Dans les nombreuses 
            conférences et autres communiqués de presse complaisants 
            traitant des rapports entre la musique et l’internet, non seulement 
            l’impact du piratage sur les ventes semble une évidence qui n’est 
            presque plus remise en question (« les gens échangent des 
            fichiers MP3... “donc” ils achètent moins de disques »), mais 
            surtout deux autres questions très importantes sont carrément 
            occultées : 
            — Quel est le lien entre le processus industriel 
            du disque (et notamment le rôle de la maison de disques en tant 
            qu’agent économique) et la création musicale ? La disparition 
            des agents économiques tels que nous les connaissons aujourd’hui 
            implique-t-elle la disparition de la création musicale (via la 
            disparition des artistes eux-mêmes) ? 
            — Quelle place doit occuper ce processus 
            industriel à l’heure de l’internet ? Qui doit faire quoi ? 
            Qui doit être rémunéré pour quel service ? 
            Ces questions, dans le cadre de la production 
            musicale, sont assez pénibles à traiter : la confusion est 
            savamment entretenue autour des chiffres, les artistes 
            « signés » ont du mal à imaginer une autre façon de 
            produire de la musique que celle qui les relie aux majors, le public 
            est saturé d’amalgames répétés mille fois, d’informations 
            approximatives, et le tout baigne dans une ambiance de passions qui 
            ne facilite ni la réflexion ni la discussion. 
            Le présent article se propose d’aborder ce sujet en le 
            déplaçant dans un secteur de l’industrie culturelle où les débats 
            sont un peu plus calmes : le secteur du livre.
            
            
            
            L’industrie du livre
            Les questions précédentes, que les maisons de disque 
            répugnent à poser, sont nettement plus faciles à aborder lorsqu’il 
            s’agit du livre. Sans doute parce que la diffusion de livres publiés 
            par des éditeurs sur l’internet, que ce soit de manière légale ou 
            illégale, n’est pas encore un phénomène massif (même si, par 
            ailleurs, la diffusion d’œuvres littéraires originales y est 
            omniprésente, mais hors cadre marchand). 
            Le livre en France représente, en 2002, un chiffre 
            d’affaires de 2,4 milliards d’euros (source : Syndicat national 
            de l’édition). C’est-à-dire à peu près : 
— deux fois 
            celui du disque, 
— quatre fois celui du cinéma, 
            
