L'éditorial du Monde
La presse et la guerre
LE MONDE | 09.04.03 | 13h43
• MIS A JOUR LE 09.04.03 | 14h08
Une équipe de France 3 a filmé la scène. Le char américain a pris son temps. Lentement, la tourelle a fait mouvement en direction de l'Hôtel Palestine à Bagdad. Le canon s'est levé, en direction des 14e et 15e étages de l'hôtel. L'état-major américain ne l'ignore pas, les troupes sur le terrain certainement pas non plus : l'établissement abrite la plupart des journalistes étrangers couvrant la guerre dans la capitale irakienne. Le Palestine est aussi occupé par des membres de la nomenklatura et des services secrets irakiens. Le char a tiré une salve. "Ce n'était pas un tir réflexe", a dit la journaliste de France 3, Caroline Sinz. Ce fut un tir calme, posé, délibéré. Présentant ses "regrets", le Pentagone a déclaré que le char avait essuyé une attaque à la roquette en provenance du Palestine. Aucun, absolument aucun journaliste sur place – et il y en a des dizaines –, n'a vu ni entendu le moindre coup de feu depuis l'hôtel. Le char a fait mouche. A l'impact, deux cameramen ont été tués dans leurs chambres, un Ukrainien de l'agence Reuters et un Espagnol de la chaîne Tele 5. C'était mardi matin 8 avril, au vingtième jour de la guerre en Irak. Un peu avant, un bombardement aérien, sur une zone de ministères, a détruit les bureaux de la chaîne de télévison arabe Al-Jazira. L'un de ses envoyés spéciaux, le Jordanien Tarek Ayoub, est touché et succombera à ses blessures. Sa mort porte le nombre de journalistes tués en Irak à onze – un tous les deux jours depuis le début de la guerre, ce qui fait de ce conflit l'un des plus meurtriers de ces dernières années pour la presse. Certains journalistes sont tombés sous le feu irakien, d'autres dans des échanges de tirs, d'autres, comme mardi, sous le feu américain. Les femmes et les hommes qui ont le courage – il en faut beaucoup – pour aller couvrir cette guerre savent les risques qu'ils prennent. Ils ne réclament aucune protection particulière. Ils entendent raconter la bataille de Bagdad. Que cela plaise ou non. La mort du reporter d'Al Jazira a suscité des réactions de révolte dans le monde arabe. Et celle des correspondants de Reuters et de Tele 5 a provoqué une question d'Amnesty International : "S'agit-il de dissuader les médias de couvrir la bataille de Bagdad ?" Rédacteur en chef de Reuters, Geert Linnebank s'interroge sur "le jugement des troupes américaines"... En Espagne, l'émotion est d'autant plus grande qu'un autre journaliste, envoyé d'El Mundo, avait trouvé la mort, lundi, sous un tir irakien. L'attaque contre le Palestine témoigne de la tactique utilisée par l'armée américaine à Bagdad : un déluge de feu face à la moindre menace ou ce qui est perçu comme tel : bombardements aériens et tirs de chars – canon et mitrailleuse lourde – en pleine ville. Les victimes civiles se comptent sans doute par centaines. C'est une culture militaire qui est ici en cause : la force massive au moindre danger, tant pis pour les civils. L'armée britannique donne l'exemple contraire : celui de la patience et de la retenue. Pour préserver l'avenir, quitte à prendre des risques. • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
10.04.03 |
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