![]()  | 
Les écrivains 
peuvent combattre l'opposition historique entre les deux 
continents.
La 
fracture euro-américaine 
Par Susan 
SONTAG
vendredi 31 octobre 2003 
SUSAN SONTAG écrivaine. Tout d'abord, s'agit-il vraiment d'un fossé Ñ que l'on continuerait à combler 
? Ne s'agirait-il pas également d'un conflit ? Les déclarations courroucées ou 
dédaigneuses envers l'Europe, envers certains pays européens, sont aujourd'hui 
monnaie courante dans la rhétorique politique américaine ; et ici, à tout le 
moins dans les pays riches de la partie occidentale de ce continent, les 
sentiments antiaméricains sont plus répandus, plus perceptibles et plus 
immodérés que jamais. Mais quel est donc ce conflit ? Ses racines sont-elles 
profondes ? Je crois que oui. Il est, depuis toujours, un antagonisme latent entre l'Europe et les 
Etats-Unis, qui est au moins aussi complexe et aussi ambivalent que celui qui 
existe entre parent et enfant. L'Amérique est un pays néo-européen et, jusqu'à 
ces dernières quelques dizaines d'années, elle était majoritairement peuplée par 
des populations venues d'Europe. Pourtant, depuis toujours, ce sont avant tout 
les différences entre l'Europe et l'Amérique qui frappent les observateurs 
étrangers les plus clairvoyants : qu'il soit question d'Alexis de Tocqueville, 
qui visita la jeune nation en 1831 et revint en France pour écrire De la 
démocratie en Amérique, une oeuvre se trouvant toujours, quelque cent 
soixante-dix ans plus tard, être le meilleur livre jamais écrit sur mon pays, ou 
de D.H. Lawrence, qui, il y a quatre-vingts ans, a composé l'ouvrage le plus 
intéressant jamais écrit sur la culture américaine (ses Etudes sur la 
littérature classique américaine, un livre aussi influent qu'irritant), tous 
deux ont bien compris que l'Amérique, cette enfant de l'Europe, était en train 
de devenir, ou était déjà devenue, l'antithèse de l'Europe. Rome et Athènes. Mars et Vénus. Les auteurs d'essais populaires récents 
avançant l'idée d'une inévitable confrontation d'intérêts et de valeurs entre 
l'Europe et l'Amérique n'ont certes pas inventé ces antithèses. Les étrangers 
les ont longtemps ressassées Ñ et elles constituent la palette et la mélodie 
récurrente d'une grande partie de la littérature américaine, tout au long du 
XIXe siècle, de James Fenimore Cooper et Ralph Waldo Emerson à Walt Whitman, 
Henry James, William Dean Howells et Mark Twain. L'innocence américaine et la 
sophistication européenne ; le pragmatisme américain et la tendance européenne à 
l'intellectualisation ; l'énergie américaine et la lassitude européenne ; la 
naïveté américaine et le cynisme européen ; la bonté américaine et la malice 
européenne ; le moralisme américain et l'art du compromis européen  vous 
connaissez tous ces airs-là. Il est possible de les orchestrer différemment ; en effet, depuis deux 
siècles tumultueux, on danse sur ces airs selon toutes sortes de chorégraphies 
et d'orientations. Les europhiles utiliseront ces vénérables antithèses pour 
assimiler l'Amérique à une barbarie mercantile et l'Europe à la culture la plus 
élevée, tandis que les europhobes exploiteront l'idée toute faite selon laquelle 
l'Amérique incarnerait l'idéalisme, l'ouverture et la démocratie, et l'Europe un 
raffinement invalidant et élitiste. Tocqueville et Lawrence ont remarqué quelque 
chose de bien plus violent : il ne s'agit alors plus seulement d'une déclaration 
d'indépendance par rapport à l'Europe et aux valeurs européennes, mais d'un 
travail de sape déterminé, d'un assassinat des valeurs européennes et du pouvoir 
européen. «Il est impossible de créer du nouveau sans détruire de 
l'ancien, écrivit Lawrence. Il se trouve que l'Europe, c'était l'ancien. 