— un cinquième de celui de la presse. 
            Le site du SNE propose un tableau 
            récapitulatif pour l’année 2001, et les chiffres de 2002 sont 
            très similaires. 
            On trouve sur les réseaux de peer to 
            peer quelques bandes dessinées au format PDF, généralement des 
            mangas, et sur des sites personnels, des particuliers proposent des 
            listes d’ouvrages en vue d’échange ou de troc 
            (généralement là aussi de la bande dessinée). Pour la littérature 
            blanche ou noire, quelques particuliers proposent au téléchargement 
            des textes classiques (par exemple : Faust de Goethe). Côté institution, signalons l’ABU : la 
            Bibliothèque Universelle qui, avec l’aide d’une équipe de 
            bénévoles, numérise les textes tombés dans le domaine public ; 
            enfin côté marchand, on trouve foultitude de bouquineries on line, 
            spécialisées dans le livre ancien ou rare, qui publient leur 
            catalogue. 
            Devant cette rareté de livres numérisés disponibles en 
            téléchargement [1], et 
            l’aspect extrêmement marginal de l’échange de livres 
            « piratés », on peut comprendre l’absence de grandes 
            diatribes générales contre l’internet de la part des maisons 
            d’édition. Cette relative indifférence face aux (terribles) menaces 
            pour la création est également due à l’absence de diffusion sur 
            l’internet par les éditeurs eux-mêmes : ces derniers ne 
            fournissent pas de livres au format numérique, justement par crainte 
            de voir ces fichiers échangés par la suite sur le réseau. On a donc 
            probablement un secteur industriel qui évite d’explorer de nouveaux 
            moyens de diffusion, par crainte du piratage qui est perturbation du 
            monopole. 
            Nous verrons que cette question du « piratage de 
            livres », si elle est facile à mettre en avant pour se donner à 
            la fois bonne conscience et une bonne image (rendre son combat 
            populaire auprès du public et de ses représentants élus), n’est pas 
            le seul enjeu, car d’autres questionnements, nettement moins 
            gratifiants, attendent les éditeurs passant à la diffusion 
            numérique. 
            War against photocopillage
            Si la situation du livre (peu de copies numériques) 
            semble très différente de celle du disque (assassiné comme chacun le 
            sait par les graveurs de CD…), il faut se souvenir tout de même du 
            glorieux épisode de la guerre contre le « photocopillage » 
            (on cherche encore comment des gens de lettres ont pu accoucher d’un 
            néologisme aussi indigne). 
            Au début des années 1990, le Syndicat national de 
            l’édition annonce la baisse des ventes de livres. Le chiffre n’est 
            remis en cause par personne, car annoncé par le SNE lui-même ; 
            sachant que le SNE est le syndicat corporatiste des patrons de cette 
            industrie, les chiffres méritent d’être cités avec une certaine 
            réserve. 
            Cause immédiatement désignée de cette 
            catastrophe : la photocopie ! La presse, avec un goût 
            inhabituel pour l’investigation, le débat critique et la mission 
            citoyenne, reprend sans trop se poser de questions toutes les 
            théories du syndical patronal : la photocopie, massive, tue la 
            création littéraire en France ! 
            L’alibi culturel de l’argumentaire est pourtant tout 
            relatif : en effet, la littérature, si elle est la façade 
            médiatique du secteur de l’édition, ne représente que 20% de son 
            chiffre d’affaires. De plus la moitié des ventes (en volume comme en 
            chiffre d’affaires) est réalisée par les réimpressions... Ainsi les 
            invités de Bernard Pivot représentent moins de 10% du secteur de 
            l’édition, et sans doute beaucoup moins dans les manques à gagner 
            supposés provoqués par la photocopie. 
            Toujours est-il que la campagne médiatique est 
            rondement menée, avec la mise en avant de la défense de la seule 
            création culturelle. Le tout débouchant sur des mesures 
            particulièrement symboliques en matière de défense et de promotion 
            de notre identité culturelle : TVA réduite sur le livre, taxe 
            sur les photocopies, rémunération au titre du prêt en 
            bibliothèque [2] 
            Enchaînement très classique : baisse supposée des 
            ventes (en tout cas, sur la seule foi des chiffres fournis par les 
            industriels eux-mêmes), mise en avant d’un alibi culturel, 
            dénonciation d’une hypothétique « piraterie » qui tue la 
            culture, finalement obtention d’une série de mesures de subvention, 
            d’aides à la création et à la diffusion du secteur industriel tout 
            entier au détriment du contribuable. 
            Notons que l’on retrouve dès 1997 des spécialistes de 
            l’Internet sur cette question puisque, lors des rencontres 
            de l’Internet Society à Autrans, parmi les propositions, 
            figurait celle-ci : « L’État pourrait mettre 
            sur un serveur la liste complète des sources de subventions 
            disponibles pour l’édition sur l’Internet et proposer un guichet 
            unique afin d’y déposer un dossier. Il serait possible que la liste 
            des subventions accordées, ainsi que celle des bénéficiaires, soit 
            publiée. Serait-il concevable, enfin, qu’une fraction significative 
            de ces subventions soit réservée aux nouvelles 
            entreprises ? ». 
            En voilà une belle mutation sociétale ! Il est 
            toujours plaisant de constater que la défense et la promotion de 
            l’art-qui-n’est-pas-une-marchandise passe systématiquement par des 
            taxes nouvelles, des incitations fiscales et des subventions. 
            Le prix du livre
            En matière de musique, il semble indécent de demander 
            pourquoi il faudrait maintenir une industrie aux processus 
            obsolètes, qui continue à ponctionner un revenu énorme sur la 
            création, alors que l’internet permet de créer de nouveaux circuits 
            de diffusion de cette création. 
            Concernant le livre, ces questions ne choquent 
            pas : 
— le relatif calme de la situation (les ventes 
            de livres progressent tous les ans) autorise à poser ce genre de 
            question ; 
— entre eux, les éditeurs se les posent. 
            
