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La crise des
intermittents a mis en évidence un constat : la culture n'est plus qu'une foire
aux spectacles touristiques et télévisuels. Avec, à sa tête, un ministre des
Finances.
Un jour,
les poètes reviendront
Par Christian
SALMON et Olivier PY
mardi 22 juillet 2003
Olivier Py est metteur en scène et écrivain. Il dirige le Centre
dramatique national d'Orléans. Il présente, à partir du 20 septembre, «le
Soulier de satin» de Claudel au Théâtre de la Ville, à Paris. C'est le mot même de culture qui a laissé entrer dans sa définition trop
d'éléments étrangers. L'art et la pensée progressivement refoulés, minorisés par
la communication, le divertissement, le spectacle, le tourisme, le prestige et
l'Audimat. Le ministère du même nom a perdu tout son sens, il n'est plus que
l'arbitre et l'argus d'un marché, une sorte de conseiller financier et
artistique des choix, choix qui se feront par les lois de l'offre et de la
demande, elles-mêmes inféodées à la communication. En vingt ans, les subventions
à la culture ont été progressivement détournées de leur sens. Elles ne sont plus
considérées que comme des aides à un secteur en crise ou en cours de
restructuration. Aujourd'hui, un homme de théâtre, un créateur quel qu'il soit, doit faire une
double allégeance aux lois du marché et à celles plus occultes encore de la
météo politique. Sept ministres de la Culture depuis dix ans, des dizaines de
conseillers en tout genre, plus ou moins éclairés mais envoûtés par la même
passion triste, désespérante, qui veut que tout art soit transformé en spectacle
: la musique contemporaine en musiques d'aujourd'hui, la littérature en foire au
livre, le cinéma en turn over accéléré de stars, le théâtre en spectacle vivant
(il y a donc un spectacle mort !) La rue de Valois n'est plus un lieu de
résistance à la marchandisation de l'art ; elle l'orchestre et y collabore. Son
credo, devenu la règle d'or de notre Loft culturel national : c'est le
divertissement. Fête de la musique et du cinéma ! Fureur de lire ! Fête de
L'Internet ! Rage festivalière... Défilés de têtes vides ! Le divertissement à
tout prix. La fête tout le temps. Aucun projet culturel aujourd'hui n'a de
chance s'il ne donne lieu ou accompagne une fête quelconque. Il est d'ailleurs
significatif que le ministre de la Culture n'ait exprimé sa tristesse et même sa
«révolte», non pas à l'endroit des créateurs et des acteurs, auto-interdits en
quelque sorte, car ce n'est jamais facile de pratiquer l'autocensure. Mais à
l'égard du public ! La seule chose qu'on respecte en ces temps où tout est
privé. Pauvre public ! Privé de fête ! «La mort dans l'âme !», a-t-on entendu
ici ou là, après l'annulation du festival d'Avignon. Vraiment ? Vous le pensez ?
