L'étoile libre de Hollywood, Katharine Hepburn,
s'éteint
LE MONDE | 30.06.03 | 13h38
• MIS A JOUR LE 30.06.03 | 16h38
L'actrice américaine est morte dimanche 29 juin à
Fenwick, dans le Connecticut, à l'âge de 96 ans. Son "physique chevalin",
sa liberté d'esprit, son anticonformisme professionnel et politique en
firent une icône tout autant que son talent, récompensé par quatre
oscars.
Parce qu'elle fut canonisée par Hollywood à la fin de sa carrière - trois de ses quatre Oscars lui ont été décernés après ses 60 ans -, le parfum de controverse, d'innovation et de modernité qui entoura la carrière de Katharine Hepburn s'est aujourd'hui dissipé. Pourtant, on ne dira jamais assez la révolution que signala son apparence parmi les stars féminines hollywoodiennes en 1933. Ni vamp ni victime, Katharine Hepburn fut l'image sublimée de la femme indépendante des hommes, de la famille, des convenances. Son "visage chevalin", son accent snob de la côte Est, sa liberté d'esprit, son anticonformisme professionnel et politique lui valurent longtemps presque autant de déboires que de gloire, alternant dès ses débuts les succès foudroyants (Les Quatre Filles du docteur March) et les échecs terrassants (Sylvia Scarlett). Et puis, la quarantaine venue, accompagnée du succès d'African Queen et de la sympathie que suscitait son discret compagnonnage avec Spencer Tracy, l'insupportable débutante yankee devint une icône américaine. Katharine Houghton Hepburn est née le 12 mai 1907, à Hartford Connecticut, d'un père chirurgien urologue et d'une mère militante féministe - en ce temps, on disait encore suffragette, aux Etats-Unis, le droit de vote des femmes date de 1920. M. Hepburn correspond avec George Bernard Shaw, fréquente l'écrivain Sinclair Lewis, un voisin. Une fois acquis le vote des femmes, Mme Hepburn milite pour le contrôle des naissances. Deuxième de six enfants, Katharine étudie à l'université de Bryn Mawr, près de Philadelphie, où elle s'initie à la comédie. Ses études terminées, en 1929, elle part pour Broadway où elle décroche sans coup férir la doublure d'un premier rôle dans une pièce intitulée The Big Pond. A la première occasion, elle attire l'attention du public, tirant à tel point la couverture à elle que la direction de la troupe et ses collègues obtiennent son renvoi immédiat. De son propre aveu, Katharine Hepburn n'était pas une comédienne très économe de ses moyens. Sur le tournage des Quatre Filles du docteur March, George Cukor fit un jour descendre un jambon des cintres du décor, un jour où il n'arrivait plus à canaliser l'énergie de l'actrice. Le jambon - ham - est à l'anglais ce que le cabot est au français. Ces mésaventures ne l'empêchent pas de se faire un nom à Broadway en quelques années. Elle côtoie l'élite intellectuelle new-yorkaise dans les speakeasies (débits de boisson clandestins, la prohibition est toujours en vigueur) et se marie avec un homme d'affaires, Ludlow Ogden Smith, un patronyme qu'elle oblige son mari à bouleverser en S. Ogden Ludlow "pour ne pas s'appeler Mme Smith", avant d'en divorcer à la fin des années 1930. En 1932, David O. Selznick, qui est responsable de production à la RKO, l'une des majors de l'époque, et le réalisateur George Cukor lui font passer un bout d'essai, dans l'idée de lui donner le premier rôle féminin de Héritage. Katharine Hepburn négocie son contrat avec virtuosité et obtient 1 500 dollars par semaine, un salaire de star. Pourtant, son arrivée à Hollywood est loin d'être triomphale. "Lorsqu'elle apparut pour la première fois sur le plateau de la RKO, la consternation fut générale, a raconté Selznick. "Dieu, quelle tête de cheval", s'écria-t-on à l'unisson". Mais Héritage, dans lequel elle côtoie le patriarche John