Et l'Amérique devait donc être le nouveau. Le nouveau est la mort de 
l'ancien.» L'Amérique, Lawrence l'avait bien deviné, s'était engagée dans 
une mission de destruction de l'Europe, et elle utilisait pour ce faire la 
démocratie  tout particulièrement la démocratie culturelle, la démocratie 
des usages et des moeurs. Et lorsque cette tâche serait accomplie, poursuivait 
Lawrence, l'Amérique pourrait bien abandonner la démocratie pour se tourner vers 
autre chose. (Il est fort possible que cet «autre chose» soit en train d'émerger 
de nos jours.) Le passé est (ou fut) du côté de l'Europe, et l'Amérique fut fondée sur 
l'idée d'une rupture avec le passé, un passé jugé encombrant, débilitant et 
 pour ses manifestations de déférence et de préséance, pour ses critères 
définissant ce qui est supérieur et préférable  fondamentalement non 
démocratique, ou bien «élitiste», le synonyme couramment employé de nos jours. 
Les chantres d'une Amérique triomphale continuent à déclarer que la démocratie 
américaine implique la répudiation de l'Europe et, oui, l'adoption d'un certain 
barbarisme libérateur et salutaire. Si, de nos jours, la plupart des Américains 
considèrent que l'Europe est plutôt socialiste qu'élitiste, il n'empêche que, 
selon les critères américains, l'Europe reste un continent rétrograde, 
obstinément attaché à de vieilles valeurs, comme celle de l'Etat-providence. 
«Créer du nouveau» n'est pas seulement un mot d'ordre culturel ; l'expression 
correspond bien aussi à l'évocation d'une machine économique mondialisante, à la 
progression irrésistible. Cela dit, si cela se révèle nécessaire, même l'«ancien» peut être rebaptisé 
comme «nouveau». Toutes les guerres modernes, même lorsque leurs buts restent 
des plus traditionnels, comme l'expansion territoriale ou l'acquisition de 
ressources rares, sont présentées comme des chocs entre civilisations  des 
guerres culturelles  où chaque clan se targue d'être le bon camp et 
qualifie l'autre de barbare. L'ennemi est invariablement une menace contre 
«notre mode de vie», un infidèle, un profanateur, un pollueur, un destructeur de 
valeurs supérieures ou meilleures. La guerre actuelle menée contre la menace 
très réelle posée par l'intégrisme islamique militant est un exemple 
particulièrement clair. Mais il est important de noter qu'une version plus douce 
de ces mêmes termes de dénigrement sous-tend l'antagonisme existant entre 
l'Europe et l'Amérique.  Il convient également de se souvenir que, historiquement, la rhétorique 
antiaméricaine la plus virulente jamais entendue en Europe  consistant 
essentiellement en l'accusation selon laquelle les Américains sont des barbares 
 n'est pas venue de ce que l'on appelle la gauche, mais de l'extrême 
droite. Hitler, comme Franco, se sont tous deux abondamment répandus contre une 
Amérique (et contre une juiverie internationale) déterminée à polluer la 
civilisation européenne avec ses viles valeurs affairistes. Le génie des Etats-Unis, un pays profondément conservateur, d'une façon que 
les Européens ont du mal à cerner, est d'avoir su inventer un mode de pensée 
conservatrice qui loue le nouveau plutôt que l'ancien. Mais cela revient 
également à dire que, dans les domaines précis où les Etats-Unis paraissent 
particulièrement conservateurs, comme, par exemple, dans la puissance 
extraordinaire du consensus et dans la passivité et le conformisme de l'opinion 
publique (ce que Tocqueville avait déjà remarqué en 1831) et des médias, ils 
sont aussi progressistes, voire révolutionnaires, d'une façon que les Européens 
ont un mal égal à cerner. Une partie de l'énigme, sûrement, réside dans la coupure entre la rhétorique 
officielle et les réalités vécues. Les Américains ne cessent de chanter les 
louanges des «traditions» ; des litanies célébrant les valeurs familiales se 
retrouvent au coeur des discours des politiques. Et, pourtant, la culture de 
l'Amérique est extrêmement corrosive envers la vie familiale, envers toutes les 
traditions, en fait, sauf celles qui ont été redéfinies afin de promouvoir des 
«identités» pouvant s'intégrer dans les schémas plus vastes de différenciation, 
de coopération et d'ouverture à l'innovation. Il est possible que la source essentielle de ce nouveau (et à la fois pas si 
nouveau) radicalisme américain soit ce qui fut jadis considéré comme une source 
de valeurs conservatrices, à savoir la religion. De nombreux analystes ont noté 
que la différence majeure entre les Etats-Unis et la plupart des pays européens 
(les vieux comme les nouveaux, selon la distinction américaine actuelle) se 
