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Au même titre
que le travail, le capital devrait contribuer à l'effort supplémentaire pour
financer les pensions.
Retraites : sauvetage ou racket ?
Par René
PASSET
mercredi 21 mai 2003
René Passet est professeur émérite d'économie à l'université
Paris-I-Panthéon-Sorbonne. L'argument démographique sur lequel se fonde la réforme est dénué de
valeur. Le rapport du nombre des retraités à celui des actifs ne veut rien
dire. Ne reprenons pas ici les chiffres manifestement exagérés présentés par le
Premier ministre dans sa lettre aux Français. L'ancien commissaire au Plan
Jean-Michel Charpin estimait en 1999 que le nombre de personnes à la charge de
10 actifs passerait de 4 à 7 entre les années 2000 et 2040. En conséquence, nous dit-on, le système va «exploser»... A ce compte-là, on
aurait pu, en 1945, prophétiser qu'un demi-siècle plus tard notre pays
traverserait la crise alimentaire la plus tragique qu'il ait connue depuis le
Moyen Age : alors qu'un agriculteur «nourrissait» 5,3 personnes, il devrait en
l'an 2000 assurer l'alimentation de plus de 50 de ses concitoyens. Pourtant, non
seulement le pays ne manque pas de denrées, mais il en exporte. L'augmentation
spectaculaire de la productivité agricole a permis l'accomplissement de ce
miracle. Or le rapport Charpin faisait l'hypothèse d'une croissance annuelle de
la productivité du travail de l'ordre de 1,7 %. Cette hypothèse modérée
car, de 1973 à 1996, le taux effectivement constaté a été de 2,1 %
suffirait néanmoins pour que, d'ici à 2040, la production par travailleur soit
multipliée par deux. Les 7 retraités «à la charge» de 10 salariés pèseraient
alors comme aujourd'hui 3,5... au lieu de 4. Si nous prenions en compte la totalité des inactifs, nous verrions, toujours
selon les chiffres officiels, que la régression relative des tranches de
population les plus jeunes compensant en partie l'augmentation des plus de 60
ans, la charge par actif diminuera jusqu'en 2020 pour, après s'être redressée,
ne retrouver son niveau actuel qu'en 2030. Cependant que les gains de
productivité viendraient encore la diviser par 1,6... et par plus de 2 si l'on
prend au pied de la lettre les propos du Premier ministre qui nous promet une
croissance du PIB de 2,5 % dès la fin de cette année. Que reste-t-il du problème ? Seulement qu'une tranche d'âge étant un peu plus
représentée dans la population, la part de produit qui lui reviendra devrait
s'en trouver accrue. Serait-ce la première fois que la pyramide des âges se
transforme et qu'un tel phénomène se produit ? A faux problème, solution aberrante. Puisque, nous dit-on, la menace
est censée venir de l'augmentation relative du nombre des plus de 60 ans, il
suffit de déplacer le curseur des années de cotisation vers les âges les plus
élevés. On augmentera ainsi le nombre de ceux qui financent tout en réduisant la
cohorte de ceux qui sont financés. Elémentaire, n'est-ce pas ? Elémentaire en effet, à quelques détails près
comme le chômage, la multiplication des préretraites et le fait que près des
deux tiers des salariés du privé liquidant aujourd'hui leur pension sont déjà
sous une forme ou sous une autre en cessation d'activité. Dans ces
conditions, la solution gouvernementale ne pourra entraîner que deux résultats.
Soit l'augmentation effective de la durée des cotisations accompagnée du
ralentissement des recrutements à la base, d'un accroissement du chômage des
jeunes et d'un vieillissement défavorable au dynamisme d'une population active
ne se renouvelant plus. Soit, plus probablement, la réduction du nombre de ceux
qui pourront prétendre à une retraite à taux plein. La solution gouvernementale ignore manifestement le mouvement séculaire par
lequel un nombre sans cesse réduit d'heures travaillées dans la nation permet de
livrer un produit accru et d'occuper un nombre croissant de personnes grâce à la
réduction des temps de travail : ainsi, en 1896, en France, 18 millions de
personnes occupées fournissaient annuellement 55 milliards d'heures ouvrées,
cependant qu'un siècle plus tard très exactement, 22 millions de travailleurs
n'en fournissaient plus que 35 milliards. Entre-temps, la durée annuelle de
travail par individu s'était abaissée de plus de 3 000 heures à moins de 1 600.
Les gains de productivité engendrés par l'évolution des technologies avaient
bénéficié à tous. N'est-ce point là ce que l'on appelle le progrès social ? Pourquoi s'acharne-t-on à soutenir la solution inverse, manifestement au
rebours de toute évolution historique ? Simplement parce que toute autre
solution obligerait les «nouveaux maîtres» de l'économie à partager ces gains de
productivité. Mais, si c'est sur le produit national que repose en dernier ressort la
charge des retraites, si ce produit national est le fait, non point de
travailleurs aux mains nues, mais de systèmes intégrés hommes/machines immergés
dans une société, il n'y a aucune raison de faire supporter le financement des
retraites aux seuls salariés. Cela est plus particulièrement vrai dans des
systèmes productifs dominés par l'informationnel (l'ordinateur, l'ensemble des
nouvelles technologies de l'information et de la communication, le robot...) où
tout fonctionne en interdépendance. Au nom de quoi voudrait-on qu'un phénomène
démographique concernant l'ensemble de la société repose sur une seule catégorie
sociale ? D'autant que celle-ci, dont la rémunération dans la valeur ajoutée
nationale a régressé de dix points dans le courant des années 1980, a «déjà
donné» si l'on ose dire. C'est sur l'ensemble des revenus que doit reposer la
charge, et c'est cela que l'on ne veut pas. N'abordons pas ici la question des
modalités d'un tel élargissement de l'assiette. Mais cet élargissement ne
découle-t-il pas lui aussi d'un «bon sens» au moins aussi évident que celui
revendiqué par le gouvernement ? Il est un point sur lequel nous marquerons un accord avec ce dernier. Il faut
en effet réduire toute disparité entre le secteur public et le secteur privé.
