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H U M E U R

Le chantage autour des retraites
Ainsi, pour financer les revenus des retraités, les travailleurs devraient à l'avenir rester en activité jusqu'à 75 ans. On croit rêver!

PAR GERARD DELALOYE

 


J
e ne connais pas le professeur Peter Gomez qui enseigne à l'Université de Saint-Gall et en est même l'actuel recteur. Mais je sais par contre que ce monsieur doit considérer son enseignement de manière purement abstraite pour oser affirmer (dans Le Temps du 13 mai) que le financement du revenu des retraités dans 20 ou 30 ans exigera des travailleurs qu'ils restent en activité jusqu'à 75 ans!

Il me rappelle mes cours d'histoire de la philosophie médiévale, quand les grands esprits du temps consacraient toute leur énergie à discuter du sexe des anges ou à se quereller sur les universaux, à des années lumière de la réalité. Jamais, vu la réputation d'efficacité de Saint-Gall, je ne me serais attendu à voir cette université dirigée par un rêveur de cette trempe.

Une fois de plus, il apparaît que la victoire libérale sur le communisme a rendu notre monde un peu fou, et ouvert la voie à des déconnades qu'autrefois seuls les surréalistes se permettaient. Mais avec l'excuse d'être des poètes, pas des gestionnaires.

Je ne suis ni démographe, ni statisticien, encore moins économètre, mais le simple bon sens (et un peu d'expérience) me permet de humer les supercheries que certains technocrates s'échinent à nous faire prendre pour argent comptant. Je me souviens notamment des cris d'orfraie lancés par des spécialistes bardés de diplômes au lendemain du choc pétrolier de 1973 pour annoncer l'épuisement des ressources pétrolières de la planète pour les années 1990. On peut constater chaque jour sur les routes et dans les airs ce qu'il en est devenu.

Comme tout un chacun, je suis confronté au problème des retraites. Travailleur intellectuel de base par inclination personnelle (et non pour suivre le discours dominant), je me suis payé le luxe (car c'est bien d'un luxe qu'il s'agit) d'une grande mobilité professionnelle pour assouvir ma curiosité et mon goût du changement et de la diversité. Sans me préoccuper de la retraite, parce que privilégié par ma formation, je n'ai pas chopé de silicose dans des mines, des tunnels ou des cimenteries; je ne me suis pas abruti en faisant les trois huit dans une usine semi-automatisée; je n'ai pas détruit mon système nerveux en gardant l'œil fixé sur un plan de carrière.

J'ai simplement vécu en pensant que le travail, tout en m'apportant un salaire décent, mais très variable selon les cas, était aussi utile à la collectivité. Mais je n'ai jamais pensé que ce travail était autre chose qu'un moyen et non un but en soi. Un moyen de vivre, pas une raison de vivre.

Ayant désormais non pas un pied, mais, mettons, le petit orteil dans le monde des retraités, je constate, sans surprise car je le sais depuis longtemps, que le discours idéologique sur le travail est aujourd'hui aussi trompeur qu'il l'était il y a quarante ans.

Par exemple, la fameuse mobilité: les capitalistes et leurs laquais comme Peter Gomez (excusez ce langage suranné, mais sa crudité est parlante) n'ont depuis des décennies que ce mot à la bouche. Eh bien le fait de l'avoir choisie -- par goût, je le répète -- me pénalisera demain d'environ 50% par rapport à mes camarades d'étude ayant choisi au sortir de l'université la sécurité de l'immobilisme dans l'enseignement, le journalisme ou une quelconque administration.

Si la mobilité était vraiment justifiée par des motifs autres que les baisses de salaire direct et indirect qu'elle favorise, j'ose penser que des mesures adéquates auraient été prises par messieurs les capitalistes et vendues au peuple par messieurs leurs laquais.

Que ces individus désirent aujourd'hui prolonger les années de travail en éloignant l'âge de la retraite me paraît receler un danger du même ordre. Dans le genre: si vous n'acceptez pas nos propositions, nous serons contraints de baisser les retraites et augmenter les cotisations, pas dans vingt ans mais tout de suite, afin d'épargner la catastrophe annoncée par les prévisions statistiques.

L'affaire relève moins de la prévision à long terme que d'une rapacité à très court terme dont je vois la source directe dans les pertes énormes générées par les crises boursières et financières de ces dernières années. N'est-il pas étonnant que cette problématique agite exactement au même moment les pays industrialisés dont les solutions sont pourtant très différentes?

N'est-il pas étonnant que tous les gouvernements tiennent au même moment le même discours, «il faut travailler plus longtemps», alors que toujours tous ensemble et dans un même élan ils licencient par dizaines, par centaines de milliers des travailleurs du bas au haut de l'échelle sans tenir compte de leurs qualifications mais, surtout, en ne perdant pas de vue leur âge?

S'il fallait une preuve de ce que la question des retraites n'est pas liée à l'assèchement des fonds de pension (même si ces fonds ont réellement souffert de leur irresponsable placement en bourse de la part de gestionnaires qui mériteraient de passer devant les tribunaux pour détournements de biens ne leur appartenant pas), elle réside justement dans la simultanéité de cette remise en question.

En réalité, le seul problème crucial que nos sociétés postindustrielles doivent résoudre, aujourd'hui comme hier et avant-hier, est celui de la remise en question de l'idéologie du travail.

Or ni la gauche socialiste, ni la droite libérale n'osent poser politiquement cette problématique. Il est plus facile de contrôler des hommes et des femmes angoissés et stressés par les perspectives de lendemains peu chantants, comme si nous vivions encore à l'époque de Zola, que d'œuvrer avec des citoyens autonomes dans leurs jugements et responsables de leur vie et de leurs activités.


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