Retour au format normal
Un slogan anti-guerre inventé, reformulé et recyclé par Google... en 42 jours
5 avril 2003
par Andrew Orlowski
[Article paru dans The Register le 4 mars 2003 sous le titre « Anti-war slogan coined, repurposed and Googlewashed... in 42 days ». Traduit de l'anglais par Pierre Lazuly avec l'aimable autorisation de l'auteur.]
Alors que l'on célèbre cette année le centenaire de la naissance de George Orwell, on ne peut s'empêcher de penser à la stupéfaction qu'aurait sans doute été la sienne devant l'histoire qui suit. Lui qui avait mieux que quiconque décrit l'influence des mots sur la politique aurait probablement observé avec intérêt l'influence d'Internet dans ce domaine.
Le 17 février, une analyse de Patrick Tyler décrivait à la une du New York Times le mouvement de protestation anti-guerre comme l'émergence d'une seconde super-puissance (« the second superpower »). Tyler écrivait : « les immenses manifestations anti-guerre à travers le monde ce week-end nous rappellent qu'il existe sans doute encore deux super-puissances sur la planète : les Etats-Unis et l'opinion publique ». Cette expression, très forte, s'est répandue rapidement.
Les manifestants anti-guerres, organisations pacifistes et ONGs ont commencé à décrire ce mouvement populaire de protestation comme « la seconde super-puissance » (Greenpeace). Et moins d'un mois plus tard, cette expression était employée par le Secrétaire Général des Nations-Unies, Kofi Annan (Financial Times). Il y a une semaine, une recherche « second superpower » sur Google vous aurait confirmé la rapide propagation de cette expression.
Effacez ce mot
Puis apparut cet article. Titré « La seconde super-puissance dévoile son beau visage », et signé James F. Moore, il était le premier article d'un « blog » (ou « weblog ») que celui-ci venait tout juste de créer.
Son contenu ne nous occupera pas longtemps, ses conséquences étant infiniment plus importantes que son contenu, fort anodin. C'est un appel aux internautes à s'organiser en super-puissance - le genre de littérature techno-utopique que John Perry Barlow n'a cessé de promouvoir ces dix dernières années - le même discours d'andouille, mais en moins bien écrit. Observez juste que celui-ci est saupoudré de mots qui parleront à la fois aux progressistes, aux libéraux et aux républicains.
Si vous parvenez au bout de cette indigeste succession de banalités bien pensantes, vous découvrirez cette conclusion : « Nous n'avons pas à créer un monde où les différences seraient résolues par la guerre. Ce n'est pas notre destin que de vivre dans un monde de destruction, d'ennui et de tragédie. Nous allons créer un monde de paix ». Comme tous les articles de ce genre, il n'y aucun contexte politique ou social. Même si l'auteur donne tout de même une règle de base à respecter : nous devons coopérer avec la Banque Mondiale. Euh ?
C'est en gros la même politique, mais débarrassée des hommes politiques : en résumé, une « révolution light ».
Maintenant, le point important. Regardez ce que la recherche « second superpower » produit aujourd'hui sur Google. Essayez !. L'article de James Moore est là, tout en haut. Non seulement il constitue la première réponse, mais il occupe déjà 27 des 30 premières réponses.
Modeste, James Moore écrit : « C'était sympa de la part de Dave Winer [distributeur d'outils de weblog] et Doc Searls [consultant en publicité] d'attirer l'attention dessus, même s'il n'est pas vraiment prêt pour une telle exposition ». Qu'importe, James Moore est devenu du jour au lendemain un bloggueur vedette, dès son premier essai.
Il aura fallu des millions de personnes de par le monde pour forcer la Grande Muette à décrire le mouvement anti-guerre comme la « deuxième super-puissance » ; il aura suffi d'une poignée de bloggueurs référençant son article pour que celui, en vertu de l'algorithme « PageRank » de Google, bénéficie d'une légitimité telle que sa définition inoffensive écrase toutes les autres.
Si vous regardiez le monde par une lorgnette Google, et si le moteur de recherche était votre principale vision du monde, vous auriez du mal à croire que l'expression « deuxième super-puissance » puisse signifier autre chose. Son sens original a quasiment disparu. Rayé de la carte, en tout juste sept semaines.
Vous serez particulièrement sensible à cette disparition si vous vous imaginez que le « PageRank » de Google est « intrinsèquement démocratique », comme l'entreprise le prétend.
Et ce « Googlewash » n'a pris que 42 jours.
Vous êtes dans un dédale de blogs, tous semblables
Une étrange coincidence, sans aucun doute, mais le tableau s'obscurcit si vous observez les autres réponses : des discussions parallèles au sujet de son article, dont les liens hypertexte vers l'original ont fortement contribué à cette redéfinition et permettent d'expliquer comment ce nettoyage sémantique a pu se produire si rapidement.
