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POINT DE VUE
Ecole et civilisation, par Christian Laval
LE MONDE | 30.05.03 | 13h56

On ne le souligne pas assez : l'école est en première ligne de la division sociale, traversée par la " question sociale" de part en part.

Les enseignants sont, depuis tant d'années, la cible d'un seul message, venant de gauche ou de droite : ils sont ringards, élitistes, coupés de la vraie vie. En vérité, ils sont convaincus que les élites économiques et politiques ont abandonné l'école. Ils ne veulent plus payer. Luc Ferry écrit une Lettre à ceux qui aiment l'école. Mais les dirigeants de ce pays l'aiment-ils, eux, l'école ? Les grandes écoles peut-être, mais celle des gens ordinaires ?

L'école est de plus en plus à contre-courant, devenue presque un contresens dans la marchandisation générale. Jeunes sous emprise des marques et soumis à la pub. Marché, culture. La contradiction est de tous les jours, de tous les instants dans une société dans laquelle la diffusion des savoirs est devenue une activité symboliquement et politiquement secondaire, même et surtout si on la dit de plus en plus indispensable pour l'emploi et la croissance. Qui, du monde politique et économique, ose prononcer le moindre mot contre ces nouvelles puissances marchandes qui socialisent enfants et adolescents en les désocialisant ? Qui ose encore s'élever contre les pratiques de ces entreprises qui prétendent intégrer les jeunes professionnellement en désintégrant en fait toute possibilité d'emploi durable et donc toute vraie citoyenneté ? Les enseignants ne peuvent se résoudre à former les êtres conformes au marché généralisé et continuent de refuser d'être de la grande fête de la Marchandise et du Spectacle. Questions qui fusent : "Quelle société allons-nous laisser à nos enfants ?", mais aussi : "Quels enfants allons-nous laisser au monde ?"

Pourquoi la République n'aime-t-elle pas ses enseignants comme elle n'aime pas ses savants ? Incompréhension. Et Luc Ferry alors, qui leur dit pourtant les mots qui apaisent, qui consolent, ne devraient-ils pas plus l'apprécier ? Non. Ils ne veulent pas les mots, ils ne veulent pas être payés de mots. Luc Ferry a perdu auprès d'eux tout crédit, donc la partie, du jour même où il s'est transformé en VRP de la ligne gouvernementale pro-marché : l'austérité "malgré lui", une décentralisation qu'il ne souhaitait pas, une réforme des retraites dont il veut ignorer les effets sur les personnels de son administration qu'il prétend défendre et comprendre. Profond refus d'une politique tournée vers la "France qui gagne" façon Medef.

L'école a rejoint aujourd'hui, pour des centaines de milliers d'enseignants, la France qu'on largue, celle d'en bas, celle des ouvriers, des chômeurs, des cités, des vieux, des syndicats et des régions pauvres, celle qui est toujours un "poids", une "charge", un "frein".

Et la réforme des retraites n'a rien arrangé : les "responsables" ont-ils seulement pensé aux ravages que pouvait produire une telle réforme sur la vie concrète des gens concernés ? La rage vient de là, froide, déterminée. Ils tiennent à le faire savoir : les personnels de l'enseignement sont parmi les cibles de la réforme, surtout du fait de la féminisation de la profession et de l'entrée retardée dans la vie professionnelle après le temps des études.

Mais c'est peut-être autre chose qui fait que cette révolte des enseignants est nouvelle, profonde, tenace, qu'elle va peut-être marquer le siècle par les questions qu'elle pose sur la vie ensemble, sur la solidarité des âges, sur la transmission entre générations. En un mot, sur la civilisation que nous voulons.