            Nous utiliserons ici une donnée très 
            intéressante : la décomposition moyenne du prix d’un livre 
            (source : SNE). 
— auteur : environ 10%, 
            
— éditeur : environ 15%, 
— prépresse, papier, 
            impression, façonnage : environ 20%, 
            
— diffusion : environ 8%, 
            
— distribution : environ 14%, 
— détaillant 
            (libraire) : environ 33%. 
            
            

            
            Pour le client final, ajouter encore une TVA de 5,5%. 
            
            Ces frais sont très variables en fonction du type de 
            livre et du nombre total d’exemplaires vendus. Une partie des frais 
            est fixe ; notamment la fabrication du « prototype » 
            (prépresse) ; le coût de cette création est beaucoup plus élevé 
            dans certaines catégories de livres que d’autres (par exemple, le 
            prototype d’un manuel scolaire scientifique coûte beaucoup plus cher 
            que la composition d’un livre de littérature générale). La part de 
            ces frais fixes diminue en pourcentage lorsque le tirage augmente 
            (même investissement, que le livre se vende à 300 exemplaires ou à 
            30 000). 
            Dans la logique de l’action de lutte contre le 
            photocopillage, notons qu’il est particulièrement savoureux de 
            mettre en avant le risque qu’il fait peser sur les seuls auteurs de 
            littérature : la littérature ne représente que 20% du secteur 
            de l’édition, la moitié seulement de ce secteur est consacrée à la 
            production de nouveaux livres et, là-dedans, le poids des auteurs en 
            tant qu’agents économiques est de 10%. On peut tout aussi bien 
            affirmer que le photocopillage nuit moins aux auteurs de littérature 
            qu’une hausse du prix du tabac ! 
            
            
              
              
                
                   
                  Un sujet qui préoccupe les Français 
                  Pour Jean-Claude, la crise de 
                  l’édition est principalement due au premier amendement de la 
                  constitution de ces putains de yankees. Heureusement le Prix 
                  Unique et Jack Lang nous 
            protègent.  | 
            Une autre bizarrerie semble ne choquer personne. Les 
            frais de fabrication d’un livre ne cessent de baisser. La PAO a 
            réduit le coût de la création du « prototype » dans des 
            proportions énormes, notamment pour les livres 
            « compliqués » (ouvrages techniques, livres en couleur, 
            etc.) ; dans le même temps, le recours aux services d’ateliers 
            dans des pays en développement (la mondialisation heureuse en Inde, 
            Afrique du Nord, au Vietnam), facilité par la baisse des prix de 
            l’informatique, l’accès aux compétences informatiques et l’échange 
            de fichiers par le réseau, ont fait chuter les prix de la 
            composition, dans tous les domaines (aussi bien composition 
            « simple », telle la littérature, que la composition plus 
            complexe des ouvrages techniques). Les coûts de validation du 
            prototype (épreuves numériques, disparition des « films » 
            d’impression…) baissent constamment. Quant aux frais liés à 
            l’impression, ils baissent également (depuis quelques temps, les 
            coûts des petits tirages suit une baisse impressionnante). 
            Dans le processus de fabrication du livre, aussi bien 
            les frais fixes que les frais variables baissent. Même les frais 
            liés à l’activité des éditeurs eux-mêmes baissent, depuis les années 
            80, avec l’application de techniques de gestion et d’organisation 
            plus efficaces héritées des autres secteurs industriels. 
            Donc, la plupart des coûts intervenant dans le prix 
            d’un livre baissent, certains dans des proportions qui n’existent 
            dans aucune autre industrie. Pourtant, le prix des livres n’a pas 
            baissé (et surtout pas dans ces proportions). On a donc le maintien 
            du revenu fixe de tous les agents économiques du livre, alors que 
            tous leurs coûts diminuent énormément. Le seul acteur dont les coûts 
            n’ont aucune raison de baisser, c’est l’auteur. 
            Voilà notre bizarrerie fort peu morale : malgré 
            cela, les droits de l’auteur sont toujours les mêmes qu’au début du 
            siècle... C’est le seul intervenant dans la chaîne du livre dont le 
            revenu n’augmente pas et dont les coûts ne baissent pas ; tous 
            les autres voient leurs coûts chuter pendant que leurs revenus sont 
            maintenus constamment. Dit autrement : non seulement ceux qui 
            achètent des livres ne profitent pas de la baisse des coûts de 
            production, surtout le seul acteur auquel le maintien du prix du 
            livre malgré la baisse des coûts ne profite pas, c’est l’auteur. 
            Sans vouloir procéder par une analogie trop rapide, on 
            invitera simplement ici le lecteur à voir si cette évolution n’est 
            pas rigoureusement similaire pour le disque : des coûts de 
            production en chute libre, les seuls agents économiques du système 
            qui n’en profitent pas étant l’artiste et le client. 
            L’avenir d’un processus industriel obsolète
            La situation actuelle est celle de l’émergence d’une 
            nouvelle technique, l’internet, qui permet de remplacer certaines 
            méthodes des industries culturelles. Pour le dire simplement : 
            un auteur peut diffuser son œuvre de lui-même via l’internet, et 
            même se faire payer directement par ses lecteurs [3]. De la même façon, un musicien peut distribuer sa 
            musique en ligne et se faire payer directement. 
            Reprenons la décomposition du prix d’un livre, et 
            voyons ce que cela donne, rapporté à cette situation nouvelle. 
            