La subversion par James Moore du terme de « seconde super-puissance » est en réalité la conséquence du « PageRank » très élevé dont celui-ci a immédiatement bénéficié grâce aux liens qu'ont tissé vers son texte des bloggeurs techno-utopistes de premier plan, regroupés autour d'une liste de discussion intitulée « Emergent Democracy ». Une petite communauté qui tire ce nom d'un article semblable, publié par Joi Ito (voir par exemple Lunch), lequel dispose d'une autorité morale considérable dans ces cercles-là, et donc d'un excellent PageRank qui lui permet de décerner une excellente légitimité aux articles qu'il choisit de référencer. Joi Ito, comme James Moore, est une figure de référence surgie de nulle part.
Le texte de Joi Ito est étrangement similaire à celui de Moore - les deux sont vagues, difficiles à saisir, et ne parviennent pas à décrire comment cette démocratie « émergente » pourrait prendre un cadre légal, une monnaie, une définition de la propriété, ou - plus important, quand vous êtes matraqué par un quelconque salopard - assurer à la communauté une force de protection (ce que l'on appelle aujourd'hui « force militaire » dans les milieux bien pensants).
Comme dans l'article de James Moore, les références à l'histoire et aux recherches universitaires sur le sujet sont complètement ignorées. Disparues, comme par magie. Toutefois, nous pouvons nous faire une idée de ce à quoi cette « démocratie » utopique pourrait ressembler si nous observons les idées qui circulent sur cette liste de discussion. Les participants sont plutôt précis sur la manière dont ils définissent la démocratie : « La démocratie peut parfaitement bien fonctionner sans que personne ne se barbouille le visage et ne bloque les rues », écrit l'un d'eux.
42 jours
Orwell s'en serait probablement amusé.
« Les mots définissent l'action », résume Alan Black, qui participe chaque année à l'organisation du « LitQuake » à San Francisco et prépare dans cette ville une commémoration du centenaire de la naissance de George Orwell, en juin.
« La novlangue était l'un des fondements du régime totalitaire. Big Brother redéfinissait constamment l'histoire et les mots - il savait que les gens réagissaient à des mots clés », explique-t-il. « C'est intéressant que nous ayions compris que la seule façon de s'opposer à une super-puissance venait de la population, et que nous ayions cherché à le redéfinir ».
Mais le vrai prodige est d'avoir pu y parvenir avec si peu de personnes. Le dernier rapport du Pew Research Center indique que le nombre d'internautes qui consulte les blogs est « si faible qu'il n'est pas possible d'obtenir de conclusions statistiquement fiables sur qui les utilise ». Ils l'estiment globalement aux alentours de 4%, mais nous nous intéressons ici à un petit sous-ensemble du monde des blogs, les blogs « techno », et plus précisément aux quelques bloggueurs vedettes de ce sous-sous-ensemble.
Ce qui signifie que Google peut être instrumentalisé - et le langage perverti - par un très petit nombre de personnes, statistiquement insignifiant. C'est toutefois suffisant pour faire disparaître, sur le réseau, le sens original d'une expression.
« Googlewash »
S'intéressant à la connivence entre Google et la République de Chine (l'entreprise ayant accepté de filtrer les informations renvoyées aux internautes « géolocalisés » sur son territoire), le spécialiste des questions de censure Seth Finkelsetein observait : « Contrairement à ce que prétendaient de précédentes théories utopiques sur l'Internet, cela demande très peu d'efforts aux gouvernements de faire disparaître certaines informations à un très grand nombre de personnes ».
Remplacez le mot « gouvernement » par « quelques bloggueurs vedettes ». Dans ce cas précis, une notion générale, une expression très forte et quasiment « virale », a été forgée par plusieurs millions de personnes. Mais elle a été pervertie par un très petit nombre de bloggueurs. Peut-être une douzaine, mais moins de 30, dirions-nous.
Qui peut s'arroger le droit de polluer le sens réel ?
L'expression « greenwash » sera familière de beaucoup d'entre vous : c'est ainsi qu'on appelle les judicieuses opérations de marketing qui donnent à un concept éculé un nouveau vernis et en font quelque chose qui peut sembler valable et radicalement nouveau, mais qui reste fondamentalement inchangé.
C'est le premier « Googlewash » que nous ayons rencontré. 42 jours auront suffi.
Quels seront les prochains ?
Andrew Orlowski
P.S. Petite réflexion du traducteur, que l'auteur de l'article, à qui je l'ai soumise, a qualifié de « good point » : la responsabilité du New York Times est probablement importante dans ce cas précis. En choisissant la stratégie du « registration required » (il faut s'enregistrer sur leur site pour pouvoir consulter leurs articles), ils ont involontairement favorisé ce « Googlewash ». Si leur article avait été publiquement accessible, sur un site de presse américain qui bénéficie déjà d'un très bon « PageRank », il aurait probablement connu les honneurs des blogs et de nombre de sites contestataires et occuperait peut-être toujours aujourd'hui la place de James Moore. C'est peut-être ce retrait progressif de nombre de sites d'information (qui préfèrent ne plus rendre publiques leurs archives dans l'espoir de vendre en ligne quelques articles) qui favorise ce genre d'OPA sur mots-clés. Lorsque l'information de référence n'est pas disponible, le premier à la commenter hérite de sa paternité.