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29 juillet 2000
 
lundi 6 octobre
LE LIVRE, L’INTERNET ET LA MAISON DE DISQUES

Le Blues du businessman

(J’AURAIS VOULU ÊTRE UN NARTISTE...)
par Lirresponsable et ARNO*
 
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Dans les nombreuses conférences et autres communiqués de presse complaisants traitant des rapports entre la musique et l’internet, non seulement l’impact du piratage sur les ventes semble une évidence qui n’est presque plus remise en question (« les gens échangent des fichiers MP3... “donc” ils achètent moins de disques »), mais surtout deux autres questions très importantes sont carrément occultées :

— Quel est le lien entre le processus industriel du disque (et notamment le rôle de la maison de disques en tant qu’agent économique) et la création musicale ? La disparition des agents économiques tels que nous les connaissons aujourd’hui implique-t-elle la disparition de la création musicale (via la disparition des artistes eux-mêmes) ?

— Quelle place doit occuper ce processus industriel à l’heure de l’internet ? Qui doit faire quoi ? Qui doit être rémunéré pour quel service ?

Ces questions, dans le cadre de la production musicale, sont assez pénibles à traiter : la confusion est savamment entretenue autour des chiffres, les artistes « signés » ont du mal à imaginer une autre façon de produire de la musique que celle qui les relie aux majors, le public est saturé d’amalgames répétés mille fois, d’informations approximatives, et le tout baigne dans une ambiance de passions qui ne facilite ni la réflexion ni la discussion.

Le présent article se propose d’aborder ce sujet en le déplaçant dans un secteur de l’industrie culturelle où les débats sont un peu plus calmes : le secteur du livre.

L’industrie du livre

Les questions précédentes, que les maisons de disque répugnent à poser, sont nettement plus faciles à aborder lorsqu’il s’agit du livre. Sans doute parce que la diffusion de livres publiés par des éditeurs sur l’internet, que ce soit de manière légale ou illégale, n’est pas encore un phénomène massif (même si, par ailleurs, la diffusion d’œuvres littéraires originales y est omniprésente, mais hors cadre marchand).

Le livre en France représente, en 2002, un chiffre d’affaires de 2,4 milliards d’euros (source : Syndicat national de l’édition). C’est-à-dire à peu près :
— deux fois celui du disque,
— quatre fois celui du cinéma,
— un cinquième de celui de la presse.

Le site du SNE propose un tableau récapitulatif pour l’année 2001, et les chiffres de 2002 sont très similaires.

On trouve sur les réseaux de peer to peer quelques bandes dessinées au format PDF, généralement des mangas, et sur des sites personnels, des particuliers proposent des listes d’ouvrages en vue d’échange ou de troc (généralement là aussi de la bande dessinée). Pour la littérature blanche ou noire, quelques particuliers proposent au téléchargement des textes classiques (par exemple : Faust de Goethe). Côté institution, signalons l’ABU : la Bibliothèque Universelle qui, avec l’aide d’une équipe de bénévoles, numérise les textes tombés dans le domaine public ; enfin côté marchand, on trouve foultitude de bouquineries on line, spécialisées dans le livre ancien ou rare, qui publient leur catalogue.

Devant cette rareté de livres numérisés disponibles en téléchargement [1], et l’aspect extrêmement marginal de l’échange de livres « piratés », on peut comprendre l’absence de grandes diatribes générales contre l’internet de la part des maisons d’édition. Cette relative indifférence face aux (terribles) menaces pour la création est également due à l’absence de diffusion sur l’internet par les éditeurs eux-mêmes : ces derniers ne fournissent pas de livres au format numérique, justement par crainte de voir ces fichiers échangés par la suite sur le réseau. On a donc probablement un secteur industriel qui évite d’explorer de nouveaux moyens de diffusion, par crainte du piratage qui est perturbation du monopole.

Nous verrons que cette question du « piratage de livres », si elle est facile à mettre en avant pour se donner à la fois bonne conscience et une bonne image (rendre son combat populaire auprès du public et de ses représentants élus), n’est pas le seul enjeu, car d’autres questionnements, nettement moins gratifiants, attendent les éditeurs passant à la diffusion numérique.