Ce qui court dans ces assemblées, c'est la conscience naissante d'une formidable crise du rapport non seulement entre les diverses classes, mais aussi entre les diverses générations dans nos sociétés de marché, dans ces sociétés qui savent surproduire les biens de commerce pour mieux faire dépérir les liens de solidarité. Ce que les enseignants ressentent de plus en plus, ce qu'ils veulent faire passer dans leur défense de l'école publique tient à la portée civilisatrice de l'école. Non seulement elle maintient l'idée d'une société des égaux, mais elle fait tenir aussi l'idée d'une vraie réciprocité, d'une solidarité entre les générations par la transmission des savoirs et des valeurs.

Les enseignants sont situés à l'endroit même où se nouent dans la société la question sociale et la question généalogique de la transmission. La société occidentale, qui sait produire plus que toute autre au monde, se révèle de plus en plus incapable de faire ce que beaucoup d'autres sociétés savaient ou savent encore faire : se perpétuer dans le temps, entretenir le lien entre générations.

La société moderne projette le plus vite possible les nouvelles générations, sauf peut-être une minorité d'enfants encore protégés, dans le monde de la consommation et de l'envie généralisée, saturant le désir de s'éduquer, de grandir, de lutter, et gâchant par là les progrès subjectifs vrais.

Cette impossibilité croissante, les enseignants la vivent comme contradiction directe. Leur révolte actuelle est l'expression publique et soudaine d'un symptôme civilisationnel d'une extrême gravité.

Quant à la question des retraites, ils ne peuvent que l'enregistrer, selon une logique immanquable, dans cette dimension des relations entre générations. Quelle est la philosophie de la réforme des retraites, sinon très exactement la mise en question de la solidarité entre les âges ? La richesse nouvelle créée par les actifs de demain ne devant apparemment rien aux retraités, ne reviendra en aucune part à ces derniers, qui devront donc être considérés jusqu'à leur mort physique comme exclus de toute croissance possible de l'économie.

Inutiles, c'est-à-dire morts économiquement, ils seront mis à l'écart de la participation sociale, avec la pension la plus faible que l'on puisse leur accorder, compte tenu de la sacro-sainte "compétitivité".

En somme, la valeur sociale n'est plus ce qui s'échange entre générations selon le principe de la dette, mais ce qui revient aux seuls agents directs de l'activité économique, travailleurs et actionnaires.

Le désastre généalogique s'installe par cette prééminence absolue des impératifs de la concurrence et de la rentabilité économique. Aussi grave, aussi lent et implacable que le désastre écologique.

Tout est fait pour que chacun ne puisse plus concevoir sa propre vie que coupée des autres générations, ne devant rien à ceux qui l'ont précédé et pas tellement plus à ceux qui le suivent. Ne comptant pas sur les plus jeunes pour ses vieux jours, ne versant plus que le strict minimum aux retraités d'aujourd'hui. La défiance s'installera, le pacte entre générations sera peu à peu ruiné.

Fin des solidarités concrètes, mort des figures symboliques réglant les échanges entre générations. Chacun chez soi, chacun pour soi. L'individu sera "entrepreneur de soi-même". Petit porteur de son capital personnel.

L'éducation devrait alors être production d'un "capital humain" à rentabiliser sur le marché du travail.

La vie devrait être un investissement continu sur le rendement duquel il faudrait prélever une épargne personnelle pour constituer un capital et l'assurance du maintien de son pouvoir d'achat une fois l'âge venu.

Chacun de ces nouveaux êtres du marché sera enfermé dans un processus biologique et économique individuel parfaitement autistique. Gardons cela à l'esprit : ce "printemps des enseignants" est un mouvement social, mais il est aussi beaucoup plus qu'un mouvement social. C'est une exigence profonde de civilisation, de recivilisation de la société.

On peut avancer sans grand risque de se tromper que les enseignants, placés exactement à l'endroit le plus sensible de corrosion du lien entre générations, au lieu de la transmission peu à peu compromise d'un bien commun, seront à l'avenir au centre de tout effort de refondation du lien social.

Christian Laval est sociologue, chercheur à l'Institut de recherche de la FSU ; il enseigne les sciences économiques et sociales au Lycée Turgot (Paris).

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 31.05.03

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