Daniel
Schneidermann, 45 ans, journaliste. Fraîchement viré du quotidien gothique, il
décrypte toujours les médias à la télé.
Adieu, Monde cruel
Par Emmanuel
PONCET
mardi 07 octobre 2003
DANIEL SCHNEIDERMANN EN 5 DATES epuis une semaine, Daniel
Schneidermann reçoit quasiment en press junket. Dans le jargon, ces
interviews marathon, jusque-là réservées à Tom Cruise ou Britney Spears. Mais
voilà, une nouvelle star du vrai journalisme est née. A peine le Cauchemar
médiatique (1), son ouvrage consacré à l'emballement journalistique, sortait
en librairie qu'une lettre de licenciement lui revenait en express de la
direction du Monde. Cause réelle et sérieuse du renvoi ? «Entreprise
de dénigrement.» Comparaison des dirigeants du Monde à un «clan
sicilien» entre autres. Le psychodrame familial s'étale dans le quotidien
daté du 4 octobre. Face à face, sa dernière chronique Télévision et un extrait
de sa lettre de licenciement. Entretemps, celui qui est aussi animateur et
producteur d'Arrêt sur images écume tous les plateaux. Son junket «presse
écrite» se déroule à la française. Selon des critères disons plus souples
qu'avec Britney. A condition quand même qu'il puisse «relire et amender»
les citations, comme on dit au Monde. Timing serré dans un PMU de
Clamart, banlieue agréable où il réside depuis 1989 avec sa famille (trois
enfants). Souriant, vif et ferme, Schneidermann vérifie souvent son Sagem bleu
posé sur la table.«J'ai craqué il y a six mois, au moment de l'effervescence
Pean-Cohen»(2) Il remercie d'un plissement humide les gens du quartier qui
le saluent (six fois pendant l'entretien). Il semble encore sincèrement sonné par son éjection. «Je ne pensais pas
que cela se passerait sereinement. Mais honnêtement, être viré du Monde,
je n'y croyais pas. Je pensais que le calcul des avantages et des inconvénients
retiendrait la direction de faire cette erreur majeure. Je me suis trompé !»
On s'étonne sincèrement qu'il soit aussi sincèrement étonné. Se faire virer
aussi vite, aussi sincèrement, à cause de termes aussi sincères
qu'«indéniable brutalité humaine» (pour Edwy Plenel, directeur de la
rédaction) cela semble, sinon normal, au moins logique. Mais non. Schneider mann ne croit sincèrement pas qu'on puisse être lourdé
parce qu'on a critiqué sincèrement une boîte qui vous salarie 2 592 euros net
par mois. Heureusement, il reste les 83 777 euros net que France 5 lui verse
annuellement (prime de précarité comprise). «Je sais que ce montant est
énorme par rapport à un professeur ou une infirmière, même si je suis loin des
vingt-cinq fois le Smic déclaré par Jean-Marie Colombani (le PDG du groupe
Le Monde, ndlr). Et contrairement à ce que suggère l'ambiguïté du terme
"producteur", je suis salarié de France 5.» Il ne comprit pas non plus
comment feu le sociologue Pierre Bourdieu put l'accuser de faire partie du
système médiatique tout en le critiquant dans Arrêt sur images (2). Au
fond, Schneidermann semble sincèrement sûr d'avoir raison. Ce que balayait
malicieusement un lacanien interrogé par son frère ennemi Pierre Carles dans son
film Enfin pris ! : «Vous n'êtes pas sans savoir que celui qui parle
sincère... ment.» Il faut dire que Daniel est «né avec le Monde». Il y entre à
l'âge de 20 ans. A l'époque, le quotidien gothique demeure une institution
compassée. Ambiance chemise blanche et cravate. Cheveux en bataille, pan de
chemise sortie du jean. Il fait quasiment figure de postpunk. «Un jeune chien
fou baba cool», se souvient un de ses anciens collègues. Il sort pourtant d'une hypokhâgne à Henri-IV. Il poursuit ses études de droit
