Rebonds

Après l'éviction de Martin Winkler par France Inter.
Médicaments: les labos en roue libre

Par Philippe PIGNARRE
jeudi 24 juillet 2003

Philippe Pignarre, ancien cadre d'un grand labo, est l'auteur du «Grand Secret de l'industrie pharmaceutique»
(La Découverte, 2003).

a suppression brutale de la chronique de Martin Winckler sur France Inter (Libération du 22 juillet) pose le problème du libre débat sur les médicaments. Au-delà des raisons avancées par la direction de la radio pour justifier cette décision (Winckler a été aimablement traité de «petit médecin mégalomane»), il est en effet pour le moins troublant qu'elle intervienne à la suite d'une chronique sévère du médecin écrivain sur les spots publicitaires du LEEM (Les Entreprises du médicament, nouveau nom du Syndicat national de l'industrie pharmaceutique) diffusés sur les ondes de France Inter.

Le débat est-il possible ? La tâche est rendue difficile par la curieuse habitude rhétorique prise par certains acteurs : ils ne parlent jamais en leur nom mais toujours au nom des autres. Ainsi le LEEM ne s'exprime plus au nom des industriels mais prétend parler au nom des patients, ou au nom des médecins (un exemple récent a été donné par le Medef qui s'est exprimé «au nom des travailleurs» spoliés pour répondre aux intermittents).

Cette curieuse habitude de toujours parler au nom des autres a une seule fonction : rendre tout débat impossible. C'est une application locale de ce que font les hommes politiques quand ils disent que leur politique «est la seule possible». Il n'y a plus rien à dire. Toute autre parole que la leur est a priori disqualifiée.

Cette habitude rhétorique survient au moment où la question des médicaments s'enflamme de tous les côtés. Le sida n'y est pas pour rien. Pendant que 95 % des personnes qui dans le monde auraient besoin d'une trithérapie en sont privées, dans les pays riches l'abus de médicaments fait désormais partie des principales causes de mortalité.

Quand le gouvernement dérembourse des médicaments inefficaces ou dangereux, il s'engage parallèlement à laisser les industriels fixer librement leurs prix pour les nouveaux médicaments qui seront reconnus «innovants» par les experts (nous serons alors le pays le plus libéral au monde : même aux Etats-Unis, les compagnies d'assurances négocient des rabais sur les prix des médicaments auprès des industriels). Mais peut-on faire confiance à ces experts ? N'ont-ils pas consciencieusement et pendant des années renouvelé les AMM (autorisations de mise sur le marché) de ces médicaments aujourd'hui bannis ? Cela mériterait une enquête.

La réforme de l'assurance maladie pourrait être l'occasion de changer les choses. Les médicaments doivent être politisés comme l'ont été les OGM. Tout le monde s'en portera mieux. Les mutuelles, les ONG, les associations de patients et de médecins ne doivent pas hésiter à dire : nous ne voulons pas de ce nouveau médicament (dossier clinique insuffisant, pas d'études comparatives, etc.) ! C'est ce qu'il aurait fallu dire quand le dossier des cox (une famille de nouveaux anti-inflammatoires) a été remis en cause en 2002 par la presse américaine. Il fallait immédiatement ramener leur prix au niveau des médicaments de référence. Les experts sont restés muets.

Le marché des médicaments est complètement asymétrique : tout le pouvoir est du côté de l'offre (l'industrie pharmaceutique). La demande est rendue impuissante par son éclatement : ceux qui choisissent les médicaments ne sont pas ceux qui les consomment, lesquels ne sont pas ceux qui les paient directement. Quant aux payeurs (Sécurité sociale et mutuelles), ils n'ont aucun droit de regard.

Il s'agit donc de s'opposer à tout ce qui renforce l'offre et constituer la demande (les patients) en force politique. C'est ce qui s'est passé quand mutuelles et associations se sont opposées avec succès à une directive européenne autorisant la publicité grand public pour les médicaments. Plus personne ne pourra alors parler au nom des autres : c'est bien ce dont ont peur ceux qui ont fermé la bouche à Martin Winckler.

 

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