Médias

Etats-Unis: presse, radio et télé autorisées à se concentrer
La déréglementation votée lundi, qui renforce l'emprise des grands groupes, est contestée.

Par Fabrice ROUSSELOT
mercredi 04 juin 2003

New York de notre correspondant

ême Ted Turner s'inquiète. Dans un article publié par le Washington Post la semaine dernière, le fondateur de CNN juge que «les changements proposés vont accroître la domination des grandes compagnies qui contrôlent la plus grande partie de ce que les Américains lisent, regardent ou entendent». Ce plaidoyer n'a pas empêché la FCC, la Commission américaine des communications, d'adopter lundi, par trois voix contre deux, une réforme qui constitue la plus vaste déréglementation des médias aux Etats-Unis depuis un demi-siècle. Et cela en dépit d'une grande campagne de protestation qui a rassemblé des groupes aussi divers que la National Rifle Association (lobby des armes) et l'Aclu (association de défense des droits civiques).

La réforme permet désormais aux groupes de presse de posséder des chaînes de télévision regroupant jusqu'à 45 % de l'audience nationale (contre 35 % jusque-là). Elle donne aussi la possibilité aux ténors des médias de posséder à la fois un journal et une chaîne de télévision, ou une station de radio, couvrant le même marché. Une telle combinaison était interdite depuis 1975. Enfin, elle augmente le nombre de villes où un groupe peut posséder deux ou trois chaînes de télé.

Rentabilité. Avant même le vote, un moment interrompu par des manifestants, le président de la Commission, le républicain Michael Powell, avait défendu ce renforcement de la concentration des médias en invoquant le changement du paysage audiovisuel aux Etats-Unis et la multiplication des sources d'information, notamment à travers l'Internet. Il avait également avancé des arguments économiques. «Les médias ont un problème de fragmentation de leur audience, ce qui les empêche d'être rentables par rapport à la publicité, avait-il expliqué dimanche sur la chaîne ABC. En accroissant leurs capacités de concentration, ils ont la possibilité de rester économiquement viables.»

Pour les nombreuses associations opposées à la réforme, ce vote va accroître l'emprise des cinq géants des médias ­ News Corp, Disney, Viacom, General Electric, AOL Time Warner (lire ci-contre) ­ sur le marché audiovisuel. Depuis plusieurs semaines, l'association Free Press a lancé une campagne dans les journaux visant Rupert Murdoch, le magnat australien naturalisé américain, patron de News Corp et de la Fox. Dans des encarts publicitaires publiés par le New York Times et le Washington Post, la photo de Murdoch était accompagnée de la légende : «Cet homme veut contrôler l'information en Amérique.»

Fracture. Selon les experts, News Corp mais aussi Viacom et Disney pourraient tenter, dans les mois qui viennent, d'acquérir plusieurs chaînes de télévision locales, un marché en plein développement aux Etats-Unis.

Lundi, en outre, le Centre pour l'intégrité publique (Center for Public Integrity) révélait que ces cinq géants des médias avaient rencontré plus de 70 fois les membres de la FCC depuis septembre dernier, afin de faire prévaloir leurs vues. La compagnie Walt Disney, notamment, aurait organisé des dizaines de rencontres entre ses lobbyistes et les représentants de la Commission.

Avec cette réforme, la FCC n'a pas échappé non plus aux accusations de biais idéologique. Le vote de la Commission fédérale s'est en effet divisé autour de sa fracture politique, ses deux membres démocrates s'opposant à ses trois membres républicains, dont le président Michael Powell. Certains n'ont pas manqué de remarquer que Powell a été nommé président par George W. Bush, qui a également désigné les deux autres républicains. Et ont accusé une nouvelle fois l'administration en place de «tout faire pour favoriser les grandes entreprises et le "big business"».

Certitudes. Plusieurs organisations de défense des consommateurs ont toutefois affirmé lundi que «la bataille n'est pas finie» et ont suggéré qu'elles allaient tenter de faire appel des mesures prises par la FCC. La nouvelle déréglementation doit également passer devant le Congrès, qui a le pouvoir de proposer d'autres lois pour contrer la déréglementation. Pour Ted Turner, il n'y a pas de doute : la réforme votée lundi, si elle entre en vigueur, va «étouffer le débat, empêcher le développement d'idées nouvelles et l'émergence de nouvelles compagnies audiovisuelles aux Etats Unis», écrivait-il vendredi dans le Washington Post. Ajoutant : «Si ces mesures avaient été en place dans les années 70, il aurait été quasiment impossible pour moi de lancer ma propre compagnie et, plus tard, de créer CNN.».

 

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