War against photocopillage

Si la situation du livre (peu de copies numériques) semble très différente de celle du disque (assassiné comme chacun le sait par les graveurs de CD…), il faut se souvenir tout de même du glorieux épisode de la guerre contre le « photocopillage » (on cherche encore comment des gens de lettres ont pu accoucher d’un néologisme aussi indigne).

Au début des années 1990, le Syndicat national de l’édition annonce la baisse des ventes de livres. Le chiffre n’est remis en cause par personne, car annoncé par le SNE lui-même ; sachant que le SNE est le syndicat corporatiste des patrons de cette industrie, les chiffres méritent d’être cités avec une certaine réserve.

Cause immédiatement désignée de cette catastrophe : la photocopie ! La presse, avec un goût inhabituel pour l’investigation, le débat critique et la mission citoyenne, reprend sans trop se poser de questions toutes les théories du syndical patronal : la photocopie, massive, tue la création littéraire en France !

L’alibi culturel de l’argumentaire est pourtant tout relatif : en effet, la littérature, si elle est la façade médiatique du secteur de l’édition, ne représente que 20% de son chiffre d’affaires. De plus la moitié des ventes (en volume comme en chiffre d’affaires) est réalisée par les réimpressions... Ainsi les invités de Bernard Pivot représentent moins de 10% du secteur de l’édition, et sans doute beaucoup moins dans les manques à gagner supposés provoqués par la photocopie.

Toujours est-il que la campagne médiatique est rondement menée, avec la mise en avant de la défense de la seule création culturelle. Le tout débouchant sur des mesures particulièrement symboliques en matière de défense et de promotion de notre identité culturelle : TVA réduite sur le livre, taxe sur les photocopies, rémunération au titre du prêt en bibliothèque [2]

Enchaînement très classique : baisse supposée des ventes (en tout cas, sur la seule foi des chiffres fournis par les industriels eux-mêmes), mise en avant d’un alibi culturel, dénonciation d’une hypothétique « piraterie » qui tue la culture, finalement obtention d’une série de mesures de subvention, d’aides à la création et à la diffusion du secteur industriel tout entier au détriment du contribuable.

Notons que l’on retrouve dès 1997 des spécialistes de l’Internet sur cette question puisque, lors des rencontres de l’Internet Society à Autrans, parmi les propositions, figurait celle-ci : « L’État pourrait mettre sur un serveur la liste complète des sources de subventions disponibles pour l’édition sur l’Internet et proposer un guichet unique afin d’y déposer un dossier. Il serait possible que la liste des subventions accordées, ainsi que celle des bénéficiaires, soit publiée. Serait-il concevable, enfin, qu’une fraction significative de ces subventions soit réservée aux nouvelles entreprises ? ».

En voilà une belle mutation sociétale ! Il est toujours plaisant de constater que la défense et la promotion de l’art-qui-n’est-pas-une-marchandise passe systématiquement par des taxes nouvelles, des incitations fiscales et des subventions.

Le prix du livre

En matière de musique, il semble indécent de demander pourquoi il faudrait maintenir une industrie aux processus obsolètes, qui continue à ponctionner un revenu énorme sur la création, alors que l’internet permet de créer de nouveaux circuits de diffusion de cette création.

Concernant le livre, ces questions ne choquent pas :
— le relatif calme de la situation (les ventes de livres progressent tous les ans) autorise à poser ce genre de question ;
— entre eux, les éditeurs se les posent.

Nous utiliserons ici une donnée très intéressante : la décomposition moyenne du prix d’un livre (source : SNE).
— auteur : environ 10%,
— éditeur : environ 15%,
— prépresse, papier, impression, façonnage : environ 20%,
— diffusion : environ 8%,
— distribution : environ 14%,
— détaillant (libraire) : environ 33%.

Pour le client final, ajouter encore une TVA de 5,5%.

Ces frais sont très variables en fonction du type de livre et du nombre total d’exemplaires vendus. Une partie des frais est fixe ; notamment la fabrication du « prototype » (prépresse) ; le coût de cette création est beaucoup plus élevé dans certaines catégories de livres que d’autres (par exemple, le prototype d’un manuel scolaire scientifique coûte beaucoup plus cher que la composition d’un livre de littérature générale). La part de ces frais fixes diminue en pourcentage lorsque le tirage augmente (même investissement, que le livre se vende à 300 exemplaires ou à 30 000).