  Création du 
            prototype 
            On peut considérer que la composition et le maquettage 
            d’un livre, que ce soit pour l’internet ou pour le papier, sont des 
            processus identiques, donc que les frais ne changent pas. Dans 
            l’absolu, c’est vrai. Dans la pratique, pas tout à fait : la 
            préparation d’un document pour l’internet est nettement moins 
            exigeante que pour l’impression, tant en termes de complexité des 
            formats, de définition nécessaire, de maîtrise de techniques. 
            N’importe qui peut diffuser des textes illustrés d’images en couleur 
            sur l’internet ; préparer des images en haute définition pour 
            la quadrichromie nécessite encore des compétences professionnelles. 
            
            De plus, l’idée étant ici, tout de même, de répercuter 
            une baisse des coûts auprès du client final, on peut admettre que 
            les exigences du client seront moins élevées car le produit est 
            vendu nettement moins cher ; et réaliser une document 
            simplement « propre » coûte beaucoup moins cher qu’un 
            document « professionnel » à la mise en pages extrêmement 
            soignée. 
            D’autres frais fixes baissent lors du passage de 
            l’impression au tout numérique : absence d’épreuves de contrôle 
            imprimées, pas de création de films ni de plaques d’impression, 
            absence de machines professionnelles spécialisées coûtant très cher. 
            
            
  Impression, 
            façonnage 
            Les coûts d’impression et de façonnage disparaissent 
            totalement du prix de vente. Ils sont remplacés par l’hébergement 
            (comprenant généralement un forfait de bande passante), pour des 
            prix incomparablement plus bas. 
            On peut pousser le raisonnement plus loin : ces 
            frais sont carrément pris en charge par le client lui-même. Qu’il 
            imprime le document chez lui ou qu’il grave un CD de musique, il 
            prend sur son propre temps pour réaliser une opération qui était 
            auparavant réalisée lors du processus industriel, et il utilise le 
            matériel qu’il a lui-même acheté, avec les 
            « consommables » (encre, papier, support de stockage) 
            qu’il paie. 
            Ceci impose une petite remarque : les solutions 
            destinées à « soutenir » les industries culturelles sont 
            toutes basées sur un système de taxation sur les consommables et 
            l’activité de reproduction. Il est très amusant de voir que le 
            principe consiste à ponctionner les nouvelles techniques, utilisées 
            par le client, alors que justement ces techniques rendent inutiles 
            les anciens procédés industriels. Le jour où ces industries 
            culturelles décideront d’utiliser ces nouveaux processus - vente 
            directe en ligne de contenus sans support matériel -, le client 
            se trouvera en situation d’acheter le contenu, de réaliser avec ses 
            propres moyens l’opération de reproduction, tout en étant taxé pour 
            soutenir un processus industriel que cette nouvelle chaîne 
            économique aura totalement rendu obsolète. Le client se retrouve 
            donc à payer pour soutenir une activité qu’il effectue 
            lui-même [4]. Il 
            semble difficile dans ces conditions d’appeler à une 
            reponsabilisation des pratiques du client. 
            