Barrymore, est un succès. Sa carrière est lancée. Elle tourne à nouveau avec Cukor Les Quatre Filles du docteur March (elle est bien sûr Jo, le garçon manqué), auquel le public fait un triomphe, et Morning Glory, de Lowell Sherman, qui lui vaut son premier Oscar, en 1933. Elle attendra trente-quatre ans pour obtenir le deuxième. Mais rapidement, sa carrière s'enlise. En 1936, Sylvia Scarlett est un échec retentissant. Le film est resté dans les mémoires cinéphiles à cause de l'éblouissante androgynie du personnage qu'incarne Katharine Hepburn et de l'apparition de Cary Grant dans son premier grand rôle de séducteur. Hepburn et Cukor, mortifiés par son résultat commercial, rendent visite au producteur Pandro Berman pour lui proposer de tourner gratuitement pour lui, ce qu'il refuse en formulant le vœu de ne plus jamais avoir affaire à eux. D'autres échecs (Mary Stuart, de John Ford, Quality Street, de George Stevens) donnent naissance à la réputation de "poison du box-office" qui ne va pas quitter Hepburn jusqu'aux années 1940. Lorsqu'en 1938 David O. Selznick se lance dans la recherche de l'interprète idéale pour le rôle de Scarlett O'Hara dans Autant en emporte le vent, il envoie le mémo suivant au sujet de la candidature de Katharine Hepburn : "... Ses essais doivent être soigneusement choisis afin d'inclure les scènes qui demandent le plus d'érotisme, parce que je crois que Hepburn souffre de deux handicaps. D'abord l'antipathie irréfutable et très répandue à son égard dans le public en ce moment, ensuite, le fait qu'il lui reste encore à démontrer qu'elle peut faire preuve des qualités érotiques ("sex qualities"), qui sont sans doute les plus importantes de toutes celles nécessaires au personnage de Scarlett." C'est finalement Vivien Leigh qui obtient le rôle, mais la cote de Katharine Hepburn a entre-temps remonté à Hollywood. Même si L'Impossible M. Bébé, tourné avec Cary Grant sous la direction de Howard Hawks, n'a pas été un grand succès, le film a démontré les qualités comiques de l'actrice. Ainsi que son inconscience puisque, avant que le léopard qui partageait la vedette avec Hepburn et Grant ne lui bondisse sur le dos, l'actrice a tourné de nombreuses scènes avec le fauve sans aucune protection. Par ailleurs, elle a continué de se produire au théâtre, souvent avec succès. En 1938, elle joue dans Indiscrétions, une pièce de Philip Barry dont elle achète les droits cinématographiques, qu'elle revend à Louis B. Mayer, le patron de la MGM. En 1940, George Cukor réalise le film avec Cary Grant et James Stewart, sans doute la meilleure comédie de la carrière de Katherine Hepburn. Son personnage d'héritière capricieuse est assez proche d'elle pour qu'elle en peigne les défauts les plus horripilants, tout en préservant son pouvoir de séduction qui n'a jamais été aussi grand. L'année suivante, toujours sous la direction de Cukor, elle tourne La Femme de l'année. C'est la première fois qu'elle rencontre Spencer Tracy - à l'époque la plus grande star masculine de la MGM. Lorsqu'on lui a présenté le projet, il aurait répondu : "Comment puis-je faire un film avec une femme qui a les ongles en deuil, une sexualité ambiguë et porte constamment des pantalons ?" C'est en fait le début d'une liaison qui durera jusqu'à la mort de Tracy en 1967. Dans ses Mémoires, Katharine Hepburn avoue avoir abdiqué toute indépendance pour l'homme qu'elle aimait. Il n'empêche que le couple Tracy-Hepburn défiait tranquillement toutes les conventions américaines : parce que l'acteur était toujours marié, parce qu'ils ne faisaient pas un secret de leur vie commune, sans jamais permettre qu'elle soit la proie de la presse à scandale, enfin parce que l'actrice, tout en jouant fréquemment avec son