Dans la logique de l’action de lutte contre le photocopillage, notons qu’il est particulièrement savoureux de mettre en avant le risque qu’il fait peser sur les seuls auteurs de littérature : la littérature ne représente que 20% du secteur de l’édition, la moitié seulement de ce secteur est consacrée à la production de nouveaux livres et, là-dedans, le poids des auteurs en tant qu’agents économiques est de 10%. On peut tout aussi bien affirmer que le photocopillage nuit moins aux auteurs de littérature qu’une hausse du prix du tabac !

Un sujet qui préoccupe les Français - 41.9 ko
Un sujet qui préoccupe les Français
Pour Jean-Claude, la crise de l’édition est principalement due au premier amendement de la constitution de ces putains de yankees. Heureusement le Prix Unique et Jack Lang nous protègent.

Une autre bizarrerie semble ne choquer personne. Les frais de fabrication d’un livre ne cessent de baisser. La PAO a réduit le coût de la création du « prototype » dans des proportions énormes, notamment pour les livres « compliqués » (ouvrages techniques, livres en couleur, etc.) ; dans le même temps, le recours aux services d’ateliers dans des pays en développement (la mondialisation heureuse en Inde, Afrique du Nord, au Vietnam), facilité par la baisse des prix de l’informatique, l’accès aux compétences informatiques et l’échange de fichiers par le réseau, ont fait chuter les prix de la composition, dans tous les domaines (aussi bien composition « simple », telle la littérature, que la composition plus complexe des ouvrages techniques). Les coûts de validation du prototype (épreuves numériques, disparition des « films » d’impression…) baissent constamment. Quant aux frais liés à l’impression, ils baissent également (depuis quelques temps, les coûts des petits tirages suit une baisse impressionnante).

Dans le processus de fabrication du livre, aussi bien les frais fixes que les frais variables baissent. Même les frais liés à l’activité des éditeurs eux-mêmes baissent, depuis les années 80, avec l’application de techniques de gestion et d’organisation plus efficaces héritées des autres secteurs industriels.

Donc, la plupart des coûts intervenant dans le prix d’un livre baissent, certains dans des proportions qui n’existent dans aucune autre industrie. Pourtant, le prix des livres n’a pas baissé (et surtout pas dans ces proportions). On a donc le maintien du revenu fixe de tous les agents économiques du livre, alors que tous leurs coûts diminuent énormément. Le seul acteur dont les coûts n’ont aucune raison de baisser, c’est l’auteur.

Voilà notre bizarrerie fort peu morale : malgré cela, les droits de l’auteur sont toujours les mêmes qu’au début du siècle... C’est le seul intervenant dans la chaîne du livre dont le revenu n’augmente pas et dont les coûts ne baissent pas ; tous les autres voient leurs coûts chuter pendant que leurs revenus sont maintenus constamment. Dit autrement : non seulement ceux qui achètent des livres ne profitent pas de la baisse des coûts de production, surtout le seul acteur auquel le maintien du prix du livre malgré la baisse des coûts ne profite pas, c’est l’auteur.

Sans vouloir procéder par une analogie trop rapide, on invitera simplement ici le lecteur à voir si cette évolution n’est pas rigoureusement similaire pour le disque : des coûts de production en chute libre, les seuls agents économiques du système qui n’en profitent pas étant l’artiste et le client.

L’avenir d’un processus industriel obsolète

La situation actuelle est celle de l’émergence d’une nouvelle technique, l’internet, qui permet de remplacer certaines méthodes des industries culturelles. Pour le dire simplement : un auteur peut diffuser son œuvre de lui-même via l’internet, et même se faire payer directement par ses lecteurs [3]. De la même façon, un musicien peut distribuer sa musique en ligne et se faire payer directement.

Reprenons la décomposition du prix d’un livre, et voyons ce que cela donne, rapporté à cette situation nouvelle.

-  Création du prototype

On peut considérer que la composition et le maquettage d’un livre, que ce soit pour l’internet ou pour le papier, sont des processus identiques, donc que les frais ne changent pas. Dans l’absolu, c’est vrai. Dans la pratique, pas tout à fait : la préparation d’un document pour l’internet est nettement moins exigeante que pour l’impression, tant en termes de complexité des formats, de définition nécessaire, de maîtrise de techniques. N’importe qui peut diffuser des textes illustrés d’images en couleur sur l’internet ; préparer des images en haute définition pour la quadrichromie nécessite encore des compétences professionnelles.

