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La fin de l'innocence. A propos de Ruling the Root de Milton Mueller

5 septembre 2003
Pierre Mounier

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Une corde sur le point de se rompre. C'est par cette image que les MIT Press ont choisi d'illustrer le livre de Milton Mueller intitulé Ruling the Root et portant sur les questions politiques liées à la gouvernance d'Internet. Ecrit en 2001, l'ouvrage de Mueller décrit en effet une situation au cours de laquelle le consensus qui présidait à la gestion d'Internet depuis ses débuts est sur le point de se rompre. Et l'histoire a prouvé depuis que Mueller n'avait pas tort ; car le dernier fil qui retenait la corde s'est brisé lui aussi. Sous-titré « Internet governance and the taming of cyberspace », ce livre traite d'une problématique aussi large et importante par le biais d'une question beaucoup plus étroite et technique, qui commande pourtant tout le reste : la gestion du DNS.

Le DNS, ou Domain Name System, nous apprend Mueller dans la première partie de son ouvrage, c'est le système informatique qui permet d'attribuer des identifiants uniques aux ordinateurs qui sont branchés sur le réseau, de donner des noms aux services que proposent ces ordinateurs, et surtout d'établir une correspondance entre les uns et les autres. [Voir les explications techniques sur Commentcamarche.net]

Le DNS qui gère la distribution de noms de domaine sur Internet - tels que homo-numericus.net - a cette importance qu'il constitue le seul point de contrôle potentiel dans un système de communication par ailleurs décentralisé. Et ce qui crée ce point d'étranglement, c'est l'impératif d'unicité des adresses et des noms distribués aux ordinateurs présents sur le réseau, ainsi que du système de correspondance entre les deux.

Un seul nom, une seule adresse

L'impératif d'unicité, qui fait qu'on ne peut pas donner amazon.com à deux personnes différentes, ou 80.164.163.255 à deux ordinateurs différents entraîne un besoin de coordination à l'origine de conflits extrêmement importants au sein de la communauté des usagers d'Internet. Tout ceci est bien connu. L'originalité de la thèse de M. Mueller est d'approcher l'histoire de ces conflits par l'économie politique ; et plus particulièrement celle qui considère la formation du droit de propriété sur une nouvelle ressource. Ce processus se déroule en trois moments : l'attribution de valeur à la ressource, puis l'appropriation de cette ressource, et enfin l'institutionnalisation qui définit des règles pour son exploitation. Et pour Mueller, toute l'histoire du DNS et des noms de domaine, depuis sa création par Jon Postel, jusqu'aux guerres intestines qui déchirent aujourd'hui l'ICANN, peut être considérée sous cet angle. Dès lors, le moteur de cette histoire apparaît clairement : les revendications d'appropriation que les différents types d'usagers du DNS formulent sur les noms de domaine.

Pour M. Mueller, l'histoire du DNS n'est donc pas totalement exceptionnelle. Elle n'a pas en tout cas le caractère de singularité absolue qu'on lui prête quelquefois. Spécialiste de l'histoire des télécommunications, l'auteur de Ruling the Root ponctue souvent ses analyses de comparaisons tout à fait judicieuses avec l'histoire de la radio par exemple, en particulier la distribution des fréquences, qui possède de nombreux points communs avec celle d'Internet.

A cette différence près que cette dernière implique un éventail d'acteurs dont la diversité n'a jamais été égalée, qu'il s'agisse des scientifiques qui l'ont conçu, du gouvernement américain, des sociétés privées d'enregistrement de noms de domaine, des détenteurs de droits sur la propriété intellectuelle, ou encore des défenseurs de la libre expression sur Internet.

Le DNS : trois lois constitutionnelles

Pourtant, argumente Mueller, rien ne prédisposait à l'origine les noms de domaine à devenir l'objet de batailles aussi importantes. Dans l'esprit des techniciens qui ont conçu Internet, il ne s'agit, après tout, que d'identifiants uniques, à peine plus signifiants que les adresses IP, les numéros de téléphone ou les numéros de plaques minéralogiques. C'est pourquoi la gestion de leur attribution fut assurée à ses débuts de manière tout à fait triviale, par la communauté scientifique elle-même, tout d'abord sous la forme d'un simple fichier texte (le fameux hosts.txt), avant de l'être par l'intermédiaire d'un système plus complexe. La gestion de l'attribution des noms de domaine devait dans l'esprit de ces techniciens, et singulièrement de Jon Postel qui se pose en grand architecte de l'Internet des années 80 et 90, rester une affaire purement technique.