Après le ministère de l'Intelligence, voici qu'on nous fait le coup de
l'enterrement de l'âme. Pas moins. Silence en Avignon.Ê Mais rassurez-vous ! Ce n'est qu'une interruption. L'âme est éternelle ou
simplement assoupie. Les intermittents ont interrompu le spectacle. Mais le
spectacle ne s'arrête jamais. Il ne connaît que des intermittences. The show
must go on ! Car l'agenda culturel recoupe celui du tourisme. Il ne faut pas
prendre en otages les tour operators. La culture officielle a son siège à
l'office du tourisme. La valeur ajoutée touristique de la culture : voilà la
dernière justification à notre existence d'artistes. Le mot de culture, en
perdant du sens, a gagné de la valeur marchande, équation sans surprise mais
aussi sans issue. On peut donc regarder benoîtement un ministère de la Culture,
via l'Unedic et d'autres hommes de paille, abandonner ses propres droits comme
il l'a fait auparavant, avec la déconcentration par exemple qui aboutit à
déléguer les choix culturels à des potentats locaux, qui dispensent prébendes et
subventions conformément aux lois du clientélisme politique et électoral que
l'on qualifie avec pudeur de culture de proximité. C'est ainsi qu'en vingt ans nous sommes passés de la politique culturelle à
la culture de proximité. Des organismes privés seront très bientôt en charge de
la culture dans le monde idéal de la communication et des loisirs. Une culture
qui s'est lentement préparée à son nouveau maître, en devenant majoritairement
muette, festive, décorative, sérieuse, pédagogique, divertissante, etc., bref
domestique. La domestication des individus est devenue aujourd'hui le but même de la vie
en société. Car il ne s'agit pas seulement de substituer le divertissement à la
culture, et la culture à l'art mais d'expulser toute réalité de l'espace social,
de substituer l'exhibition à l'expérience, la télé-réalité au récit. La
télé-réalité est bien plus qu'un programme de télévision ; c'est le programme
intégré de toute la société ; absorber la réalité. Programme-buvard. Brouiller
les contours entre le vrai et le faux, la réalité et la fiction. Un programme
que Hanna Arendt qualifiait de «totalitaire». Faire triompher partout les
relations fantomatiques entre les hommes. Empêcher à tout prix que se créent
ce qui pour Kafka était l'essence même de l'art et sa seule justification
«les conditions d'une parole vraie d'être à être». Là-dessus, le dernier
Matrix est d'une intelligence subtile, où le révolutionnaire (herméneute,
guerrier, saint) comprend qu'il est l'élément nécessaire à la recomposition de
ce qu'il combat, à savoir la perte du réel. Toute aventure spirituelle est transformée en site Internet, le cinéma en
parts de marché audiovisuel, la philosophie en bar-tabac télévisuel, l'idée en
polémique, le tout dans un ballet hypnotique où le mot culture fait office de
lien, de brouillard, de mesure et finalement de police. De police, puisque la
liberté individuelle est transformée en liberté d'accès. Dans le labyrinthe de
la communication, le citoyen a accès à tout : en consommateur, en touriste, en
voyeur. On verra donc inlassablement la communication chercher de nouvelles formes,
abuser du préfixe néo et affirmer que la mode (parce qu'elle est adoubement de
la mort) est le sel de l'avoir. Ainsi les écrivains dits subversifs donnent des
entretiens dans les journaux de mode, les créateurs de mode se confondent et se
confortent aux plasticiens, la publicité utilise le spirituel et la valeur
ajoutée du poème pour vendre des voitures mystiques et des machines à laver
silencieuses. Rappelons-le, le théâtre, la littérature, l'art en général ne sont pas
réductibles à des phénomènes (culturels), à des secteurs (d'activité) à des
catégories (de salariés). L'art ne s'assied pas à la table de négociation. La
littérature est une quête, obscure et semée d'échecs, du récit perdu ; ce que
Jack London appelait le Sud de l'existence, ce pôle où l'expérience coïncide
avec son récit. Le théâtre est l'humain fait de masques et de récits et de mots
dans la pauvreté consubstantielle à sa présence. C'est ce que ne peuvent pas et
ne veulent pas savoir les cynismes dirigeants, c'est ce qui est volontairement
assimilé avec toutes les spectacularités vivantes et mortes, pour le perdre dans
le brouhaha des modes. Ce n'est jamais une place centrale et dominante qui est
réclamée par les gens de théâtre (à la différence du monde audiovisuel qui
prétend au monopole de la représentation) ; c'est une toute petite place,
minoritaire d'où il cherche à recoudre le voile déchiré. Ce n'est pas de la
résistance, c'est en deçà ou au-delà d'un acte de résistance puisqu'il n'est
jamais le fruit d'une réaction, mais simplement l'écoulement d'une présence
commune, qui ne sait se dire autrement. Et c'est pourquoi la résistance ne
saurait être politique ou culturelle ni même seulement résistance mais
insistance, persistance du récit. Quelques fratries, ni obscures ni médiatisées,
qui vivent ainsi, pour la joie de dire des histoires, pour la jouissance des
larmes, regardant le mal et le bien avec la même passion du vivant. Et ce n'est
pas le théâtre tel qu'il devrait être mais tel qu'il est, amateur ou
professionnel, savant ou conformiste, il est toujours cette victoire de l'homme
accédant à son propre récit, une revanche de l'histoire individuelle sur la
grande Histoire, la broyeuse d'âmes. Il n'y a là aucun ordre de valeur, le
débutant fait le même geste que le maître, le maladroit assume la même part de
sacrifice et de rédemption que le talentueux. Il ne s'agit que d'être homme. En
un sens, c'est même le mauvais théâtre qui affirme pleinement le théâtre, il
n'est pas à la mode, il est exilé des assentiments, il est sans raison, présent
dans sa laideur, comme un courage inconcevable et discret. Voilà ce qui est visé, cette persistance de la parole dans l'oralité.