De plus, l’idée étant ici, tout de même, de répercuter une baisse des coûts auprès du client final, on peut admettre que les exigences du client seront moins élevées car le produit est vendu nettement moins cher ; et réaliser une document simplement « propre » coûte beaucoup moins cher qu’un document « professionnel » à la mise en pages extrêmement soignée.

D’autres frais fixes baissent lors du passage de l’impression au tout numérique : absence d’épreuves de contrôle imprimées, pas de création de films ni de plaques d’impression, absence de machines professionnelles spécialisées coûtant très cher.

-  Impression, façonnage

Les coûts d’impression et de façonnage disparaissent totalement du prix de vente. Ils sont remplacés par l’hébergement (comprenant généralement un forfait de bande passante), pour des prix incomparablement plus bas.

On peut pousser le raisonnement plus loin : ces frais sont carrément pris en charge par le client lui-même. Qu’il imprime le document chez lui ou qu’il grave un CD de musique, il prend sur son propre temps pour réaliser une opération qui était auparavant réalisée lors du processus industriel, et il utilise le matériel qu’il a lui-même acheté, avec les « consommables » (encre, papier, support de stockage) qu’il paie.

Ceci impose une petite remarque : les solutions destinées à « soutenir » les industries culturelles sont toutes basées sur un système de taxation sur les consommables et l’activité de reproduction. Il est très amusant de voir que le principe consiste à ponctionner les nouvelles techniques, utilisées par le client, alors que justement ces techniques rendent inutiles les anciens procédés industriels. Le jour où ces industries culturelles décideront d’utiliser ces nouveaux processus - vente directe en ligne de contenus sans support matériel -, le client se trouvera en situation d’acheter le contenu, de réaliser avec ses propres moyens l’opération de reproduction, tout en étant taxé pour soutenir un processus industriel que cette nouvelle chaîne économique aura totalement rendu obsolète. Le client se retrouve donc à payer pour soutenir une activité qu’il effectue lui-même [4]. Il semble difficile dans ces conditions d’appeler à une reponsabilisation des pratiques du client.

-  Diffusion, distribution, détaillant

Cette partie énorme du prix du livre (plus de la moitié de son prix) est rendue totalement injustifiée dès lors que l’auteur vend directement à ses lecteurs-clients (ou que l’éditeur en ligne vend directement).

Il reste donc la rémunération de l’auteur (10% du prix de vente d’un livre « papier ») et la rémunération de l’éditeur (15%). Mathématiquement, un livre vendu directement sur l’internet, sans support physique, ne devrait plus coûter que 25% de son prix en librairie.

Malgré le risque d’une analogie encore trop facile, on peut considérer que la musique vendue (légalement) en ligne devrait elle aussi coûter près de quatre fois moins cher qu’en magasin.

Alors que tout le monde se réjouit du succès des ventes en ligne de musique par Apple, chaque « chanson » étant tout de même vendue 1 dollar (ce qui fait encore bien cher l’album complet), on voit qu’il reste du chemin à faire vers une véritable « moralisation » des pratiques commerciales des industriels de la culture.

Le cas du livre est d’autant plus exemplaire, puisque chacun constate à quel point imprimer le livre chez soi peut être plus long et plus cher que l’acheter en librairie. Pourtant, c’est bien le même principe lorsque l’on grave un CD : le « client » a lui-même récupéré le morceau (tout le circuit de distribution disparaît), il a acheté le matériel de reproduction (il n’y a plus d’industriel pour réaliser l’opération à sa place) et il utilise ses propres « consommables ».

Le comble de l’horreur masquée - 32.8 ko
Le comble de l’horreur masquée
Le terrible spectre du photocopillage menace en pleine rue un auteur innocent. [Collection privée].