On peut donc, selon Mueller, déterminer l'existence d'une « préhistoire » d'Internet, marquée par trois principes constitutionnels implicites : l'existence d'une « communauté d'Internet », présente de la manière la plus visible avec l'IETF, l'existence d'un « consensus » obtenu au sein de la communauté par l'intermédiaire d'un mode de fonctionnement que l'on pourrait qualifier de « basiste », et enfin la limitation des décisions de régulation concernant les noms de domaine à des considérations purement techniques.

C'est en s'appuyant constamment sur ces trois piliers constitutionnels que Jon Postel a tenté d'affronter l'ouragan qui s'est déchaîné à partir du milieu des années 90 sur le DNS ; ouragan déclenché, on le sait, par l'explosion de l'intérêt pour Internet, jusqu'alors confiné aux milieux académiques, et répandu désormais aussi bien parmi les intérêts commerciaux que les Etats et enfin les utilisateurs individuels. Jusqu'alors dépourvus de toute valeur, les noms de domaine se mettent alors à changer de statut et à devenir le support de nouveaux types de valeurs, déclenchant de nombreux conflits d'appropriation.

Le DNS dans l'oeil du cyclone

Les conflits sur le DNS se sont déclarés autour de trois foyers :

-  la rareté des noms de domaine
-  l'organisation du marché de l'enregistrement des noms de domaine
-  le rôle des Etats étrangers en contrepoint des Etats-Unis dans l'organisation de ce marché

Quant au premier point, M. Mueller démontre de manière assez convaincante combien cette rareté revêt un caractère artificiel. Car les noms de domaine sont organisés hiérarchiquement, de droite à gauche, ce qui donne à la partie la plus à droite du nom de domaine l'importance la plus grande. Cette partie, appelée TLD (Top Level Domain), a une importance stratégique dans la définition des noms de domaine de second niveau. Lorsqu'en effet le nombre d'enregistrements de noms de domaine a explosé et que les conflits se sont multipliés, la solution la plus simple pour Jon Postel et d'autres figures de la communauté scientifique consistait à augmenter considérablement le nombre de gTLD, au-delà des habituels com, net et org. Postel et d'autres proposèrent un certain nombre de plans allant dans ce sens. Mais leurs échecs successifs ont mis en évidence le poids grandissant des détenteurs de noms de marques dans le processus de gestion du DNS. Car ces derniers n'ont évidemment pas intérêt à voir se multiplier les gTLD, dans la mesure où ils utilisent par réflexe le DNS comme un annuaire : je tape le nom de la marque, j'accède au site de la marque. Dans ce contexte, multiplier les gTLD, c'est les contraindre à multiplier les procédures d'enregistrement de leur nom de marque afin de contrôler l'accès à l'information sur les produits correspondants.

C'est un des mérites du livre de Mueller que de mettre en évidence la contradiction de point de vue fondamentale entre les techniciens, pour qui le nom de domaine n'est qu'un identifiant, et les détenteurs de droits de propriété intellectuelle, pour qui il représente essentiellement un nom de marque. Ceci a des conséquences à deux niveaux, nous explique l'auteur : d'abord sur le nombre de gTLD autorisés, ensuite sur la régulation du processus d'attribution des noms de domaine. Dans les deux cas, argumente-t-il, les compromis qui ont été négociés sont outrageusement favorables aux intérêts économiques des détenteurs de marques. D'abord, parce que, seuls sept nouveaux gTLD ont été ajoutés aux trois existants, au terme d'une procédure délibérément longue et difficile, ménageant qui plus est aux entreprises détentrices de noms de marques des possibilités de préemption excluant du même coup tous les autres utilisateurs. Ensuite parce que les procédures d'attribution des noms de domaine ont progressivement glissé d'une gestion purement technique (règle du premier arrivé, premier servi), à une gestion typiquement politique devant des instances d'arbitrage aussi peu équilibrées que l'OMPI (procédures dites UDRP, permettant, à l'origine, de mettre fin au cybersquatting).

