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       Par Dominique Cardon, Fabien Granjon. Illustrations : Patsh. 
       En peu de temps, Internet est devenu le principal espace de 
      visibilité des réflexions et des actions du mouvement alter-mondialiste. 
      Même si son audience reste limitée à une nébuleuse ouverte de militants et 
      de journalistes intéressés, la couverture sur le Web des contre-sommets 
      (Seattle, Prague, Québec, Gênes, Porto Alegre, Florence, etc.) tranche 
      sensiblement avec celle assurée par les médias traditionnels. Cette 
      production alternative d'information en ligne est en effet plus 
      documentée, plus illustrée, plus polémique et beaucoup plus focalisée sur 
      les enjeux de la critique de la globalisation que celle produite par les 
      médias dominants (peut-on d'ailleurs raisonnablement s'informer sur ces 
      sujets en regardant TF1 ou France 2 ?).  Au sein du mouvement 
      alter-mondialisation, la critique des médias est centrale. Elle constitue 
      une des sensibilités les mieux partagées par les militants. Leur méfiance 
      inspire d'ailleurs la création d'influents "scrutateurs", comme FAIR 
      (Fairness and Accuracy In Reporting), ONG effectuant une surveillance de 
      la couverture journalistique des actions militantes. De nombreux organes 
      de presse (Le Monde Diplomatique, Charlie Hebdo, Politis 
      qui font partie des membres fondateurs d'Attac …) développent 
      eux-mêmes des positions critiques à l'égard du fonctionnement du monde 
      journalistique. On peut alors penser que si l'Internet joue un rôle 
      important dans la constitution du mouvement mondial de résistance au 
      néo-libéralisme, c'est notamment parce qu'il offre un terrain expérimental 
      sur lequel peuvent s'édifier des dispositifs de publication cherchant des 
      alternatives aux pratiques médiatiques les plus critiquées. 
      Un contre-pouvoir Au sein de la mouvance alter-mondialiste, 
      les militants ne font pas tous les mêmes reproches aux médias, ce qui les 
      amène à produire des contenus différents sur Internet. Un premier type de 
      critique, dont Le Monde diplomatique est le représentant attitré en 
      France, peut être appelé anti-hégémonique (1). Ce courant s'attache à 
      mettre en lumière la fonction propagandiste des "appareils idéologiques 
      de la globalisation" que sont les médias et appelle à la création d'un 
      "contre-pouvoir critique". Fort de nombreux succès d'édition 
      (Pierre Bourdieu, Noam Chomsky, Serge Halimi, Ignacio Ramonet…), il 
      dénonce pêle-mêle l'allégeance des entreprises de presse au monde 
      politico-économique, la clôture de l'espace journalistique sur ses enjeux 
      professionnels, la recherche du profit et le sensationnalisme. Selon cette 
      critique, les journalistes sont appelés à reproduire la pensée dominante 
      par idéologie, par connivence ou par l'effet des contraintes qu'exercent 
      sur eux les conditions de production de l'information. Alors, pour 
      proposer une alternative aux pratiques dénoncées, la critique 
      anti-hégémonique avance un modèle de travail journalistique très proche de 
      celui du chercheur en sciences sociales : distanciation maximum, temps 
      long de l'investigation, rupture avec les formats courts et les formules. 
      Le discours anti-hégémonique a décidé de produire une contre-expertise. 
       Les sites, relevant de la critique anti-hégémonique et ayant repris le 
      principe de la contre-expertise sont nombreux. Certains sont des 
      "webzines" militants comme Les Pénélopes ou Cybersolidaires 
      (sites féministes), Place publique (site de l'Internet citoyen) 
      ou Mediasol, le portail de l'économie solidaire. D'autres sont liés 
      à des groupements associatifs et militants (Attac, No 
      Pasaran, Les Amis de la terre…) ou à des moments de la 
      mobilisation comme la "Farandole internationale de l'information 
      indépendante" (La Ciranda) créée pour mutualiser les différentes 
      productions journalistiques et militantes du Forum social mondial de Porto 
      Alegre. Ces sites se posent parfois dans une logique de concurrence avec 
      l'espace public des médias de masse, notamment pour la couverture des 
      manifestations et des contre-sommets. Mais ils se définissent surtout 
      comme des espaces de contre-expertise proposant sur des questions 
      spécifiques un discours mêlant spécialisation et indignation. Sur les 
      thèmes de l'eau, de la dette, des femmes, des inégalités Nord/Sud ou de la 
      brevetabilité du vivant, ils accueillent la production éditoriale des 
      universitaires, des intellectuels et des militants qui se sont impliqués à 
      différents degrés dans le mouvement alter-mondialiste. Ils opèrent une 
      surveillance parfois extrêmement technique des activités des organismes 
      internationaux (comme les "Brèves OMC" publiées par le groupe Traités 
      internationaux d'Attac-Marseille). Ils exercent une pression continue pour 
      obtenir documents et informations de la part des entreprises et des 
      institutions. Enfin, ils produisent des archives en réunissant des 
      informations habituellement dispersées (comme sur le site 
      transnationale.org qui cartographie les liens capitalistiques des 
      multinationales) et exercent un droit de suite en questionnant avec 
      ténacité leur cible. Mais cette pratique 
      n'est elle-même pas exempte de critiques. En effet, ces sites militants 
      risquent de reconduire sur la scène de l'Internet un nouveau débat 
      d'experts entre intellectuels proches des organisations et militants 
      aguerris, fermé sur lui-même et difficile d'accès pour les nouveaux 
      entrants.  