Cela tient de l’évidence pour le livre : les éditeurs sont bien conscients qu’ils ne pourront pas vendre des livres en ligne sans une division des prix par trois ou quatre. Et qu’ils devront évidemment remonter le pourcentage des droits des auteurs (logiquement, ces droits passeraient à quasiment 50% du prix de vente) [5]

Cette évidence économique est certainement l’une des raisons de leur peu d’empressement à investir un tel marché (s’il existe). À moins d’une campagne de communication aussi éhontée que celle de l’industrie du disque, on ne voit pas ce qui permettrait, de toute façon, de convaincre les clients d’une logique inverse.

Les analyses publiées au sujet du livre numérique semblent d’ailleurs se focaliser sur des produits spécifiques. On constate cependant que la question du prix est centrale :

« Le coût unitaire est beaucoup moins élevé que celui des versions papier, dans un rapport de un à quatre. Introduit en 1995, le premier CD-Rom de ce type a d’emblée dépassé les ventes de la version papier : 100 000 CD-Rom vendus en trois ans (soit une moyenne de 30 000 par an), les ventes annuelles de la version papier étant passées de 20 000 à 5 000 ou 6 000 exemplaires. On voit à la lecture de ces chiffres que le numérique pourrait élargir de façon significative le marché des encyclopédies et qu’il constitue, dans ce segment, un substitut au livre papier. » Ce même rapport aborde le cas exemplaire de 00h00 (maison d’édition en ligne), mais occulte le problème de la répartition des droits : « On peut citer le cas de 00h00, dont les trois-quarts des commandes enregistrées jusqu’à présent ont porté sur les versions électroniques des ouvrages. Le coût de celles-ci s’établit, selon le cas, entre 35 et 70% de celui des versions papier. » (Rapport de la commission de réflexion sur le livre numérique, mai 1999)

De fait, tous les éditeurs (nouveaux ou anciens) qui se sont intéressés à la vente de livres sans support physique (i.e. sans papier) en ligne ont été confrontés à cette épineuse question : à quel prix vendre un livre en ligne ? D’un côté, plus grand-chose ne justifie de vendre par exemple un roman à 20 euros, la disparition des frais de fabrication et du circuit commercial ne permettant pas de justifier un prix supérieur à, disons, 5 euros ; de l’autre, dans la psychologie supposée du lecteur-client, que « vaudrait » un livre vendu aussi peu cher ?

Curieusement, cette évidence ne semble pas exister pour la musique. Le lien entre la vente physique des disques et la rémunération des artistes semble indiscutable, et la remise en cause d’un processus industriel obsolète est totalement niée. Comme si la question ne se posait pas. Comme si elle n’allait jamais se poser.

Se passer de l’éditeur

Dans la partie précédente, on a vu qu’au moins 75% des coûts justifiant le prix du livre étaient rendus injustifiables par une diffusion sur le réseau. Seule les parties « auteur » (10%) et « éditeur » (15%) relèvent de « services » qui existent encore (les autres sont remplacés totalement par l’utilisation du réseau).

Imaginons la suite logique : l’auteur se débarrasse de l’éditeur. Analogie avec le disque : le musicien se débarrasse de la maison de disques. L’état actuel de la technique (et sa simplicité) rend ce choix déjà parfaitement possible (et utilisé par certains).

-  Le maître d’œuvre

Si une certaine image des éditeurs est celle de quasi intellectuels lisant des manuscrits et servant de thérapeutes à des artistes maudits, la réalité du métier est largement celle d’un maître d’œuvre coordonnant les différents prestataires de service intervenant dans la fabrication d’un produit manufacturé et sa commercialisation.

Dans l’optique d’une diffusion en ligne, nous avons vu que ces prestataires devenaient inutiles. Ce rôle de maître d’œuvre de l’éditeur disparaît ainsi ; en tout cas, ce qu’il en reste peut être assuré par un agent moins gourmand, voire être totalement pris en charge par l’auteur (des millions d’individus le font depuis des années, un auteur peut bien s’y mettre dans l’espoir acquérir plus d’autonomie, d’indépendance, de liberté et même, de parts de droits d’auteurs).