  Diffusion, 
            distribution, détaillant 
            Cette partie énorme du prix du livre (plus de la 
            moitié de son prix) est rendue totalement injustifiée dès lors que 
            l’auteur vend directement à ses lecteurs-clients (ou que l’éditeur 
            en ligne vend directement). 
            Il reste donc la rémunération de l’auteur (10% du prix 
            de vente d’un livre « papier ») et la rémunération de 
            l’éditeur (15%). Mathématiquement, un livre vendu directement sur 
            l’internet, sans support physique, ne devrait plus coûter que 25% de 
            son prix en librairie. 
            Malgré le risque d’une analogie encore trop facile, on 
            peut considérer que la musique vendue (légalement) en ligne devrait 
            elle aussi coûter près de quatre fois moins cher qu’en magasin. 
            Alors que tout le monde se réjouit du succès des ventes 
            en ligne de musique par Apple, chaque « chanson » 
            étant tout de même vendue 1 dollar (ce qui fait encore bien cher 
            l’album complet), on voit qu’il reste du chemin à faire vers une 
            véritable « moralisation » des pratiques commerciales des 
            industriels de la culture. 
            Le cas du livre est d’autant plus exemplaire, puisque 
            chacun constate à quel point imprimer le livre chez soi peut être 
            plus long et plus cher que l’acheter en librairie. Pourtant, c’est 
            bien le même principe lorsque l’on grave un CD : le 
            « client » a lui-même récupéré le morceau (tout le circuit 
            de distribution disparaît), il a acheté le matériel de reproduction 
            (il n’y a plus d’industriel pour réaliser l’opération à sa place) et 
            il utilise ses propres « consommables ». 
            
            
              
              
                
                   
                  Le comble de l’horreur masquée 
                  Le terrible spectre du 
                  photocopillage menace en pleine rue un auteur innocent. 
                  [Collection privée].  | 
            Cela tient de l’évidence pour le livre : les 
            éditeurs sont bien conscients qu’ils ne pourront pas vendre des 
            livres en ligne sans une division des prix par trois ou quatre. Et 
            qu’ils devront évidemment remonter le pourcentage des droits des 
            auteurs (logiquement, ces droits passeraient à quasiment 50% du prix 
            de vente) [5] 
            Cette évidence économique est certainement l’une des 
            raisons de leur peu d’empressement à investir un tel marché (s’il 
            existe). À moins d’une campagne de communication aussi éhontée que 
            celle de l’industrie du disque, on ne voit pas ce qui permettrait, 
            de toute façon, de convaincre les clients d’une logique inverse. 
            Les analyses publiées au sujet du livre numérique 
            semblent d’ailleurs se focaliser sur des produits spécifiques. On 
            constate cependant que la question du prix est centrale : 
            
            
« Le coût unitaire est beaucoup moins 
            élevé que celui des versions papier, dans un rapport de un à quatre. 
            Introduit en 1995, le premier CD-Rom de ce type a d’emblée dépassé 
            les ventes de la version papier : 100 000 CD-Rom vendus en 
            trois ans (soit une moyenne de 30 000 par an), les ventes 
            annuelles de la version papier étant passées de 20 000 à 
            5 000 ou 6 000 exemplaires. On voit à la lecture de ces 
            chiffres que le numérique pourrait élargir de façon significative le 
            marché des encyclopédies et qu’il constitue, dans ce segment, un 
            substitut au livre papier. » Ce même rapport aborde le cas 
            exemplaire de 00h00 (maison d’édition en ligne), mais occulte le 
            problème de la répartition des droits : « On peut citer le 
            cas de 00h00, dont les trois-quarts des commandes enregistrées 
            jusqu’à présent ont porté sur les versions électroniques des 
            ouvrages. Le coût de celles-ci s’établit, selon le cas, entre 35 et 
            70% de celui des versions papier. » (
Rapport 
            de la commission de réflexion sur le livre numérique, mai 1999) 
            
 
            