L'évolution de l'organisation du marché des noms de domaine a suivi la même évolution. Distribués de manière relativement informelle au début, les noms de domaine ont ensuite fait l'objet d'une procédure de délégation auprès d'une petite société, Network Solutions. Celle-ci s'est donc brusquement retrouvée assise sur un montagne d'or lorsque le nombre d'enregistrements a explosé, opérant dans des conditions économiques qui n'avaient pas été prévues. Encore une fois, la phase d'attribution brusque de valeur à une ressource qui n'en avait pas auparavant, a provoqué une situation de crise à la fois organisationnelle, mais aussi politico-économique. La brusque croissance de Network Solutions en situation de monopole de fait était bien peu compatible avec les règles de fonctionnement d'un marché en économie libérale, à l'époque où l'administration Clinton commençait précisément à déréguler le marché des télécommunications. C'est pour régler cette question, c'est-à-dire rétablir les conditions d'une saine concurrence, que l'ICANN a été créé en 1998, sous l'impulsion directe du Secrétariat au Commerce américain.

Le processus de création de l'ICANN fut mené en dehors, et même parfois contre Network Solutions (aujourd'hui racheté par Verisign). Mais le processus d'ouverture à la concurrence du marché de l'enregistrement de nom de domaine s'est fait dans de telles conditions, rappelle Mueller, qu'il est loin d'avoir atteint son objectif. D'un côté, Verisign conserve la gestion du très lucratif com, et par ailleurs, la manière dont les autres gTLD ont été attribués, fut loin d'être irréprochable- il faut dire que l'ICANN a choisi la méthode la plus sujette à caution, celle du « concours de beauté ». Au final, rappelle l'auteur, on ne peut vraiment pas dire que le marché de l'enregistrement de noms de domaine corresponde aux canons d'un « free market », tel qu'il était voulu par le DoC.

Dernier point de conflit aboutissant à la création de l'ICANN, la dimension internationale de la gestion du DNS n'est elle non plus pas encore résolue. Pourtant, elle est apparue très rapidement, sur deux fronts, avec la question de l'attribution des noms de domaine nationaux (ccTLD, comme fr par exemple), et celle de la co-gestion du DNS dont le cœur se trouve, depuis l'origine, aux Etats-Unis. Sur le premier point, Mueller met en évidence cette fois-ci, les conflits de points de vue entre les techniciens qui ont conçu et géré le DNS dans ses premières années, et les gouvernements nationaux, sur la signification des noms de domaine. Il faut en effet comprendre que pour Jon Postel et la plupart de ses collègues de l'époque, le nom de domaine n'était encore une fois qu'un identifiant ; et le ccTLD, rien de plus qu'un identifiant de localisation ; en aucun cas une zone nationale sur laquelle s'exerce la souveraineté d'un Etat. C'est pourquoi la gestion des ccTLD fut au premier abord dévolue à des personnalités du monde universitaire dans différents pays, sur la base du contact personnel et surtout du volontariat, sans aucun souci de représentativité. Mais Jon Postel, à la recherche d'un système de dénomination cohérent, commit l'erreur de s'appuyer sur la nomenclature des pays adopté par l'Union Internationale des Télécommunications, organisme multilatéral organisé sur la base des représentations nationales. D'où une permanente tension dans l'histoire des ccTLD entre Postel et ses héritiers, pour qui fr ne représente pas « la France », et les gouvernements nationaux qui ont tendance à vouloir fonctionner sur le mode de l'UIT : le ccTLD est un élément de souveraineté. Le jeu est un peu différent sur le chapitre de la co-gestion du DNS. Car ici, Postel a joué la carte de l'internationalisation contre le Département du Commerce qui, à partir de 1996 revendique la souveraineté américaine sur le DNS. Mueller restitue donc à merveille le jeu complètement faussé de points de vue biaisés entre l'élite technicienne issue de l'IETF qui voit la gestion du DNS comme une affaire internationale sans les Etats, la plupart des pays concernés par les ccTLD (en premier lieu l'Union Européenne) qui la voit comme une affaire internationale avec les Etats (modèle UIT), et le Département du Commerce, qui la voit comme une affaire américaine avec une participation des Etats à définir.

C'est cette dernière solution qui a prévalu lors de la création de l'ICANN (ce qui est normal dans la mesure où l'ICANN fut créée contractuellement par le Département du Commerce) dans la mesure où le rôle des Etats nationaux fut cantonnée dans un comité interne, le GAC (Governemental Advisory Committee (notez le « advisory »)). Véritable pomme de discorde entre les Etats-Unis et l'Union Européenne, le rôle et l'importance du GAC a constamment fait l'objet de débats au sein de l'ICANN, jusque ces derniers mois qui ont vu une reconnaissance plus importante du rôle des Etats dans l'organigramme de cet organisme.