trouve peut-être dans le fait qu'aux Etats-Unis, la religion joue toujours un 
rôle central dans la société et dans le discours public. Mais il s'agit de 
religion à l'américaine : de l'idée de religion, plutôt que de la religion en 
soi. Les Etats-Unis forment une société religieuse, sur le mode générique. Cela 
veut dire qu'aux Etats-Unis la religion à laquelle vous appartenez n'a pas 
d'importance, du moment que vous en avez une. Qu'une religion, voire une 
théocratie, domine, qui ne serait que chrétienne (ou d'une quelconque 
dénomination chrétienne), serait impossible. La religion, en Amérique, doit 
rester une affaire de choix. Cette conception moderne, relativement 
désenchantée, de la religion, élaborée suivant les grandes lignes du choix 
consumériste, constitue le fondement du conformisme, de l'autosatisfaction et du 
moralisme (que les Européens confondent souvent, non sans condescendance, avec 
le puritanisme) américains. Quelles que soient les croyances historiques que les 
différentes entités religieuses américaines entendent représenter, elles prônent 
toutes quelque chose de similaire : l'amélioration du comportement personnel, la 
valeur de la réussite, le sens de la coopération communautaire, la tolérance 
envers les choix des autres. (Autant de vertus qui servent et favorisent le 
fonctionnement du capitalisme de consommation.) Le fait d'être religieux assure 
la respectabilité, promeut l'ordre et offre la garantie d'intentions vertueuses 
à la mission des Etats-Unis: diriger le monde. Ce qui est ainsi propagé  que cela s'appelle démocratie, liberté ou 
civilisation  fait partie d'une oeuvre en progrès et constitue également 
l'essence même du progrès. Nulle part dans le monde le rêve de progrès des 
Lumières n'a trouvé de terrain plus fertile qu'en Amérique. Sommes-nous donc si différents ? Il est étrange de constater qu'au moment où 
l'Europe et l'Amérique n'ont jamais été aussi semblables sur le plan culturel, 
le fossé n'ait jamais été aussi grand. La domination de l'Amérique est un fait. Mais l'Amérique, comme son 
gouvernement actuel est en train de le percevoir, ne peut pas tout faire seule. 
L'avenir du monde  de ce monde que nous partageons  est syncrétique, 
mélangé. Nous ne sommes pas hermétiquement isolés les uns des autres. De plus en 
plus, nous nous infiltrons les uns dans les autres. Au bout du compte, le modèle pour toute compréhension  ou toute 
conciliation  à laquelle nous pourrions parvenir est à chercher du côté 
d'une réflexion plus importante sur cette vénérable opposition entre l'«ancien» 
et le «nouveau». L'opposition entre «civilisation» et «barbarie» est 
essentiellement artificielle ; la penser et pontifier sur elle ne peut que 
corrompre  même si elle reflète certaines réalités. Mais l'opposition entre 
l'«ancien» et le «nouveau» est authentique, irréductible, elle est au centre de 
ce que nous comprenons comme l'expérience. L'«ancien» et le «nouveau» sont les pôles pérennes de tout sentiment et de 
tout sens de l'orientation dans ce monde. Nous ne pouvons rien faire sans 
l'ancien, parce que c'est dans ce qui est ancien que sont investis tout notre 
passé, toute notre sagesse, tous nos souvenirs, toute notre tristesse, tout 
notre sens du réalisme. Nous ne pouvons rien faire si nous n'avons pas foi dans 
le nouveau, parce que c'est dans ce qui est nouveau que sont investis toute 
notre énergie, toutes nos capacités d'optimisme, tous nos aveugles désirs 
biologiques, toute notre capacité à oublier  cette capacité à la guérison 
sans laquelle aucune réconciliation n'est possible. La vie intérieure a tendance à se méfier du nouveau. Une vie intérieure 
fortement développée sera tout particulièrement résistante à ce qui est nouveau. 
On nous dit que nous devons choisir : l'ancien ou le nouveau. En fait, nous 
devons choisir les deux. Qu'est donc la vie sinon une suite de négociations 
entre l'ancien et le nouveau ? Il me semble que l'on devrait toujours chercher à 
se convaincre de sortir de ces oppositions contraignantes. L'ancien contre le nouveau, la nature contre la culture  il est 
peut-être inévitable que les grands mythes de notre vie culturelle trouvent une 
résolution géographique, et pas seulement historique. Il reste que ce sont 
malgré tout des mythes, des clichés, des stéréotypes, rien de plus ; les 
réalités sont bien plus complexes. J'ai consacré une bonne partie de ma vie à tenter de démystifier les modes de 
pensée qui polarisent et opposent. Si l'on traduit cela dans le domaine de la 
politique, cela signifie la valorisation de ce qui est pluraliste et laïque. 