            De fait, tous les éditeurs (nouveaux ou anciens) qui 
            se sont intéressés à la vente de livres sans support physique (i.e. 
            sans papier) en ligne ont été confrontés à cette épineuse 
            question : à quel prix vendre un livre en ligne ? D’un 
            côté, plus grand-chose ne justifie de vendre par exemple un roman à 
            20 euros, la disparition des frais de fabrication et du circuit 
            commercial ne permettant pas de justifier un prix supérieur à, 
            disons, 5 euros ; de l’autre, dans la psychologie supposée du 
            lecteur-client, que « vaudrait » un livre vendu aussi peu 
            cher ? 
            Curieusement, cette évidence ne semble pas exister 
            pour la musique. Le lien entre la vente physique des disques et la 
            rémunération des artistes semble indiscutable, et la remise en cause 
            d’un processus industriel obsolète est totalement niée. Comme si la 
            question ne se posait pas. Comme si elle n’allait jamais se poser. 
            
            Se passer de l’éditeur
            Dans la partie précédente, on a vu qu’au moins 75% des 
            coûts justifiant le prix du livre étaient rendus injustifiables par 
            une diffusion sur le réseau. Seule les parties « auteur » 
            (10%) et « éditeur » (15%) relèvent de 
            « services » qui existent encore (les autres sont 
            remplacés totalement par l’utilisation du réseau). 
            Imaginons la suite logique : l’auteur se 
            débarrasse de l’éditeur. Analogie avec le disque : le musicien 
            se débarrasse de la maison de disques. L’état actuel de la technique 
            (et sa simplicité) rend ce choix déjà parfaitement possible (et 
            utilisé par certains). 
            
  Le maître 
            d’œuvre 
            Si une certaine image des éditeurs est celle de quasi 
            intellectuels lisant des manuscrits et servant de thérapeutes à des 
            artistes maudits, la réalité du métier est largement celle d’un 
            maître d’œuvre coordonnant les différents prestataires de service 
            intervenant dans la fabrication d’un produit manufacturé et sa 
            commercialisation. 
            Dans l’optique d’une diffusion en ligne, nous avons vu 
            que ces prestataires devenaient inutiles. Ce rôle de maître d’œuvre 
            de l’éditeur disparaît ainsi ; en tout cas, ce qu’il en reste 
            peut être assuré par un agent moins gourmand, voire être totalement 
            pris en charge par l’auteur (des millions d’individus le font depuis 
            des années, un auteur peut bien s’y mettre dans l’espoir acquérir 
            plus d’autonomie, d’indépendance, de liberté et même, de parts de 
            droits d’auteurs). 
            
  L’entremetteur 
            La justification classique du métier de l’éditeur (et 
            donc de sa rémunération) est de faire se rencontrer un auteur et son 
            public. Il est utile ici de rappeler le chiffre fourni par le 
            SNE : le tirage moyen d’un livre est de 8 200 exemplaires. 
            Cette moyenne rend compte de situations extrêmement diverses : 
            
— la littérature tire en moyenne à 10 300 
            exemplaires ; 
— les ouvrages techniques, la 
            documentation, les livres de droit, de sciences économiques, de 
            sciences humaines… ont des tirages situés en moyenne (best sellers compris) entre 2 500 et 3 500 
            exemplaires ; 
— ces tirages sont tirés à la hausse par 
            une poignée de best sellers dans chaque 
            catégorie ; ces livres tirés en dizaines ou centaines de 
            milliers d’exemplaire font monter ce chiffre moyen. L’immense 
            majorité des 60 000 titres produits chaque année se cantonne à 
            des tirages beaucoup plus modestes (un millier d’exemplaires par 
            exemple). 
            Si l’on compare ces chiffres aux fréquentations des 
            sites Web, on constate qu’il est nettement plus facile pour un 
            auteur de « toucher son public » via le réseau qu’au 
            travers d’un livre. Du strict point de vue « culturel » 
            (la diffusion des créations culturelles auprès des lecteurs), le 
            choix du « tout internet » se justifie totalement. 
            
