Le vendredi 11 juillet 2003.
Culture / Etats-Unis / Education / Libertés

"Plutôt renoncer aux subventions qu'installer des logiciels de filtrage" [Susan Hildreth]

Les bibliothèques de San Francisco refusent toute censure. Même au nom de la protection de l'enfance
  

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Le 23 juin, la Cour suprême des Etats-Unis s'est prononcée en faveur de l'utilisation obligatoire de filtres anti-pornographiques dans les bibliothèques municipales recevant des subventions du gouvernement fédéral. Elle a jugé constitutionnelle la Children's internet Protection Act de 2001, une loi qui vise à protéger les enfants de tout contenu "préjudiciable" diffusé sur internet. Les bibliothèques sont désormais tenues d'installer des logiciels de filtrage sur tous les ordinateurs mis à la disposition du public, sous peine d'être privées de subventions par Washington.

Plusieurs associations de protection de l'enfance se sont réjouies de cette décision. L'Association des bibliothèques américaines (ALA) et les organisations de défense des libertés qui avaient porté l'affaire devant les tribunaux ont en revanche exprimé leur inquiétude. Car les logiciels de filtrage, fondés sur des listes de mots-clefs et des robots informatiques, bloquent l'accès à certains sites qui n'ont rien de pornographique, notamment des sites d'information sur la santé et la sexualité. Une limite d'autant plus gênante que l'immense majorité des bibliothèque proposent un accès gratuit à internet, et représentent donc une chance de se connecter pour les populations les plus défavorisées.

De nombreux bibliothécaires estiment qu'ils n'ont pas à censurer les choix des adultes et que c'est aux parents de surveiller l'usage que font les enfants d'internet. A San Francisco, les bibliothèques municipales ont décidé de se passer des subsides gouvernementales plutôt que d'installer des filtres sur leurs ordinateurs. Susan Hildreth, responsable des 27 bibliothèques de la ville et du comté de San Francisco, a expliqué à Transfert les raisons de ce choix.

Pourquoi les bibliothèques de San Francisco refusent-elles d'installer des logiciels de filtrage d'accès à internet sur les ordinateurs mis à la disposition du public ?
Susan Hildreth : Nous sommes convaincus que tous les usagers de nos bibliothèques doivent avoir accès à internet sans aucun système de filtrage. Il existe certes des sites inappropriés - que nous préférerions que les gens ne consultent pas - mais ces logiciels de filtrage empêchent aussi de consulter des informations qui sont très utiles.

Pouvez-vous nous donner des exemples ?
Prenez le cas d'informations sur le cancer du sein. Souvent, un logiciel de filtrage interdit d'accéder à un tel site à cause du terme "sein" et vous n'obtenez pas les informations dont vous avez besoin. Ce qui est drôle, c'est que certains politiciens étaient de fervents partisans du filtrage, jusqu'à ce qu'ils s'aperçoivent que les filtres bloquaient aussi l'accès à leur propre site. (C'est notamment le cas du site du républicain texan Dick Armey, dont le prénom, qui signifie aussi "bite", n'a pas plu aux logiciels de filtrage, ndlr)

Etes-vous opposée au filtrage par principe ?
Je crois plutôt que le gouvernement fédéral n'a pas à légiférer sur ce que nous faisons dans les bibliothèques municipales. Il y a peut-être, aux Etats-Unis et ailleurs, certaines collectivités locales qui estiment que leurs usagers veulent accéder à internet en étant protégés par des filtres. C'est une décision qui doit être prise au niveau local, pas au niveau fédéral. À San Francisco, nos usagers ne veulent pas de filtres. Donc, nous nous conformons à la volonté de nos usagers. Mais j'estime aussi que le filtrage est contraire aux valeurs de notre profession, qui prônent que chacun a le droit de consulter ce qu'il souhaite quand il le souhaite. Le rôle d'un bibliothécaire n'est pas de décider si quelqu'un doit avoir accès ou non à telle ou telle information.

En refusant d'installer des filtres, vous renoncez aux subventions fédérales. Est-ce un grand sacrifice ?
Depuis plusieurs années, nous obtenons des subventions du gouvernement, sous la forme d'une réduction de nos frais d'accès à internet. Sur San Francisco, cela nous oblige à renoncer à 250 000 dollars d'aide (environ 213 000 euros). C'est une perte que nous pouvons assumer, parce que nous sommes dans une grande ville. Mais la situation est différente pour les bibliothèques situées en zone rurale ou en banlieue. Comme leurs budgets sont plus modestes, ces bibliothèques seront forcées d'installer des filtres, sinon elles ne pourront plus proposer d'accès à internet.