-  L’entremetteur

La justification classique du métier de l’éditeur (et donc de sa rémunération) est de faire se rencontrer un auteur et son public. Il est utile ici de rappeler le chiffre fourni par le SNE : le tirage moyen d’un livre est de 8 200 exemplaires. Cette moyenne rend compte de situations extrêmement diverses :
— la littérature tire en moyenne à 10 300 exemplaires ;
— les ouvrages techniques, la documentation, les livres de droit, de sciences économiques, de sciences humaines… ont des tirages situés en moyenne (best sellers compris) entre 2 500 et 3 500 exemplaires ;
— ces tirages sont tirés à la hausse par une poignée de best sellers dans chaque catégorie ; ces livres tirés en dizaines ou centaines de milliers d’exemplaire font monter ce chiffre moyen. L’immense majorité des 60 000 titres produits chaque année se cantonne à des tirages beaucoup plus modestes (un millier d’exemplaires par exemple).

Si l’on compare ces chiffres aux fréquentations des sites Web, on constate qu’il est nettement plus facile pour un auteur de « toucher son public » via le réseau qu’au travers d’un livre. Du strict point de vue « culturel » (la diffusion des créations culturelles auprès des lecteurs), le choix du « tout internet » se justifie totalement.

-  Le sélectionneur

Une autre justification du métier d’éditeur réside dans la sélection des meilleurs. Toutes les œuvres ne trouvant pas leur public, le rôle de l’éditeur serait, par la sélection (par sa renommée et sa cohérence), de présenter au public un choix d’œuvres qui l’intéressent ou qui méritent de l’intéresser.

Depuis des siècles, ce rôle extrêmement gratifiant est cependant critiqué lorsqu’il s’agit de livres. D’une part, les « erreurs » de jugement des éditeurs font partie des anecdotes que tout le monde raconte (les grands auteurs refusés partout, les œuvres charcutées par des éditeurs…). D’autre part, la prétention d’une activité économique reposant sur la promotion des œuvres de qualité est, pour le moins, contredite par la simple visite d’une librairie ou par l’observation des chiffres des ventes.

Citons Jean-Marc Roberts (« Entretien avec Jean-Marc Roberts, éditeur », Drôle d’époque) parlant de son métier d’éditeur :

« Je pensais qu’en tant que conseiller littéraire ou éditeur dans une maison d’édition, je pouvais tranquillement imposer mes goûts, mes choix ; en fait non. Même si j’y parvenais, je faisais ce travail pour un patron, pour une maison qui m’employait et qui me demandait des résultats, mais d’une manière beaucoup plus perverse qu’un groupe ou qu’une banque. Stock est effectivement une filiale d’Hachette, mais quand Le Seuil a des comptes à rendre, il les rend à des banquiers, donc ça se rejoint quand même. Je parle de perversité parce que, quand j’étais éditeur de littérature au Seuil, chez Gallimard ou chez Julliard, on me demandait des résultats : c’est-à-dire de trouver des livres qui se vendent sans me laisser vraiment la possibilité de publier des livres qui ne se vendaient pas. Je schématise, mais finalement le problème est là. »

L’image des maisons de disque, qui est celle de personnages arrivistes, incultes et insupportables, ne fait pas l’objet des mêmes moqueries liées à de dramatiques erreurs de sélection, ni à une censure inadmissible. Les maisons de disque ont une mauvaise image, mais l’idée demeure que le système permettrait globalement de faire connaître ce qui doit être connu (les bons musiciens finissent par percer, les autres ne sont pas bons) ; à l’inverse les éditeurs seraient des gens cultivés, sympathiques et intelligents mais qui sont passés à côté de Proust. Ainsi le rôle de sélection par les maisons de disques n’est que rarement remis en cause (étouffer des génies méconnus), alors même que ce rôle de l’éditeur de livre est constamment critiqué. [6]

-  Le camelot

La promotion fait également partie des justifications du « coût » des éditeurs. Remarquons encore que la réalité des prestations contredit largement cette revendication.

Non seulement les maisons d’édition ne consacrent que très peu de moyens à cette promotion (quelques encarts dans la presse, puisque la publicité audiovisuelle est interdite contrairement au disque), de plus celles qui en ont les moyens les consacrent à une partie infinitésimale de leur catalogue (en général le poulain pour la course aux concours).

La promotion commerciale des livres par les maisons d’édition est dans les faits une partie marginale de leur activité comptable, et lorsqu’elle existe on peut discuter de son efficacité pour la grande majorité des auteurs.