Rappelons-nous cependant ce numéro hautement comique par lequel le célèbre clown
Grock s'était taillé une réputation internationale : il s'agissait de rapprocher
le piano et le tabouret en tentant vainement de déplacer le premier. Dans le
contexte que nous venons de rappeler, c'est le tabouret du privé qu'il faut
aligner sur le piano du public et non l'inverse. Ce n'est pas un sauvetage, mais un racket. Nous ne voulons pas,
déclare le ministre des Affaires sociales, réduire le montant des retraites,
mais simplement augmenter la durée du travail. Et de prendre toutes les mesures
allongement de la période de référence, diminution du taux de
renouvellement, indexation des pensions sur les prix et non sur les salaires...
qui vont à l'opposé de cette déclaration. Dans une société où l'on vit
plus longtemps et surtout en meilleure santé, quoi de plus naturel que de
travailler plus longtemps, n'est-ce pas ? Dans un pays où se multiplient les
plans sociaux et où les plus de 50 ans intéressent de moins en moins les
employeurs, croit-il qu'il suffira, comme on l'a fait, de demander aux chefs
d'entreprise de «retrousser leurs manches» pour conserver plus longtemps leurs
vieux salariés ? Le résultat et sans aucun doute l'objectif recherché est là. Les
évaluations sérieuses, appuyées sur des exemples concrets, des experts
syndicaux, font apparaître, à l'échéance 2020, des régressions de 20 % à 35 %
des pensions versées aux futures générations. Et l'on voit renaître, pour le
plus grand nombre, le spectre de l'assimilation, que l'on croyait révolue, de la
vieillesse à la pauvreté. Il s'agirait, nous promet-on aussi, de sauver les retraites par répartition
tout en les complétant par la capitalisation. De qui se moque-t-on ? Est-ce en
réduisant jusqu'à la portion congrue les retraites de base financées par la
répartition, cependant que l'on consacre des deniers publics au développement de
la capitalisation que l'on va sauver les premières ? Les leçons de la crise ne
suffisent donc pas. On a vu pourtant se multiplier notamment aux
Etats-Unis les cas où les faillites frauduleuses ont eu pour résultat de
priver les salariés non seulement de leur emploi, mais aussi des épargnes qu'ils
avaient accumulées en prévision de leurs vieux jours. Mais que pèsent «leurs
vieux jours» face aux 175 milliards d'euros de prestations un peu plus de
12,5 % du PIB que les institutions financières privées ne se consolent pas
de voir transiter ailleurs que par leurs caisses ? Derrière cela, une logique est à l'oeuvre. Le capitalisme «entrepreneurial»
des trente glorieuses est révolu. Entrepreneurs et organisations de travailleurs
étaient alors, avec l'Etat, les acteurs dominants de la vie économique. A
travers les affrontements, souvent très durs, pour le partage du produit
national, chacun avait compris que le gain de l'autre conditionnait son propre
revenu : le bon salaire faisait le débouché et le profit ; et le profit faisait
l'investissement et le salaire. Dans les conflits, existait une zone de
convergence que l'on finissait le plus souvent par atteindre. Progrès social et
progrès économique allaient de pair. C'était le «cercle vertueux» fordiste. Depuis les années 1980, la politique de libération des mouvements de capitaux
lancée par le tandem Reagan-Thatcher a déplacé le pouvoir économique vers la
sphère financière. Le capitalisme s'est fait «actionnarial» et la logique de
fructification rapide des patrimoines financiers qui le domine à tous les
niveaux n'a plus rien de commun avec la précédente. Le dividende, en effet, ne
se nourrit pas des autres revenus mais des ponctions qu'il opère sur eux. Le
discours dominant est celui du «trop». Trop de tous les autres évidemment : trop
de masse salariale, trop d'Etat et donc d'impôt, trop de protection sociale,
trop d'aide internationale publique et l'on a même vu des fonds de pension
dénoncer les entreprises qui privilégiaient l'investissement productif par
rapport à la distribution de dividendes. La stratégie du capital financier est
donc de capter la totalité des gains de productivité de la nation. Le cercle
s'est fait «vicieux». C'est à la lumière de cette donnée qu'il faut considérer notre problème. Il
revient aux citoyens de se dresser contre une tentative cynique de détournement
de richesses entreprise avec la complicité du gouvernement. Si nous acceptons de
subir cela, le fait accompli restera pour longtemps irréversible. C'est l'avenir
qui est en jeu.
es organisations qui ont rompu le
front de l'unité syndicale pour cautionner le projet gouvernemental ont pris une
lourde responsabilité. Les quelques verroteries par lesquelles elles se sont
laissé séduire sont sans commune mesure avec le fond du problème. Dès le départ,
le gouvernement avait délibérément forcé le trait sur quelques points mineurs,
afin de se donner l'apparence de faire des concessions... tout en préservant ce
qui, pour lui et le Medef reste fondamental. L'enjeu est
considérable, tenons-nous en à l'essentiel.