Y'a-t-il un risque de voir se creuser la fracture numérique ?
Oui. Beaucoup de gens accèdent à internet dans les bibliothèques parce qu'ils ne peuvent pas se payer une connexion chez eux. Souvent, ce sont des immigrés qui ne parlent pas bien anglais. Désormais, ils devront se contenter d'un accès limité à internet, un accès de second ordre, pour ainsi dire. (Selon une étude du Département du commerce, 10 % des Américains, soit 14,3 millions de personnes, accèdent à internet grâce aux bibliothèques, ndlr).

La décision de la Cour suprême prévoit que les usagers adultes des bibliothèques aient la possibilité de désactiver les filtres installés s'ils le souhaitent. Dans ces conditions, les adultes ne seront donc plus soumis à aucune censure ?
Cet argument paraît raisonnable à première vue. Mais la situation n'est pas aussi simple. Souvent, une bibliothèque qui a un grand nombre de PC installera le système de filtrage au niveau des serveurs, et non sur chaque ordinateur.

Mais même dans si les logiciels sont installés sur chaque machine, on peut supposer que certains usagers n'oseront pas s'adresser aux bibliothécaires pour leur demander de désactiver le filtre. Il y a la peur d'être jugé : le site qu'ils veulent regarder est-il un site "acceptable" ou non ? Ils peuvent être gênés. Et s'ils cherchent des informations sur leur santé ? Ou sur tout autre question personnelle ? Ils peuvent vouloir consulter en toute confidentialité des sites qui n'ont rien de condamnable.

Que savez-vous de la façon dont fonctionnent les logiciels de filtrage ?
Les fabricants de logiciels de filtrage ne communiquent pas leurs méthodes et leurs critères de filtrage, qu'ils considèrent comme leur propriété. La plupart des programmes recherchent certains mots, termes ou chaînes de caractères récurrents figurant sur des "liste noire" confidentielles. Cela inquiète beaucoup les bibliothécaires, car il est difficile de se servir de logiciels de filtrage quand on ne sait pas en fonction de quels paramètres exacts les sites sont évalués.

Dans les salles ou espaces réservés aux enfants, accepterez-vous d'installer des filtres sur les PC ?
Il n'y aura aucun filtre non plus sur ces ordinateurs. Mais nous sommes proactifs : nous organisons des séances de formation à l'intention des enfants, des parents, et des familles, pour leur expliquer comment se servir d'internet. Nous avons des pages d'accueil spéciales réservées aux enfants, qui les orientent vers des sites amusants, intéressants et adaptés à leur âge. Nos bibliothécaires passent régulièrement en revue ces sites.

La fonction des bibliothèques est justement d'offrir aux enfants un cadre sain, sûr et informatif. Mais installer des filtres ne va pas faire des bibliothèques un lieu sûr. C'est aux parents qu'incombe la responsabilité de protéger leurs enfants. J'encourage tous les parents à accompagner leurs enfants à la bibliothèque. Même si souvent ils n'ont pas beaucoup de temps libre.

A mon avis, les logiciels de filtrage ont leur place à la maison. Ils ont d'ailleurs été conçus à l'origine pour être utilisés dans les foyers, pas dans les bibliothèques. Si vous décidez que vous voulez limiter l'accès à internet chez vous pour vos enfants, c'est votre droit et cela ne regarde que vous.

Mais dans une bibliothèque où l'on offre à tout le monde un accès à internet, les adultes et ceux qui ont certains centres d'intérêt ne devraient pas être lésés simplement parce que le gouvernement essaie de protéger les enfants.

Les bibliothèques américaines sont-elles donc condamnées à jamais à choisir entre filtres ou subventions gouvernementales ?
La Cour suprême a laissé entrouverte une toute petite porte de sortie : si les bibliothèques constatent que les usagers adultes ne peuvent pas facilement désactiver les filtres, elles pourront présenter à la Cour de nouveaux arguments. Mais je ne sais pas si cela se fera, vu le travail et les sommes d'argent que les organisations concernées ont déjà investi dans ce premier jugement.

Au moins la controverse a eu le mérite d'attirer l'attention sur les bibliothèques et sur notre travail. Car on nous demande de plus en plus souvent : "À quoi servent les bibliothèques, maintenant qu'internet existe ?" Les bibliothèques continueront d'avoir un rôle important. Internet est un vaste univers d'informations mais qui n'est pas bien organisé et quasiment pas archivé. Les bibliothèques font bien plus que fournir au public des livres et documents : nous servons de lieu d'échange et de réunion au sein de nos communautés.

Le site de la San Francisco Public Library:
http://sfpl4.sfpl.org/index.htm

"Big Brother Out of Our Libraries", article de Susan Hildreth (San Franciso Chronicle):
http://www.commondreams.org/views03/0529-02.htm

Peacefire, un site de référence sur et contre les logiciels de filtrage:
http://www.peacefire.org/



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