Amédée, ou comment s'en débarrasser

A l'issue de ce long et passionnant historique, Milton Mueller propose dans une troisième partie une série de réflexions qui sont loin de laisser indifférent. L'essentiel de ses réflexions tourne autour de la nature de l'ICANN, de la définition des droits attenants aux noms de domaine et de la mécanique du changement institutionnel

Première question : qu'est-ce que l'ICANN ? Ce n'est pas un organisme technique de coordination comme il se définit lui-même, répond Mueller. Et de la même manière, son rôle n'est pas d'organiser un marché ouvert sur le DNS comme le proclame sa lettre de mission. L'auteur l'a bien montré au cours de son historique, l'introduction d'acteurs étrangers au noyau de techniciens de l'origine dans les discussions sur la gestion du DNS a provoqué des prises de décision bien plus contraignantes qu'une simple « coordination technique », en matière de propriété intellectuelle, de régulation du marché et de surveillance des acteurs, notamment. Dès lors, que peut-il être d'autre qu'un organisme international de régulation finalement très classique ?

Et ceci change beaucoup de choses. Car cet organisme doté de pouvoirs beaucoup plus importants que prévu se retrouve chargé de responsabilités, en matière de représentativité et de transparence de son mode de fonctionnement, qui sont tout autres que s'il n'était qu'un organisme de coordination technique. La question de sa légitimité, et plus particulièrement de la légitimité de ses directeurs se pose avec d'autant plus d'acuité. En gros nous explique l'auteur, on voit s'affronter trois types de légitimités : une légitimité « technicienne », fondée sur la compétence et le consensus, une légitimité démocratique fondée sur l'élection, et une légitimité internationnale fondée sur la représentation des Etats. Milton Mueller se refuse à qualifier le premier type de légitimité, historiquement le plus ancien dans la gestion du DNS, de démocratique. Pourtant, il ressemble fortement à une conception rousseauiste de la démocratie, une sorte de démocratie permanente, où chacun vote avec ses pieds, renouvelle le consensus initial à chaque instant, ce consensus pouvant s'incarner « mystiquement » dans un homme. Bref, une démocratie du sentiment et non procédurale. Ce système, qui correspond à l'époque Postel - IETF, a bien pu fonctionner un moment, mais s'est peu à peu transformé en une dictature éclairée quand les problèmes se sont multipliés (avec même une rocambolesque tentative de « coup d'Etat » sur le DNS) et a fini par imploser lorsque l'hétérogénéité des acteurs est devenu trop grande. La démocratie des montagnons ne fonctionne qu'avec un nombre limité d'acteurs, dotés d'une homogénéité culturelle forte, ayant des problèmes techniques à résoudre, et dotés de la possibilité de partir quand ils le souhaitent. Croire et tenter de faire croire que ce système est toujours en place au sein de l'ICANN est une tromperie. Le deuxième type de légitimité, la démocratie procédurale, a été tenté en 2000, par le biais d'une élection directe dont le succès fut pour le moins mitigé. De manière surprenante, Milton Mueller défend cette expérience, même s'il en reconnaît les difficultés, en particulier parce qu'il considère l'ICANN comme quelque chose qui ressemble fortement à un Etat souverain. Dernier système possible, la représentation des gouvernements nationaux semble être la solution vers laquelle se dirige l'organisme, en grande partie parce qu'il correspond à un modèle connu et éprouvé (et assez inefficace, mais c'est une autre affaire).

