Evénement

Les Etats-Unis dans l'ère de la paranoïa
Les excès du «Patriot Act», loi antiterroriste de Bush, pèsent sur la société américaine.

Par Pascal RICHE
jeudi 11 septembre 2003

Washington de notre correspondant

ravant parfois les huées des manifestants, l'attorney general (ministre de la Justice) John Ashcroft a sillonné les Etats-Unis depuis août, allant d'une ville à l'autre, avec pour ambition de calmer la grogne croissante contre sa politique en général et le Patriot Act ­ loi de renforcement des mesures de sécurité ­ en particulier. Ce road show s'est achevé mardi à New York. Deux ans après le 11 septembre, les Américains ont découvert que les outils antiterroristes dont ils se sont dotés ont sérieusement érodé leurs libertés publiques.

Voté dans l'urgence quarante-cinq jours après la tragédie du World Trade Center, le Patriot Act autorise par exemple les agents du FBI à opérer des recherches secrètes au domicile de personnes suspectées de terrorisme, à multiplier les écoutes téléphoniques sur la base d'un seul mandat judiciaire, ou encore à consulter les fichiers des bibliothèques, des banques, des universités et même des cabinets médicaux. «Le gouvernement peut aujourd'hui entrer chez vous, télécharger le contenu de votre ordinateur, fouiller dans vos affaires personnelles, parfois emporter des choses, et ne pas vous dire qu'il vous a rendu visite», résume-t-on à l'Aclu (American Civil Liberties Union).

Espionnés. Face à cette situation, les résistances ont été faibles. Mais elles se renforcent peu à peu. Plus de 150 communautés, y compris quelques grandes villes et trois Etats, ont voté des résolutions pour dénoncer le Patriot Act. Le Congrès exige un premier bilan concret de son application. Un représentant (républicain) de l'Idaho a introduit en juillet une proposition pour l'amender, qu'il a réussi à faire voter par la chambre de cet Etat du Nord-Ouest. Face à cette grogne croissante, qui touche tant les milieux progressistes que les conservateurs, John Ashcroft est contraint de défendre son bébé : «Notre stratégie marche. Nos outils sont efficaces. Nous gagnons la guerre contre le terrorisme», a-t-il répété pendant sa tournée. Selon un sondage Louis-Harris, l'attorney general chute dans le coeur des Américains : son taux d'opinions favorables est tombé de 65 % en décembre 2001 à 48 % en août 2003. Mais Ashcroft n'en rêve pas moins de muscler encore plus son Patriot Act, qu'il juge «insuffisant». Hier, Bush a annoncé pour un renforcement de cette loi.

La plupart des Américains ne sentent pas les conséquences de ces mesures. En revanche, les étrangers (1) ou les Américains musulmans ont souvent l'impression qu'ils sont espionnés, voire harcelés. «On a été cambriolés, entre guillemets, six mois après le 11 septembre, et on ne peut s'empêcher de penser que c'est un travail de professionnel», témoigne Isabelle Lajmi (2), une Française de la banlieue de Washington, mariée à un Tunisien et mère de trois fils âgés de 18 à 24 ans. Les cambrioleurs n'ont presque rien emporté (un appareil photo et un Discman), «alors qu'ils ont pris le temps de crocheter soigneusement la porte, de fouiller soigneusement nos papiers et nos vêtements». Rien ne permet à Isabelle d'être certaine qu'il s'agit d'une visite policière. Mais comme le Patriot Act autorise ce type de visite, rien ne permet non plus de l'exclure. D'où le sentiment désagréable du soupçon permanent.

Fouilles. Sentiment partagé par de nombreux Arabes, qui s'étonnent parfois de voir une voiture stationnée devant chez eux, où se méfient de leurs conversations téléphoniques. L'an dernier, deux des fils d'Isabelle étudiaient au Canada. Pour eux, les contrôles à la frontière étaient «mortels», raconte-t-elle : «L'un d'entre eux a été fouillé dans la cabine de l'avion, il a dû écarter les bras et retirer sa ceinture devant les autres passagers.» Mais pour le reste, la vie de la famille n'a pas changé. Le 11 septembre n'a ralenti ni l'obtention de la «carte verte» (permis de résidence) par les trois fils, ni l'inscription à l'université de l'aîné : «Ce sont les bons côtés de la société américaine», reconnaît Isabelle.

L'autre grande préoccupation des défenseurs des libertés publiques concerne les fouilles de fichiers et d'ordinateurs dans les entreprises, universités ou centres culturels. L'Association des bibliothécaires américains est entrée en campagne contre le Patriot Act. Sur le terrain, les bibliothécaires résistent comme ils le peuvent. A Skokie, une ville multiethnique au nord de Chicago, la directrice de la bibliothèque publique, Carolyn Anthony, 53 ans, a fait modifier le système informatique pour limiter l'information archivée sur les usagers au strict minimum. Elle a multiplié les écriteaux pour prévenir ses clients que des agents fédéraux peuvent venir secrètement enquêter sur les emprunts de livres. «S'il y a tant de bibliothèques publiques dans ce pays, c'est parce que des gens, il y a longtemps, pensaient qu'il était important pour la démocratie d'avoir un accès libre à l'information, sans craindre que quelqu'un lise par-dessus son épaule», explique Carolyn Anthony.

La police se rebiffe. Les autorités policières locales, parfois, entrent elles aussi en résistance. C'est le cas de Ron Louie, 57 ans, chef de la police de Hillsboro, dans l'Oregon. L'an dernier, le département de la Justice avait demandé aux polices locales d'assister les agents fédéraux dans l'interrogatoire de milliers de jeunes musulmans de sexe masculin. Ron Louie a tiqué : «Les lois de l'Oregon interdisent aux policiers locaux de rechercher des informations politiques. Par ailleurs, nous n'avons pas le droit de nous occuper du statut des immigrés.» Il a donc annoncé que si la police fédérale demandait l'aide de ses services, il consulterait préalablement le responsable juridique de Hillsboro, afin de s'assurer «que la demande respecte les lois de l'Oregon et les droits constitutionnels». Des dizaines d'autres responsables de polices locales ont fait de même. «La demande de John Ashcroft nous a beaucoup inquiétés, car nous ne voulons pas saper nos relations avec la communauté musulmane. Ce n'est pas aux policiers locaux de faire ce type de travail», dit Ron Louie.

Arrestations. Les excès de la lutte contre le terrorisme vont parfois très loin. Le mois dernier, le Californien Sherman Austin, 20 ans, a été condamné à un an de prison ferme pour «distribution d'informations relatives à des explosifs, des engins destructeurs et des armes de destruction massive». Il avait hébergé sur son site anarchiste (raisethefist.com) un tract donnant le mode de fabrication des cocktails Molotov. Il a été arrêté au début de l'année par 25 agents fédéraux équipés d'armes automatiques, qui ont fouillé la maison familiale. Sherman a plaidé coupable : s'il ne l'avait pas fait, il aurait pu être condamné à vingt ans de prison, au terme des nouvelles dispositions antiterroristes.

(1) Surtout les irréguliers : après le 11 septembre, 762 d'entre eux ont été détenus secrètement avant d'être expulsés ou régularisés. Une cour d'appel, en juillet, a confirmé la légalité de cette procédure. Un ou deux seraient toujours détenus.

(2) A sa demande, nous avons modifié son nom.

 

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