compagnon, a continué une carrière autonome. Ils tournent ensemble L'Enjeu, de Frank Capra, Madame porte la culotte et Mademoiselle Gagne-Tout, toujours avec Cukor, Le Maître de la prairie, d'Elia Kazan. Leur dernier film commun, Devine qui vient dîner ? de Stanley Donen, en 1967, est tourné alors que Spencer Tracy est à l'agonie. Les Oscars qui récompensent alors les deux acteurs sont pour l'un une couronne mortuaire et pour l'autre l'expression des condoléances de la communauté hollywoodienne. A partir de la fin des années 1940, Katharine Hepburn retourne souvent au théâtre. Alors qu'elle a toujours interprété des auteurs contemporains populaires, elle se lance avec un certain succès dans une carrière shakespearienne, avec la troupe de l'Old Vic de Londres. Elle tourne aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Australie. Parallèlement, au cinéma, elle n'hésite pas à afficher son âge, voire à se vieillir. En 1951, elle tourne African Queen sous la direction de John Huston. Aux côtés de Humphrey Bogart, elle incarne une vieille fille missionnaire prise dans les tourments de la première guerre mondiale en Afrique centrale. Après Tracy Lord, l'héritière arrogante d'Indiscrétions, Rose Sayer, la puritaine d'African Queen, restera comme le second archétype inventé par l'actrice. Le tournage du film au Congo alors encore belge fournira à l'actrice le matériau d'un mémoire fascinant - The Making of African Queen - dans lequel elle observe avec humour et sans charité excessive les parties de chasse de John Huston (qui inspireront plus tard Clint Eastwood pour Cœur blanc, chasseur noir) et les angoisses de Sam Spiegel, le producteur qui essaie d'imposer une discipline hollywoodienne dans la forêt congolaise. Elle écrira aussi une autobiographie joyeusement égocentrique, Moi. Katharine Hepburn passe une bonne part du reste de sa carrière en variations sur le thème de la révélation de la vie à un personnage qui s'en est toujours défendu, comme dans Vacances à Venise, de David Lean, ou, plus tard, Une Bible et un fusil, de Stuart Millar, où elle joue pour la première fois avec John Wayne. Reste un rôle à part, jamais vraiment assumé, celui de Mme Venables dans Soudain l'été dernier, adapté en 1959 par Joseph L. Mankiewicz de la pièce de Tennessee Williams. En mère abusive qui oscille au bord du gouffre de la folie après y avoir précipité son fils, elle est magnifique et monstrueuse. Mais les trois Oscars qu'elle reçoit, en 1967 pour Devine qui vient dîner ?, en 1968 pour Un lion en hiver et en 1981 pour La Maison du lac ne doivent pas faire illusion. Katharine Hepburn n'échappe pas à la cruelle loi hollywoodienne qui rationne chichement les grands rôles aux actrices de plus de cinquante ans. On retiendra des films tournés après 1960 l'adaptation du Long Day's Journey into the Night, d'Eugene O'Neill, par Sidney Lumet ou le sentimentalisme effréné de La Maison du lac, dans lequel elle retrouve une autre icône de l'âge d'or, Henry Fonda. Elle tourne aussi pour la télévision, l'occasion pour elle de retrouver Cukor pour deux films, et apparaît une dernière fois au cinéma dans un remake de Elle et lui, de Leo McCarey. Elle incarne la tante de Warren Beatty. Atteinte de la maladie de Parkinson, dont elle ne cherchait pas à dissimuler les effets lors de ses dernières apparitions, l'actrice s'était retirée en 1996 dans la maison familiale de Fenwick, Connecticut. Thomas Sotinel Filmographie De 1930 à 1939 A Bill of Divorcement (Héritage), George Cukor.Christopher Strong (La Phalène d'argent, 1933), Dorothy Arzner.Morning Glory, Lowell Sherman. Little Women (Les Quatre Filles du docteur March), George Cukor. Spitfire (Mademoiselle Hicks, 1934), John Cromwell. The Little Minister, Richard