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Les abus et les aubaines du régime des intermittents
LE MONDE | 22.07.03 | 13h07
L'assurance-chômage des intermittents laisse de côté des pans entiers de la création.

En profitant de la notion extensive d'intermittence et de la faiblesse des contrôles, employeurs et allocataires contribuent par leurs arrangements à creuser le déficit de l'assurance-chômage. "Le Monde" publie la liste des 40 premières entreprises qui ont recours à ce type de contrats temporaires

Une danseuse de peep show, un mannequin, une chorégraphe, un réalisateur, un chef opérateur, un animateur de parc de loisirs, un torero, un clown, un trompettiste... Ils n'ont en commun que d'appartenir au régime des intermittents du spectacle. En 2002, 102 000 professionnels ont été indemnisés par les Assedic à ce titre. Avec l'accroissement considérable du nombre d'allocataires (multiplié par deux en dix ans) et surtout l'alourdissement du déficit (828 millions d'euros en 2002), le gouvernement, les employeurs et les intermittents eux-mêmes ont conscience qu'il faut éradiquer les nombreux abus qui contribuent à fragiliser le système.

La caractéristique la plus étonnante du régime tient au fait que tous les intermittents déclarent eux-mêmes la profession qu'ils exercent, sans qu'aucune vérification ne soit faite. Aucun diplôme n'est nécessaire pour être embauché dans une entreprise de spectacle vivant. Si bien que, chaque année, près de 15 000 nouveaux intermittents demandent à profiter du régime : c'est entre vingt et trente fois plus que les promotions sortantes des conservatoires de danse, de musique, de théâtre ou des écoles de formation aux métiers du cinéma, à l'image et au son. Sur ces nouveaux entrants, seulement un tiers bénéficient encore de ce régime trois ans plus tard.

"Les abus viennent des mauvaises habitudes prises dans tous les secteurs", affirme Alain Garlan, directeur adjoint du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, président de la commission paritaire nationale emploi-formation du spectacle vivant et administrateur de l'association des employeurs de spectacle vivant en Europe (Pearle). "Près d'un tiers des allocataires viennent du cinéma et de l'audiovisuel, les deux autres tiers sont des artistes et des techniciens du spectacle vivant. Le déficit du régime est proportionnel à ces masses salariales - un tiers pour les télévisions et le cinéma, les deux tiers pour le spectacle vivant", dit-il.

MULTITUDE D'EMPLOYEURS

Un document confidentiel de l'Unedic montre que, parmi les 40 plus importants employeurs d'intermittents, figurent en bonne place les sociétés de l'audiovisuel publiques et privées, les producteurs télévisuels, les producteurs de cinéma... Ne sont intégrés ni cumulés dans ce calcul les sous-traitants ou les filiales des sociétés de télévision (les films Alain Sarde pour Canal+ par exemple, Nulle part ailleurs Production et Canal+ ; Métropole Production et M6 ; TF1 et Glem...). La liste des employeurs d'intermittents est longue : le secteur est bel et bien éparpillé en une multitude de toutes petites entreprises et de compagnies.

"Les permittents, les intermittents permanents, sont très souvent la règle dans l'audiovisuel, cela a été la règle absolue dans les stations régionales de France 3", souligne Alain Garlan. Ce type de pratique flexible pour l'employeur est très répandu : il permet d'effectuer des gains probants sur l'économie des productions en ne payant pas à l'année des salariés. Moyennant une prime de précarité intégrée au salaire des intermittents (d'au moins 10 %), les employeurs paient plus cher, la plupart du temps sur sept jours, et peuvent sans difficultés mettre fin à ces contrats. Souvent, ces intermittents à l'année n'ont pas d'autre choix. Les poursuites devant les tribunaux sont rares - près de 300 intermittents de Canal+ ont tenté de faire requalifier leur emploi en contrat à durée indéterminée (CDI) en décembre 1999 : après de longues péripéties juridiques, la Cour de cassation a demandé en novembre 2001 de préciser la nature du caractère temporaire des emplois, avant qu'une amnistie présidentielle n'empêche de juger cette affaire sur le fond. En 2002, selon le rapport annuel, Canal+ SA employait 489 intermittents et 812 cadres et employés.

Les exemples de "permittents" sont légion, dans le service public comme ailleurs. Il est arrivé que des postes d'assistantes de direction intérimaires soient déguisés en poste de prompteuses à France 2. Jean Lebrun, dans son émission "Pot au feu" sur France-Culture, rappelait, le 1er octobre 2002, que "l'assistante de Bernard Pivot avait eu un statut précaire pendant un quart de siècle"...

