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Grave crise de confiance au "New York Times"
LE MONDE | 22.05.03 | 13h16     MIS A JOUR LE 22.05.03 | 15h22
A la suite de la révélation des pratiques frauduleuses de l'un de ses journalistes, Jayson Blair, la rédaction s'interroge sur ses méthodes de travail.

New york de notre correspondant

"Un contenu de la plus haute qualité et intégrité est le fondement de notre réputation et le moyen d'obtenir la confiance du public et de répondre aux attentes de nos clients". Cette phrase est extraite du rapport annuel de Times Co. Cette entreprise de presse cotée à Wall Street, contrôlée depuis cent sept ans par la même famille, a pour vaisseau amiral le New York Times, le journal le plus respecté et le plus influent du pays. Si la diffusion des quotidiens diminue aux Etats-Unis, celle du New York Timesaugmente. Elle a dépassé le million d'exemplaires. Pour les journalistes, y être admis, c'est entrer en religion, celle du culte de la vérité, de l'excellence professionnelle. "Il s'agit du journal dont l'édition est la plus rigoureuse au monde", selon les propres mots de l'éditorialiste William Safire. Les journalistes y croyaient, les lecteurs aussi. C'était avant l'affaire Jayson Blair.

Ce reporter de 27 ans, qui a travaillé quatre ans au sein de la rédaction, a falsifié les faits ou pratiqué le plagiat dans ses enquêtes, et, malgré les avertissements de certains membres de la hiérarchie de la rédaction du quotidien, il a pu continuer à travailler, jusqu'à couvrir récemment des affaires importantes comme celle du "sniper" qui terrorisait la région de Washington. Selon les premières enquêtes menées au sein du journal, sur la seule période allant d'octobre à avril, il a truqué les faits dans 36 des 73 articles qu'il a écrits.

La révélation de ces défauts de fonctionnement a un effet dévastateur, plus encore sur la rédaction qu'à l'extérieur. Loin de calmer les esprits, les quatre pleines pages publiées le 11 mai détaillant les mensonges et fabrications du jeune journaliste ont alimenté l'une des plus graves crises internes de l'histoire du journal.

Pourtant, il y a quelques mois encore, le New York Times semblait intouchable. Howell Raines, nommé directeur de la rédaction en septembre 2001, avait secoué une rédaction assoupie, poussant sans cesse les équipes. "Il est très, très exigeant. Il mène les gens à la limite. C'est ce qui rend à la fois excitant et effrayant de travailler avec lui", explique une rédactrice. A la fin de l'année 2001, le New York Times raflait sept prix Pulitzer - cela n'était jamais arrivé - dont six pour la couverture unanimement saluée des attentats du 11 septembre. La série "Portraits of grief" (portraits de douleur), ces petits profils émouvants de toutes les victimes des attaques terroristes, démontrait la place particulière du journal.

Sur le plan économique, la prise de contrôle de l'International Herald Tribune, en octobre 2002, était la marque des ambitions internationales nouvelles de l'entreprise. Jay Rosen, qui dirige le département de journalisme de l'Université de New York, pouvait alors affirmer : "Le Times est au sommet de son pouvoir".

Il n'y sera pas resté longtemps. Les attaques venues des rangs républicains se sont d'abord multipliées. Le New York Times a conservé une distance critique avec l'administration Bush et s'est opposé à la guerre en Irak. Mais, surtout, la rédaction a commencé à donner des signes de lassitude et à rejeter la méthode Raines. Le bouleversement des équipes, la mobilisation permanente, la politique de "coups", l'éviction ou la mise sur la touche de spécialistes chevronnés, a créé un malaise. "Pour Howell Raines, l'expérience et la connaissance des sujets n'étaient plus des qualités nécessaires. Il cherchait plutôt des gens jeunes et ambitieux", explique un membre de la rédaction. Selon ces propres mots, M. Raines voulait forger "un métabolisme réagissant plus vite à l'information". Il mobilisait vite une équipe importante pour suivre l'histoire du jour. Il s'est aussi lancé dans des croisades personnelles, à l'image de celle pour faire sauter l'interdit sur la présence des femmes dans le mythique club de golf d'Augusta.

L'affaire Blair a permis à la rancœur accumulée de s'exprimer. Le 14 mai, M. Raynes, son bras droit Gerald Boyd et le président de Times Co, Arthur Sulzberger, membre de la famille qui contrôle le journal, ont dû s'expliquer devant une assemblée houleuse de 600 journalistes et employés réunis dans un cinéma de Broadway. Le triumvirat a été accusé en public "d'avoir détruit la crédibilité du journal". "Vous me considérez comme quelqu'un d'inaccessible et d'arrogant, a déclaré en préambule M. Raynes, selon le compte rendu publié par le New York Times. J'ai entendu que vous étiez convaincu qu'il existe un star system, que je sélectionne mes préférés pour les promotions. Il se dit aussi que la peur est telle dans la rédaction que les éditeurs craignent de m'annoncer de mauvaises nouvelles". Le directeur de la rédaction a reconnu aussi que sa culpabilité de Blanc de l'Alabama avait quelque chose à voir avec le désir de donner une deuxième, une troisième, même une quatrième chance au noir Jayson Blair. M. Raynes et M. Boyd, afro-américain, sont accusés d'avoir fermé les yeux sur les errements de Jayson Blair pour des raisons raciales.

SUR LA SELLETTE

A la fin de la réunion, un journaliste a demandé à M. Raines s'il allait démissionner. Il a répondu : "Non". Mais il n'est pas le seul sur la sellette. M. Sulzberger l'a choisi pour transformer le journal et le soutient. Pour la première fois, le directeur de la rédaction travaille directement sous la responsabilité du président. Des membres du conseil d'administration s'inquiéteraient de la mauvaise publicité faite au journal. Ce que dément un porte-parole du New York Times. La tension et la suspicion sont toujours fortes dans la rédaction. D'autant que le journal a confirmé mener des enquêtes informelles sur le travail contesté de trois reporters, dont deux étaient parmi les "favoris" de M. Raines. Un comité d'enquête, composé de 20 membres de la rédaction du quotidien et de deux journalistes extérieurs, a été constitué afin d'examiner les conséquences de l'"affaire Blair" sur les procédures de travail du journal.

Une seule chose est sûre, la carrière de journaliste de M. Blair est terminée. Il doit surmonter ses problèmes personnels de drogue et d'alcoolisme, mais n'a peut-être pas tout perdu pour autant. Dans une interview au New York Observer, il moque ses anciens patrons, tout en déclarant : "Je suis une illustration de ce qui ne va pas au New York Times. (...) J'étais un Noir au New York Times, et c'est quelque chose qui vous affecte autant que cela vous aide". Il vient de signer un contrat avec un agent littéraire et négocie la publication d'un livre, la réalisation d'émissions de télévision, et l'écriture du scénario d'un film sur sa vie.

Eric Leser

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.05.03

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