Qu'en est-il maintenant des droits attenants aux noms de domaine ? Ici, Mueller s'attache à faire voler en éclat beaucoup de clichés qui arrangent certains : non, les noms de domaine ne sont pas « naturellement » rares, leur rareté a été organisée pour satisfaire les détenteurs de noms de marques. Et non, les noms de domaine n'ont pas tant de valeur que cela ; tout simplement parce que le DNS n'est pas un annuaire téléphonique et que les utilisateurs retrouvent plus facilement et plus souvent une ressource en passant par un moteur de recherche qu'en tapant directement son nom dans la barre d'adresse. Le vrai problème derrière cette question, est celui du contrôle du discours que tout un chacun peut porter sur telle ou telle marque (la multiplicité des conflits UDRP impliquant des auteurs de sites critiques à l'égard des marques en est la prévue). Enfin argumente Mueller de manière très convaincante, les procédures UDRP ne font pas que transposer le droit des marques dans l'univers numérique, à même niveau de protection ; elles étendent indûment cette protection, bien au-delà de ce qu'elle est dans le monde physique, notamment parce qu'elles décontextualisent la portée du nom de marque. Dans l'univers physique, le nom « Ford » peut être attribué à une personne, un vendeur de voitures, un gymnase, sans problème. Au niveau du DNS, tous ces usages entrent en conflit sous le regard des juristes des détenteurs de noms de marques, parce qu'ils ne veulent voir qu'un seul Ford sur Internet. Les procédures UDRP, pour la plupart sous contrôle de l'OMPI - un arbitre pas vraiment impartial, mais aussi les exclusions a priori de noms génériques, les procédures d'enregistrement de noms de domaine, sont autant d'applications quasi-mécaniques du droit des marques au DNS qui, de simple système technique, devient un mécanisme logiciel d'application du droit, d'un droit particulier en fait. Enfin, selon Mueller, le DNS a des chances de se transformer en instrument de surveillance généralisé via le WHOIS. Ce système fut en effet conçu à l'origine pour permettre a quiconque d'entrer rapidement en contact avec le propriétaire ou le responsable technique d'un nom de domaine. Il s'agit donc de données publiques, ou au moins publiées. Le problème est que les détenteurs de noms de marque l'utilisent massivement pour déloger ceux qui ont acheté des noms de domaine correspondant à leur propriété, ou même approchant. On appelle cela le « reverse domain name hijacking » (le piratage inverse de nom de domaine). Du coup, nombre d'enregistrements dans le Whois sont faux, ou carrément fantaisistes, dans la mesure où aucun contrôle n'est a priori exercé sur ces informations. C'est une vieille et constante revendication des détenteurs de noms de marque (encore récemment lors des seconds états généraux du nommage européen à Paris) que d'exiger de la part des sociétés d'enregistrement de procéder à une vérification de ces informations et de les leur fournir facilement, afin qu'ils puissent engager des poursuites plus rapidement et à moindre coût.

Pour finir, Milton Mueller tente de résumer l'ensemble de son approche en se livrant à une projection des théories de l'économiste D. C. North sur le changement institutionnel. Les théories de North tentent en effet d'expliquer pourquoi dans certains cas, les sociétés conservent des formes d'organisation institutionnelles qui sont manifestement inefficaces et même destructrices. Ici, le problème pour Mueller est d'expliquer pourquoi la rareté dont il a démontré le caractère artificiel des noms de domaine était maintenue à travers le temps, alors qu'il était techniquement si simple de multiplier les gTLD. Le cercle vicieux se déroule en quatre étapes :

1. Lors de l'explosion du Web commercial, il n'y avait qu'un seul gTLD commercial : le com. Du coup, c'est le nom de second niveau qui prit une importance considérable (« amazon » dans amazon.com)
2. Cette explosion de la valeur sur le nom de second niveau a encouragé les comportements spéculatifs, défensifs voire abusifs pour ce qui concerne l'enregistrement
3. Ces comportements ont poussé les détenteurs de droits sur les noms, comme les détenteurs de noms de marque, à s'opposer à toute extension du domaine de nommage, pour des raisons simples de coût, et à faire porter au DNS le poids de considérations politiques et économiques pour lesquelles il n'était pas conçu.
4. Ce qui a renforcé la valeur du com, la spéculation, la politisation du DNS, la centralisation de sa gestion, etc.

Et la conclusion vient d'elle-même : « En d'autres termes, un espace de nommage réduit renforce la mentalité de ruée vers l'or et les comportements abusifs qui créent des conflits. Et en alimentant les problèmes, cela rend nécessaire l'existence continue d'un régime qui offre une régulation des conflits via l'action collective. S'il y a rareté artificielle, il y aura une ruée vers l'or. S'il y a une ruée vers l'or, il y aura des spéculateurs, des conflits et des enregistrements préemptifs. Ces problèmes créent à leur tour une demande pour la mise en place de règles protégeant le droit d'entrée dans l'espace de nommage : les procédures dites « sunrise », les exclusions, une extension lente et progressive, etc. Le leitmotiv du nouveau régime est : stabilité. Mais en fait, la stabilité signifie que tout changement est coupable jusqu'à preuve de son innocence.

Ce n'est pas un résultat prémédité. Personne n'a voulu que les choses tournent ainsi. Et c'est précisément ce qui le rend intéressant du point de vue de l'économie politique. Une forme de « rétroaction » a mené à la formation et à l'enkystement d'un régime inefficace, comme North l'a décrit. C'est le produit d'un processus social verrouillé dans un schéma dysfonctionnel par une sorte de logique politique récursive dont personne ne sait comment sortir. »

Milton Mueller, Ruling the Root : Internet governance and the taming of cyberspace, MIT Press, juillet 2002

 

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