Pour moraliser le secteur, le ministre de la culture et de la communication, Jean-Jacques Aillagon, a demandé aux présidents de l'audiovisuel public de réduire les abus. Quitte à être dans la difficile posture du redresseur de torts et de celui qui tient les cordons de la bourse de ces entreprises en pouvant - ou non - leur permettre d'embaucher des centaines de "permittents". Ce qui concerne aussi bien les habilleuses de l'Opéra de Paris que les producteurs d'émissions de France Musiques... Jacques Chirac a lui-même annoncé, lors de son allocation du 14 juillet, son intention de partir à la chasse aux abus.

Dans la production audiovisuelle et le cinéma, les fraudes sont aussi généralisées. Ce qui peut prendre l'aspect d'une simple modification dans la rédaction d'un contrat : à un cameraman professionnel, une société de production a proposé, au lieu de tourner 20 jours d'affilée à raison de 3 811 euros par mois, de déclarer ce salaire à raison de deux fois dix jours par mois en proposant 3 125 euros bruts et une indemnité non imposable de 686 euros net. Ce type d'arrangement - moins onéreux pour l'employeur - contribue à creuser sérieusement le déficit du régime. Dans l'hypothèse la plus coûteuse, cette malversation peut se solder par un manque à gagner de 15 000 euros sur un an pour l'Unedic. Le secteur du documentaire fonctionne presque exclusivement par le recours aux intermittents.

"SECTEUR SINISTRÉ"

"L'existence du travail au noir, la surdéclaration des salaires sur des périodes très courtes, qui permettent à l'intermittent de toucher des indemnités plus fortes, les officines qui délivrent des faux cachets pour atteindre le fameux seuil des 507 heures, sont monnaie courante", souligne Therry Priestley, secrétaire général de la délégation interministérielle de lutte contre le travail illégal (DILTI), placée sous la tutelle du ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité. "Le secteur est réellement sinistré. La fraude est multiple et importante : elle concerne aussi bien des cafés-restaurants qui font des spectacles que des associations, des collectivités locales, des orchestres étrangers qui ne sont pas en règle, des faux amateurs...", précise-t-il.

C'est un système où employeurs et employés ont appris depuis des années à louvoyer, quitte à le dévoyer. "C'est dans les petites compagnies de danse, de théâtre que les dérogations sont appliquées avec le plus de constance, affirme Alain Garlan. Il est devenu totalement habituel que les répétitions ne soient jamais payées par les employeurs, c'est l'assurance-chômage qui finance, et tout le monde trouve ça normal. L'abus est davantage dans ces milliers de sociétés que dans les 5 000 à 10 000 personnes employées dans les télévisions et les radios."

Les mesures annoncées vont-elles suffire ? Le croisement des fichiers (retraite, assurance-chômage, congés, droits d'auteur) va dans le bon sens mais se heurte à des difficultés techniques de nomenclatures non harmonisées. La déclaration nominative des intermittents par les employeurs devrait aussi freiner les ardeurs de certains fraudeurs.

François Fillon, dont dépend l'inspection du travail, promet de renforcer les contrôles, en août, sur les sociétés de production. La DILTI peut faire appel aux inspecteurs du travail, des douanes, des impôts, à l'Urssaf, voire à la gendarmerie et à la magistrature. "Les contrôles sont très difficiles, nous devrons former les inspecteurs. Notre objectif n'est pas de donner des coups de bâton, mais bien de faire en sorte que l'emploi dans la culture se développe dans la légalité", souligne son secrétaire général.

Nicole Vulser


Le régime des intermittents, plus favorable que le régime général d'assurance-chômage

  • Le régime des intermittents en 2002.

    Nombre d'intermittents chômeurs indemnisés : 102 600.

    Nombre de cotisants : 135 000.

    Déficit 2002 : 828 millions d'euros.

    Dépenses prévisionnelles 2003 : 1 milliard d'euros.

    Taux journalier moyen (accordé par les Assedic) : 45,31 euros (49,73 euros dans certains cas, 43,56 euros pour d'autres).

    Durée d'indemnisation moyenne en jours : 205.

  • Le régime général d'assurance-chômage en 2002.

    Nombre de chômeurs indemnisés : 2,13 millions (en incluant les intermittents).

    Nombre de cotisants : 16 millions.

    Déficit 2002 : 3,7 milliards d'euros (en incluant le déficit du régime des intermittents).

    Déficit prévisionnel 2003 : 3 milliards d'euros.

    Taux journalier moyen (accordé par les Assedic) : 28,66 euros.

    Durée d'indemnisation moyenne en jours : 158.

    (Source : Unedic).

  • ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 23.07.03

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