Cette promotion est, de plus, traditionnellement largement prise en charge par les auteurs eux-mêmes : si les éditeurs peuvent organiser des événements, le gros de l’investissement se fait sur le temps des auteurs (signatures, conférences, présentations…). Chose amusante quand on y songe : voilà encore un coût, pour l’auteur lui-même, qui n’est généralement pas intégré dans le prix du livre, puisqu’un auteur ne se fait pas payer ses nombreuses journées de signatures et de présentations, alors qu’un éditeur qui achète un encart publicitaire dans la presse répercutera cet investissement sur le prix du livre.

Face à la très relative efficacité de la promotion traditionnelle assurée par les éditeurs, on peut opposer la vitalité des liens sur le réseau. Souvent présenté comme « horizontal » (tout se vaut sur le Web, le bon et le médiocre sont au même niveau...), le réseau dispose en réalité d’outils et de méthodes qui facilitent la mise en avant des œuvres originales par les usagers eux-mêmes.

Le Réseau permet des choses inconcevables dans l’édition : il permet à chacun de s’exprimer directement (sans sélection préalable par des entreprises), il permet de construire une renommée sur la durée (rien de comparable avec un premier roman envoyé au pilon au bout de quelques mois), mais aussi il offre des outils et des méthodes collectives qui font ressortir les créations originales. Et cela sans aucun frais de promotion.

D.I.Y.

Avec le Réseau, l’intérêt du recours à un éditeur perd de son évidence. Même la mise en place d’une structure de paiement pour assurer la rémunération de l’auteur peut se passer de l’éditeur - dont c’est traditionnellement une des activités (les systèmes de paiement en ligne utilisables directement par des vendeurs indépendants se multiplient).

On peut se demander si, face à cette perte totale de légitimité (économique et sociale), le chahut organisé par les maisons de disque n’a pas pour but de s’attribuer un nouveau rôle social : celui du pouvoir de nuisance. En grossissant le trait et en formulant le discours implicite : « Regardez comme nous pouvons faire beaucoup de bruit, regardez comme nous obtenons des subventions, regardez comme nos avocats sont pénibles : artistes, nous seuls sommes capables de défendre vos droits, si vous décidez de vous passer de nous, vous ne pourrez plus bénéficier de cette force de frappe. »

Pour un auteur, une nouvelle possibilité peut désormais être envisagée : réaliser lui-même, pour un coût très faible, son propre document (intégrant la mise en page et la mise en ligne), le diffuser lui-même et le vendre.

Auparavant, il était un acteur économique dans la vie de son propre ouvrage à hauteur de 10% du prix de vente. Seul, il peut envisager exactement la même rémunération, pour lui-même, soit en réussissant à vendre son livre au même prix à 10 fois moins de monde, soit en vendant son livre dix fois moins cher à dix fois plus de monde. (Évidement, il y a de la marge entre ces deux extrêmes...)

Se poser ces questions au sujet du livre ne semble pas totalement indécent. Curieusement, les mêmes interrogations, au sujet du disque, sont totalement occultées du champ des possibilités. Hors des maisons de disque, point de salut… Qu’est-ce qui justifie pourtant que les artistes confient leurs droits et leur image à des intervenants qui ponctionnent 90% du prix de vente, à l’heure où un nouveau processus de distribution émerge dans tous les pays développés (c’est-à-dire, soyons réalistes, là où se trouvent les clients solvables qui assurent leur revenu) ? Est-ce que taxer les nouveaux outils de distribution culturelle pour subventionner des procédés industriels obsolètes répond à une logique saine ?

Une note d’espoir - 37.2 ko
Une note d’espoir
L’autoproduction et la libre publication déclenchent l’enthousiasme de la jeune génération.

Concluons par un constat qui, s’il préserve pour un temps le secteur industriel du livre, minore l’habillage culturelle de son autojustification : le principal élément qui limite la distribution totalement dématérialisée des livres, c’est l’aspect infiniment plus pratique du livre-papier par rapport au livre sans support : non seulement cela revient souvent moins cher que d’imprimer chez soi, de plus le livre relié est plus pratique qu’un paquet de feuilles A4 reliées à la va-comme-j’te-pousse dans un atelier de reproduction pour les étudiants. Ainsi l’existence de l’industrie du livre se justifie essentiellement par la fabrication des produits industriels manufacturés que sont les livres imprimés.