Wallace. Break of Hearts (Coeurs brisés, 1935), Philip Moeller. Alice Adams, George Stevens. Sylvia Scarlett (1936), George Cukor. Mary of Scotland (Marie Stuart), John Ford. A Woman Rebels (La Rebelle), Mark Sandrich. Quality Street (Pour un baiser, 1937), George Stevens. Stage Door (Pension d'artistes), Gregory La Cava. Bringing Up Baby (L'Impossible Monsieur Bébé, 1938), Howard Hawks. Holiday (Vacances), George Cukor. De 1940 à 1949 The Philadelphia Story (Indiscrétions, 1940), George Cukor. Woman of the Year (La Femme de l'année, 1942), George Stevens. Keeper of the Flame (La Flamme sacrée), George Cukor. Stage Door Canteen (Le Cabaret des étoiles, 1943), Frank Borzage. Dragon Seed (Le Fils du dragon, 1944), Jack Conway et Harold S. Bucquet.Without Love (Sans amour, 1945), Harold S. Bucquet. Undercurrent (Lame de fond, 1946), Vincente Minnelli. The Sea of Grass (Le Maître de la prairie, 1947), Elia Kazan. Song of Love (Passion immortelle), Clarence Brown. State of the Union (L'Enjeu, 1948), Frank Capra. Adam's Rib (Madame porte la culotte, 1949), George Cukor. De 1950 à 1959 The African Queen (African Queen, 1951), John Huston. Pat and Mike (Mademoiselle Gagne-Tout, 1952), George Cukor. Summertime (Vacances à Venise, 1955), David Lean. The Rainmaker (Le Faiseur de pluie, 1956), Joseph Anthony. The Iron Petticoat (Whisky, vodka et jupon de fer), Ralph Thomas. Desk Set (Une femme de tête, 1957), Walter Lang. Suddenly, Last Summer (Soudain, l'été dernier, 1959), Joseph L. Mankiewicz. De 1960 à 1969 Long Day's Journey into Night (1962), Sidney Lumet. Guess Who's Coming to Dinner (Devine qui vient dîner, 1967), Stanley Kramer. The Lion in Winter (Un lion en hiver, 1968), Anthony Harvey. The Madwoman of Chaillot (La Folle de Chaillot, 1969), Bryan Forbes. De 1970 à 1979 The Trojan Women (Les Troyennes, 1971), Michael Cacoyannis. A Delicate Balance (1973), Tony Richardson. The Glass Menagerie, Anthony Harvey (TV). Love Among the Ruins (TV, 1975), George Cukor. Rooster Cogburn (Une bible et un fusil), Stuart Millar.Olly, Olly, Oxen Free (1978), Richard A. Colla. The Corn is Green(1979), George Cukor (TV). De 1980 à 1989 On Golden Pond (La Maison du lac, 1981), Mark Rydell. The Ultimate Solution of Grace Quigley (1984), Anthony Harvey. Mrs. Delafield Wants to Marry (TV, 1986), George Schaefer. Laura Lansing Slept Here (TV, 1988), George Schaefer. De 1990 à 1994 The Man Upstairs (TV, 1992), George Schaefer. This Can't Be Love (TV, 1994), Anthony Harvey. Love Affair, Glen Gordon Caron. One Christmas (TV), Tony Bill. Broadway en berne
Sur Broadway, à New York, les théâtres baisseront leurs lumières, lundi 30 juin à 20 heures, en hommage à Katharine Hepburn. Les hommages à celle que le Washington Post appelle en première page "The American Queen" se multiplient. Le président George W. Bush et son épouse, Laura, ont salué en elle "l'un des trésors artistiques de la nation". Elizabeth Taylor, qui tourna avec Katharine Hepburn dans Soudain l'été dernier, sous la direction de Joseph L. Mankiewicz, a déclaré : "Je crois que chaque actrice au monde la considérait avec déférence en se disant "si seulement je pouvais être comme elle". On ne la considérait jamais avec envie ou jalousie, parce qu'elle était spirituelle et charmante dans son travail. On désirait simplement parvenir un jour à lui ressembler. Je suis heureuse qu'elle ait enfin retrouvé Spencer Tracy." Dans le Connecticut, l'Etat natal de Katharine Hepburn, où elle était revenue passer ses dernières années, le gouverneur John G. Rowland et le sénateur Christopher Dodd lui ont également rendu hommage. • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU
01.07.03 |
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