  Le 
            sélectionneur 
            Une autre justification du métier d’éditeur réside 
            dans la sélection des meilleurs. Toutes les œuvres ne trouvant pas 
            leur public, le rôle de l’éditeur serait, par la sélection (par sa 
            renommée et sa cohérence), de présenter au public un choix d’œuvres 
            qui l’intéressent ou qui méritent de l’intéresser. 
            Depuis des siècles, ce rôle extrêmement gratifiant est 
            cependant critiqué lorsqu’il s’agit de livres. D’une part, les 
            « erreurs » de jugement des éditeurs font partie des 
            anecdotes que tout le monde raconte (les grands auteurs refusés 
            partout, les œuvres charcutées par des éditeurs…). D’autre part, la 
            prétention d’une activité économique reposant sur la promotion des 
            œuvres de qualité est, pour le moins, contredite par la simple 
            visite d’une librairie ou par l’observation des chiffres des ventes. 
            
            Citons Jean-Marc Roberts (« Entretien avec 
            Jean-Marc Roberts, éditeur », Drôle 
            d’époque) parlant de son métier d’éditeur : 
            
            
« Je pensais qu’en tant que conseiller 
            littéraire ou éditeur dans une maison d’édition, je pouvais 
            tranquillement imposer mes goûts, mes choix ; en fait non. Même 
            si j’y parvenais, je faisais ce travail pour un patron, pour une 
            maison qui m’employait et qui me demandait des résultats, mais d’une 
            manière beaucoup plus perverse qu’un groupe ou qu’une banque. Stock 
            est effectivement une filiale d’Hachette, mais quand Le Seuil a des 
            comptes à rendre, il les rend à des banquiers, donc ça se rejoint 
            quand même. Je parle de perversité parce que, quand j’étais éditeur 
            de littérature au Seuil, chez Gallimard ou chez Julliard, on me 
            demandait des résultats : c’est-à-dire de trouver des livres 
            qui se vendent sans me laisser vraiment la possibilité de publier 
            des livres qui ne se vendaient pas. Je schématise, mais finalement 
            le problème est là. » 
            
            L’image des maisons de disque, qui est celle de 
            personnages arrivistes, incultes et insupportables, ne fait pas 
            l’objet des mêmes moqueries liées à de dramatiques erreurs de 
            sélection, ni à une censure inadmissible. Les maisons de disque ont 
            une mauvaise image, mais l’idée demeure que le système permettrait 
            globalement de faire connaître ce qui doit être connu (les bons 
            musiciens finissent par percer, les autres ne sont pas bons) ; 
            à l’inverse les éditeurs seraient des gens cultivés, sympathiques et 
            intelligents mais qui sont passés à côté de Proust. Ainsi le rôle de 
            sélection par les maisons de disques n’est que rarement remis en 
            cause (étouffer des génies méconnus), alors même que ce rôle de 
            l’éditeur de livre est constamment critiqué. [6] 
            