 

[1] Citons à titre d’exception, les éditions Mille et une nuits qui proposent des textes, du domaine public, en consultation libre et au téléchargement, ainsi que les éditions de l’Eclat avec le lyber

[2] LOI n° 2003-517 du 18 juin 2003 relative à la rémunération au titre du prêt en bibliothèque et renforçant la protection sociale des auteurs : « Art. L. 133-4. - La rémunération au titre du prêt en bibliothèque est répartie dans les conditions suivantes :

« 1° Une première part est répartie à parts égales entre les auteurs et leurs éditeurs à raison du nombre d’exemplaires des livres achetés chaque année, pour leurs bibliothèques accueillant du public pour le prêt, par les personnes morales mentionnées au troisième alinéa (2°) de l’article 3 de la loi n° 81-766 du 10 août 1981 précitée, déterminé sur la base des informations que ces personnes et leurs fournisseurs communiquent à la ou aux sociétés mentionnées à l’article L. 133-2 ;

« 2° Une seconde part, qui ne peut excéder la moitié du total, est affectée à la prise en charge d’une fraction des cotisations dues au titre de la retraite complémentaire par les personnes visées au second alinéa de l’article L. 382-12 du code de la sécurité sociale. »

[3] Le coût de cette opération est, par exemple, de 0,167 euro par transaction (soit 1,10 F HT par transaction) pour 1 à 5 000 paiements par trimestre, avec un système de paiement en ligne dont on ne fera pas la publicité ici.

[4] Ce point est abordé par Jean-Baptiste Soufron dans « Le peer to peer face à la logique du droit d’auteur ».

[5] Manuscrit.com reverse des droits d’auteurs échelonnés de 25% à 40% à partir de 500 exemplaires sur la vente de livres sous forme de fichiers numériques.

[6] Relativisons cependant cette critique : autant le rôle de « bon sélectionneur » de l’éditeur est criticable, autant le fait de considérer l’édition comme un secteur soumis à la censure économique est une erreur facile. Elle revient généralement à reporter les limites de la presse, marché aux acteurs peu diversifiés proposant des produits de masse, sur un secteur, l’édition, constitué d’une incroyable diversité d’acteurs proposant des produits à faible diffusion (un best seller de l’édition dépasse rarement, en tirage total, le tirage d’une seule journée du quotidien Le Monde).

On peut certes regretter avec Attac que les grands intellectuels altermondialistes courent le risque de ne plus être publiés par Messier et Lagardère, ou avec l’éditeur ci-dessus que les grosses machines de l’édition souhaitent publier des livres à fort tirage ; d’un autre côté, rien n’interdit à Pierre Bourdieu de créer une « petite » maison d’édition (dans ce secteur, les investissements sont assez peu élevés), et de rencontrer un véritable succès ; et les livres « pour se faire plaisir » sont publiés par les maisons d’édition dont c’est le but (spécialisées dans les ouvrages à faible tirage). L’édition est constituée non seulement des grosses entreprises bien connues, mais aussi d’une foule de petites boîtes plus ou moins spécialisées, d’associations publiant leurs propres livres, et même de structures de promotion des livres publiés à compte d’auteur.

Si la situation de l’édition en terme d’indépendance et de liberté des auteurs n’a rien de comparable avec l’internet, en revanche la censure économique y est quasiment un contresens. Ce secteur se caractérise par la grande diversité des acteurs, chacun proposant des solutions adaptées à une activité économique et sociale. Il n’est pas difficile de trouver un éditeur pour publier Les affres de mon interminable psychanalyse après le décès de mon chat (600 pages) ou Les maîtres du monde sont des lémuriens héritiés de la civilisation de Mû.

 
 
Lirresponsable et ARNO*
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Vainqueur 1982 du concours « Chateau de sable » du Club Mickey des Pingouins à Sainte-Cécile.
28 septembre 2003
15 juillet 2003
AMOK-FAAA
Memento finis
9 août 2003
28 mars 2002
7 juillet 2002
13 septembre 2001
 
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> Le Blues du businessman
6 octobre 2003 (nouveau)
 

Le plus surprenant de l’affaire est qu’aucun des multiples acteurs qui prétendent défendre les intérêts de la Création et autres Cultureries ne semble s’emparer de l’affaire.

à part peut-être http://www.cdbaby.com

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