L'oralité est la clef de notre avenir et le possible est certainement le seul
affluent de la poésie. Quant à cette éternelle puissance du récit, du mythe,
quant à cette vertu du lyrisme, elles restent imperméables à la nuit de
l'Occident. Elles brûlent sous la cendre. C'est cette dernière lumière qui est
dénoncée et combattue, surtout parce que sa présence, aussi circonscrite
soit-elle, rivalise avec l'armement de la communication comme aucune autre forme
d'expression. Mais qu'on le veuille ou non, il y aura un grand siècle de
théâtre, une jeunesse entière s'y reconnaîtra, il y aura une grande aventure du
théâtre et d'autant plus grande que la parole est condamnée, le livre transformé
en recette de bonheur, la littérature en journalisme, l'image en icône et la
politique en une vaste hypocrisie de l'économie. Il y aura un grand siècle de
théâtre et il y aura des poètes. On peut se demander à qui ou à quoi réclamer un
nouveau poète. A la mer, à la nuit, au soleil, à l'amour ? Mais c'est peut-être
la douleur de tout un peuple dont on a défiguré la parole qui fera naître le
poète. Le monde est pauvre en pensée, mais il est riche en douleur, les nantis
n'auront pas l'avantage, et puisque nous serons bientôt, tous, le bétail d'un
pouvoir unique et invisible, nous aurons en commun aussi la parole de nouveaux
poètes. Il n'y a pas d'autre définition de l'espoir.
Christian
Salmon est écrivain. Directeur de la revue «Autodafé» dont le n0 3/4 vient de
paraître (Denoël). Dernier ouvrage : «Devenir minoritaire. Pour une politique de
la littérature», (Denoël).
'il fallait reconnaître un seul
mérite au mouvement des intermittents, ce serait celui d'avoir fait tomber les
masques. Pour la première fois depuis la guerre, le Medef a surgi au premier
plan d'un conflit entre l'Etat et les artistes. Au dire même du président de
l'Assemblée nationale, c'est son «arrogance» qui aurait provoqué l'annulation de
tous les festivals de l'été. Celle du festival d'Avignon fera date. Elle
signifie rien de moins que la fin de la politique culturelle incarnée depuis la
guerre par des hommes aussi différents que Vilar ou Malraux. La fin du consensus
qui allait des gaullistes aux communistes sur la nécessité d'un financement
public de la culture, non pas au titre de «l'exception culturelle» mais bien
plutôt comme une mission à part entière, «régalienne», de l'Etat tout comme la
Santé, la Recherche, l'Education. Le ministre de la Culture, quelles que soient
ses protestations (il aurait sauvé en le réformant le régime des intermittents),
a collaboré jusqu'à l'insouciance avec ce contre quoi il avait mission de
lutter. En s'enfermant dans une approche purement comptable d'un régime
d'indemnisation, il a témoigné d'une surdité et d'une frivolité qui ne peuvent
être comparées qu'à celles de Luc Ferry face au malaise enseignant. C'est une
cascade d'échecs dont le premier est de détruire le prestige du Théâtre au sens
large, en tant que lieu du récit, ce récit lui-même paysage de la parole, cette
parole, ultime refuge du sens. Comment en est-on arrivé là ? Le processus
dépasse le conflit des intermittents. C'est une vague qui court depuis vingt ans
et emporte tout sur son passage, statuts, réseaux, volontés...