Comme certains Américains et comme de nombreux Européens, je préférerais de loin 
vivre dans un monde multilatéral  un monde qui ne serait pas dominé par un 
seul pays (quel qu'il soit, y compris le mien). Et je pourrais ici exprimer mon 
soutien, dans un siècle qui promet déjà d'être un autre siècle d'extrêmes et 
d'horreurs, à toute une série d'attitudes mélioristes  en particulier à ce 
que Virginia Woolf appelait «cette vertu mélancolique qu'est la 
tolérance». Permettez-moi plutôt de parler avant tout en tant qu'écrivain, en tant que 
champion de l'entreprise littéraire, car c'est là que réside la seule autorité 
que je détiens. L'écrivain qui est en moi se méfie de la bonne citoyenne, de 
l'«ambassadeur intellectuel», de la militante des droits de l'homme  tous 
ces rôles qui sont évoqués dans le texte de la remise de ce prix, quelle que 
soit l'importance de mon investissement dans ces rôles-là. L'écrivain est plus 
sceptique, plus en proie au doute, que la personne qui essaie de faire (et de 
soutenir) ce qui est bien. Une des tâches de la littérature consiste à formuler des questions et à bâtir 
des contre-affirmations aux platitudes pieuses du moment. Et même lorsque l'art 
n'est pas oppositionnel, les arts sont attirés vers la contradiction. La 
littérature, c'est le dialogue, la capacité de réaction. La littérature pourrait 
être décrite comme l'histoire de la capacité humaine à réagir à ce qui est 
vivant et à ce qui est moribond, tandis que les cultures évoluent et opèrent 
entre elles des interactions mutuelles. Les écrivains peuvent combattre ces clichés sur ce qui nous sépare, sur ce 
qui nous différencie  car les écrivains sont des créateurs, et pas 
seulement des propagateurs, de mythes. La littérature ne fait pas qu'offrir des 
mythes, mais aussi des contre-mythes, tout comme la vie offre des 
contre-expériences  des expériences qui battent en brèche ce que vous 
pensiez penser, ressentir ou croire. Un écrivain, je pense, est quelqu'un qui est attentif au monde. Ce qui 
signifie tenter de comprendre, d'assimiler, d'intégrer tout le mal dont les 
êtres humains sont capables, sans être pour autant corrompu  rendu cynique 
ou superficiel  par cette compréhension. La littérature peut nous dire ce qu'est le monde. La littérature peut donner 
des critères et transmettre un savoir profond, incarné dans le langage, dans le 
récit. La littérature peut former et exercer notre capacité à pleurer pour tous 
ceux qui ne sont pas nous, ou qui ne sont pas des nôtres. Que serions-nous si nous ne pouvions compatir avec tous ceux qui ne sont pas 
nous ou qui ne sont pas des nôtres ? Que serions-nous si nous ne pouvions nous 
oublier, au moins de temps en temps ? Que serions-nous si nous étions incapables 
apprendre ? De pardonner ? De devenir autre chose que ce que nous sommes ?  (traduit de l'anglais par Anne Wicke)
Ce texte est tiré du discours de 
remerciements prononcé par l'auteure lors de sa réception du prestigieux prix de 
la Paix des libraires allemands, 
le 12 octobre, 
à l'occasion 
de la 
Foire 
du livre 
de Francfort.
Dernier ouvrage traduit de Susan 
Sontag : Devant la douleur des autres (éd. Christian Bourgois), 12 
€.
'aime à penser que je ne 
représente que la littérature, une certaine idée de la littérature, et la 
conscience, une certaine idée de la conscience ou du devoir. Mais, sensible à 
l'hommage qui m'est rendu avec ce prix décerné par un pays européen de premier 
plan, dont la formulation évoque mon rôle comme celui d'«ambassadeur 
intellectuel» entre deux continents (le mot «ambassadeur», inutile de le 
préciser, est à prendre dans son sens le plus faible, dans un sens purement 
métaphorique), je ne peux résister à l'envie de vous soumettre quelques pensées 
sur le célèbre fossé séparant l'Europe et les Etats-Unis, fossé que mes centres 
d'intérêts et mes enthousiasmes seraient censés combler.