en Sorbonne «à la cafétéria, plutôt». Il habite dans le quartier des
Invalides. Il décrit sa famille comme «juive mais athée»,
«petite-bourgeoise», «tranquillement républicaine». «J'ai été élevé dans des
valeurs de justice sociale, de sincérité, de loyauté et d'honnêteté. Et j'y
crois encore !» Il entretient un «rapport d'horreur avec le
mensonge». Sa mère cristallise la conscience politique de la famille,
«plutôt de gauche». Elle travaille dans une galerie d'art, tandis que son
père vend de l'électroménager. C'est sa mère également qui interdit la télé à la
maison jusqu'aux 16 ans de Daniel qui va voir Thierry la Fronde en
cachette chez des copains. «Il valait mieux lire», dit-il. Il comble sa
préadolescence asociale par les grands classiques. Il aime la métrique ancienne,
comme Michel Houellebecq. Il déteste René Char, le poète vénéré des stars
médiatiques dont Jean-Marie Messier. Il préfère Aragon. «Pas le surréaliste,
celui bien communiste, bien pompier», (sourire). Logiquement, il adhère à l'UEC (Union des étudiants communistes). Mais déjà,
il sent au sein de la cellule Kaldor que «la puissance des appareils laisse
peu de place à l'expression individuelle». Le journalisme s'impose
naturellement. Il envoie cinq ou six essais de chroniques à son idole
Viansson-Ponté qui lui répond à chaque fois, sans les publier. «Depuis ce
jour, je réponds personnellement à chaque lettre ou mail qu'on m'envoie.» Il
trouve même le temps. Insomniaque chronique, comme PPDA, il se lève entre cinq
et six heures du matin, écrit, surfe sur Internet et répond sur le forum d'Arrêt
sur images. «Parfois, je me recouche.» L'écrivain et chroniqueur Nicolas
Rey confirme cette courtoisie épistolaire : «En 1993, je lui ai envoyé des
textes. C'est le seul à m'avoir répondu. Quelqu'un qui répond de façon aussi
bienveillante ne peut être complètement dégueulasse, non ?» La question se
pose en effet. Car, outre Colombani et Plenel, Schneidermann n'a manifestement
pas que des amis. Un journaliste du Monde : «Quand on entre dans une
rédaction, il n'est pas interdit de dire bonjour.» Une jeune et jolie
collaboratrice d'Arrêt sur images : «C'est un maso. Toujours à aller
au plus près de la brûlure : on ne sait jamais, des fois que le feu reculerait
!» Une autre jeune et jolie collaboratrice d'Arrêt sur images :
«C'est parfois un tyran dans le travail. Mais c'est par idéal, exigence et
rigueur.» De fait, Schneidermann affiche un militantisme journalistique old
school, une obstination de nerd multimédia et de randonneur
montagnard (dans le Queyras l'année dernière), de missionnaire de la
déconstruction médiatique qui met encore des majuscules à des mots comme
Information, Démocratie, Vérité «des mots que j'aime parce qu'ils sont
beaux». Sans envisager une seconde leur possible obsolescence. Il reconnaît volontiers sa faillibilité. Et parfois même celle des autres.
Seulement à force de veiller «à ne pas devenir (son) propre point
aveugle», ambition cosmique douloureusement intenable, à force de s'ériger
en saint, puis désormais martyr, du «journalisme du journalisme», il a
littéralement pris la porte sans réaliser qu'il en avait méticuleusement et
souvent brillamment dévissé (quelques) gonds. Le plus logiquement du monde. (1) La Face cachée du Monde, de Pierre Péan et Philippe Cohen
(Fayard).
5 avril
1958
Naissance à Paris.
1979
Premier article dans «le Monde».
1992
Commence une chronique consacrée à la
télévision, quotidienne puis hebdomadaire.
1995
Première diffusion d'«Arrêt sur images» sur la
5e.
2 octobre 2003
Parution du
«Cauchemar médiatique» (Denoël Impacts).
(2) in Du journalisme après Bourdieu (Fayard).