  Le 
            camelot 
            La promotion fait également partie des justifications 
            du « coût » des éditeurs. Remarquons encore que la réalité 
            des prestations contredit largement cette revendication. 
            Non seulement les maisons d’édition ne consacrent que 
            très peu de moyens à cette promotion (quelques encarts dans la 
            presse, puisque la publicité audiovisuelle est interdite 
            contrairement au disque), de plus celles qui en ont les moyens les 
            consacrent à une partie infinitésimale de leur catalogue (en général 
            le poulain pour la course aux concours). 
            La promotion commerciale des livres par les maisons 
            d’édition est dans les faits une partie marginale de leur activité 
            comptable, et lorsqu’elle existe on peut discuter de son efficacité 
            pour la grande majorité des auteurs. 
            Cette promotion est, de plus, traditionnellement 
            largement prise en charge par les auteurs eux-mêmes : si les 
            éditeurs peuvent organiser des événements, le gros de 
            l’investissement se fait sur le temps des auteurs (signatures, 
            conférences, présentations…). Chose amusante quand on y songe : 
            voilà encore un coût, pour l’auteur lui-même, qui n’est généralement 
            pas intégré dans le prix du livre, puisqu’un auteur ne se fait pas 
            payer ses nombreuses journées de signatures et de présentations, 
            alors qu’un éditeur qui achète un encart publicitaire dans la presse 
            répercutera cet investissement sur le prix du livre. 
            Face à la très relative efficacité de la promotion 
            traditionnelle assurée par les éditeurs, on peut opposer la vitalité 
            des liens sur le réseau. Souvent présenté comme 
            « horizontal » (tout se vaut sur le Web, le bon et le 
            médiocre sont au même niveau...), le réseau dispose en réalité 
            d’outils et de méthodes qui facilitent la mise en avant des œuvres 
            originales par les usagers eux-mêmes. 
            Le Réseau permet des choses inconcevables dans 
            l’édition : il permet à chacun de s’exprimer directement (sans 
            sélection préalable par des entreprises), il permet de construire 
            une renommée sur la durée (rien de comparable avec un premier roman 
            envoyé au pilon au bout de quelques mois), mais aussi il offre des 
            outils et des méthodes collectives qui font ressortir les créations 
            originales. Et cela sans aucun frais de promotion. 
            D.I.Y.
            Avec le Réseau, l’intérêt du recours à un éditeur perd 
            de son évidence. Même la mise en place d’une structure de paiement 
            pour assurer la rémunération de l’auteur peut se passer de l’éditeur 
            - dont c’est traditionnellement une des activités (les systèmes de 
            paiement en ligne utilisables directement par des vendeurs 
            indépendants se multiplient). 
            On peut se demander si, face à cette perte totale de 
            légitimité (économique et sociale), le chahut organisé par les 
            maisons de disque n’a pas pour but de s’attribuer un nouveau rôle 
            social : celui du pouvoir de nuisance. En 
            grossissant le trait et en formulant le discours implicite : 
            « Regardez comme nous pouvons faire beaucoup de bruit, regardez 
            comme nous obtenons des subventions, regardez comme nos avocats sont 
            pénibles : artistes, nous seuls sommes capables de défendre vos 
            droits, si vous décidez de vous passer de nous, vous ne pourrez plus 
            bénéficier de cette force de frappe. » 
            Pour un auteur, une nouvelle possibilité peut 
            désormais être envisagée : réaliser lui-même, pour un coût très 
            faible, son propre document (intégrant la mise en page et la mise en 
            ligne), le diffuser lui-même et le vendre. 
            Auparavant, il était un acteur économique dans la vie 
            de son propre ouvrage à hauteur de 10% du prix de vente. Seul, il 
            peut envisager exactement la même rémunération, pour lui-même, soit 
            en réussissant à vendre son livre au même prix à 10 fois moins de 
            monde, soit en vendant son livre dix fois moins cher à dix fois plus 
            de monde. (Évidement, il y a de la marge entre ces deux extrêmes...) 
            
            Se poser ces questions au sujet du livre ne semble pas 
            totalement indécent. Curieusement, les mêmes interrogations, au 
            sujet du disque, sont totalement occultées du champ des 
            possibilités. Hors des maisons de disque, point de salut… Qu’est-ce 
            qui justifie pourtant que les artistes confient leurs droits et leur 
            image à des intervenants qui ponctionnent 90% du prix de vente, à 
            l’heure où un nouveau processus de distribution émerge dans tous les 
            pays développés (c’est-à-dire, soyons réalistes, là où se trouvent 
            les clients solvables qui assurent leur revenu) ? Est-ce que 
            taxer les nouveaux outils de distribution culturelle pour 
            subventionner des procédés industriels obsolètes répond à une 
            logique saine ? 
            
            
              
              
                
                   
                  Une note d’espoir 
                  L’autoproduction et la libre 
                  publication déclenchent l’enthousiasme de la jeune 
                  génération.  | 
            Concluons par un constat qui, s’il préserve pour un 
            temps le secteur industriel du livre, minore l’habillage culturelle 
            de son autojustification : le principal élément qui limite la 
            distribution totalement dématérialisée des livres, c’est l’aspect 
            infiniment plus pratique du livre-papier par rapport au livre sans 
            support : non seulement cela revient souvent moins cher que 
            d’imprimer chez soi, de plus le livre relié est plus pratique qu’un 
            paquet de feuilles A4 reliées à la va-comme-j’te-pousse dans un 
            atelier de reproduction pour les étudiants. Ainsi l’existence de 
            l’industrie du livre se justifie essentiellement par la fabrication 
            des produits industriels manufacturés que sont les livres 
            imprimés.