politiques communes ; mais le vrai clivage se fait sur l'usage de la force, "pour lequel nous avons des légitimités différentes". Pour lui, les deux guerres mondiales et leurs millions de morts en l'espace de trente et un ans ont "épuisé l'Europe, au sens historique du terme", et la division transatlantique qui surgit aujourd'hui serait déjà apparue en 1945 s'il n'y avait pas eu la guerre froide. Ce ciment ayant disparu, les divergences sur le recours à la force, devenues inévitables depuis 1989, éclatent à présent au grand jour. "D'une certaine manière, Chirac n'a pas tort. Il dit, en gros, qu'il faut reconnaître que les Etats-Unis et l'Europe suivent désormais des voies séparées. Il codifie nos divergences. Je suis d'accord." Auteur de The Slaughterhouse : Bosnia and the Failure of the West (L'Abattoir : La Bosnie et l'échec de l'Ouest, Ed. Simon & Schuster, mars 1996), un terrible réquisitoire contre l'inaction occidentale dans les Balkans, David Rieff voit aussi dans les événements de ces derniers mois "la fin du système de la guerre froide" et "la confirmation de la mort des Nations unies" comme organisme régulateur de la paix et de la sécurité ; son rôle sera désormais limité à celui "d'agence humanitaire officielle". Il voit aussi émerger la question : "Peut-on être puissant sans puissance militaire ? Le droit international, auquel l'Europe reste attachée, peut-il se substituer à la force militaire ?" Parce qu'ils ne sont pas américains, dit-il, les intellectuels européens peuvent se permettre d'être "vertueux, bien-pensants et complaisants", comme en Allemagne, où il a vécu ces derniers mois et qui "entretient ce rêve impossible, celui de devenir une Suisse géante". Michael Walzer n'est pas très éloigné de ce jugement lorsqu'il évoque le souvenir pénible d'une conférence à laquelle il a participé en janvier à Bruxelles "avec des gens de gauche". "Les discussions ne se présentaient jamais dans les termes : que peut-on faire ? Non, c'était toujours : que vont faire les Américains ? Les Européens ne se perçoivent pas comme des agents du changement ni comme des acteurs du monde." La guerre, relève-t-il, a eu lieu en dépit de l'opposition unanime des universitaires américains experts en droit international - ce qui en dit long sur l'influence de ces normes dans la nouvelle configuration mondiale. Par sa gestion de la crise et sa menace de veto à l'ONU, la France a perdu tout crédit auprès d'une élite pourtant traditionnellement francophile. Le multilatéralisme, souligne le professeur Walzer, ne donne pas seulement des droits, il implique aussi des responsabilités - à l'égard des dictatures, par exemple. "Ce n'est pas seulement sur Bush & Co qu'il faut faire pression, mais aussi sur les dirigeants de France, d'Allemagne, de Russie et de Chine qui, avant de finir par soutenir des inspections accrues, ont été disposés, par le passé, à arranger Saddam, écrivait-il en février, avant la guerre. Si cette guerre préventive a lieu, ils seront aussi responsables que les Etats-Unis." Pour Michael Walzer, la crise yougoslave a été "fondamentale" : "J'avais espéré que la France saisirait cette occasion pour avoir un comportement gaulliste et affirmer son indépendance par rapport à nous." Comme lui, Paul Berman a recours aux références yougoslaves en évoquant "l'échec terrible, aujourd'hui, des intellectuels français, qui avaient été les grands héros des Balkans. Pourquoi, cette fois-ci, se sont-ils tus"? Il ne comprend pas plus les Allemands, "qui avaient un rôle à jouer en s'opposant au totalitarisme musulman. Le parti Baas a été créé en 1943, et les Allemands ont une responsabilité philosophique à cet égard. Ils sont les meilleurs experts en détotalitarisation : ils l'ont faite à deux reprises, et leur expertise serait utile. Après le Kosovo, j'avais pensé que la gauche allemande progresserait sur ces questions. C'est déprimant de voir que ce n'est pas le cas." Pour les mêmes raisons, le discours européen sur les ambitions impériales de l'Amérique les fait sourire."Non, on n'a pas envie de rejouer Rome ! s'esclaffe Leon Wieseltier. Nous n'avons pas la moindre idée de la manière dont on gère un empire, on n'est même pas foutus de maintenir un empire dans le Bronx ! Il nous faudrait pour cela réorganiser toute notre société. Les Européens, qui savent de quoi ils parlent, devraient pouvoir comprendre ça, non ?" Déprimé, David Remnick l'est aussi lorsqu'il se rend compte que la brouille transatlantique lui rappelle le Proche-Orient, "où deux histoires, deux logiques coexistent mais, à cause de la nature de la politique et de la violence dans la région, ne se rencontrent jamais". Entre Paris et New York, il n'avait "jamais ressenti cela aussi profondément". Stupéfait par le niveau d'opposition aux Etats-Unis dans le monde -"Je ne peux pas me souvenir, du moins de mon vivant, d'une telle condamnation universelle" -, Amitai Etzioni veut, lui, en tirer des enseignements optimistes : "Ce sera perçu, à l'avenir, comme une erreur majeure" de l'équipe Bush. Tony Judt, auquel sa qualité de Britannique importé aux Etats-Unis permet quelques observations objectives, est loin d'en être si sûr. "Pour la première fois en dix-sept ans, dit-il, je commence à me sentir étranger en Amérique." Sylvie Kauffmann • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
30.04.03 |
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