      Une parole libérée  Une autre démarche critique, 
      d'inspiration libertaire, refuse l'accaparement de la parole par les 
      professionnels, les porte-parole et les experts. Beaucoup moins focalisée 
      sur la question de la vérité que sur celle de l'expression des 
      subjectivités, elle s'attache principalement à défendre et à promouvoir 
      les droits du locuteur. Elle puise son inspiration dans les manifestes 
      militants de défense des médias communautaires, alternatifs ou radicaux et 
      s'incarne plus récemment dans les positions autonomes de Michaël Hardt et 
      Toni Negri avec leur thématique de la multitude (cf. encart). Elle 
      entretient par ailleurs d'étroites affinités avec les positions défendues 
      par les militants politisés du logiciel libre. Cette critique qu'on peut 
      qualifier de perspectiviste (2) revendique l'instauration de dispositifs 
      de prises de parole ouverts. Elle s'oppose à l'usage médiatique actuel qui 
      tend à privilégier ceux qui maîtrisent les règles d'intervention dans les 
      médias au détriment de tous les autres. Considérant que les médias 
      dominants se caractérisent par leur esprit centralisateur, conformiste et 
      autoritaire, les sites média-activistes proposent des espaces de diffusion 
      alternatifs, auto-organisés, souples, libérés a priori de toute 
      censure.  Né en novembre 1999 lors du sommet de Seattle autour du 
      Direct Action Network, le réseau Indymedia (Independant Media Center) 
      incarne cette culture de l'autonomie dans l'espace du Web militant. Il n'a 
      pas de responsables attitrés, dispose d'une structure organisationnelle 
      souple et discrète. Les 80 comités Indymedia répartis dans une vingtaine 
      de pays fonctionnent sur une base auto-organisée et décentralisée. 
      D'autres sites média-activistes peuvent lui être comparés, comme le Centre 
      des médias alternatifs du Québec (CMAQ). La principale caractéristique de 
      ces médias est de soutenir le principe de la publication ouverte (open 
      publishing) permettant à l'ensemble des individus qui le désirent de 
      publier en ligne, quasi-instantanément et en différentes langues, tous 
      types de documents (textes, sons, images fixes ou animées). La plupart du 
      temps, appliquant un principe de stricte transparence, les animateurs se 
      refusent à exercer un contrôle éditorial (3). Se défiant des procédures de 
      délégation, de représentation et de vote, les média-activistes s'en 
      remettent au principe du consensus. Ils entreprennent aussi de mettre les 
      informations directement à disposition de l'action militante (tracts, 
      lieux de rendez-vous, suivi en ligne en direct des manifestations, etc.), 
      en se méfiant des formes hiérarchiques de contrôle et de cadrage des 
      mobilisations. Certaines prises de parole s'émancipent alors des 
      conventions de l'écriture experte, journalistique ou militante et 
      endossent une forme très subjective. Contrairement aux médias 
      contre-experts qui offrent finalement assez peu d'espaces de débats, les 
      dispositifs média-activistes s'appuient largement sur des listes de 
      diffusion et des forums (non orientés vers la prise de décision) où sont 
      discutés, souvent dans une cacophonie de points de vue, de la pertinence 
      et de la teneur des contributions. Sans doute cette variété de formats 
      d'énonciation est-elle, en principe, nécessaire à l'ouverture d'un espace 
      de parole à des non professionnels. Il faut cependant constater que là 
      encore, dans la majorité des cas, ces espaces de parole sont restreints, 
      notamment du fait du niveau élevé de politisation et de radicalité des 
      propos. Le modèle de l'open-publishing laisse par ailleurs ouverte 
      la voie à des provocations comme l'infiltration de textes antisémites qui 
      a déclenché le gel par ses animateurs du site français d'Indymedia. Sans 
      en contester le principe, les débats de la communauté média-activiste, 
      remettent aujourd'hui en cause les effets indésirables de l'open 
      publishing pour essayer d'établir des règles de modération et de 
      contrôle collectif des formats de publication.  
      Le réarmement de la parole critique Les médias de la 
      contre-expertise, en facilitant le déploiement d'une rhétorique de la 
      preuve, de la vigilance et de l'investigation, ont redonné force à 
      certains formats d'énoncés alors que les média-activistes ont exploré des 
      formats d'énonciation encourageant le témoignage, l'appel à la 
      mobilisation et la colère. Le débat aujourd'hui au sein du mouvement 
      alter-mondialiste est de savoir s'il faut concevoir ces médias militants 
      comme une alternative à l'espace médiatique conventionnel, cherchant à le 
      concurrencer, le réformer ou lui imposer un nouvel agenda. Ou bien si ces 
      nouveaux lieux d'expression doivent être envisagés comme des "médias 
      citoyens" cherchant à favoriser les expériences de mise en récit des 
      engagements et à faire de la question de la "démocratisation de 
      l'information" un enjeu spécifique à chacune des luttes engagées.  
      (1)En référence aux travaux d'Antonio Gramsci, penseur marxiste italien 
      (1891-1937). Avec le concept d'"hégémonie", Gramsci souligne le caractère 
      idéologique (et plus seulement répressif) de la domination 
      capitaliste. (2) En référence au relativisme radical nietzschéen qui 
      considère qu'il n'y a pas de faits mais seulement des interprétations et 
      qu'en conséquence il existe des régimes de vérité multiples. (3) A cet 
      égard, le site média-activiste français de Samizdat (voir interview 
      dans ce numéro), d'inspiration autonome, fait exception en refusant le 
      principe de l'open publishing pour préférer se constituer en centre 
      de ressources militantes et assurer une couverture des mobilisations par 
      des cercles affinitaires de correspondants. 
      Le concept de multitude 
      Le concept de multitude tel qu'il est repris actuellement dans de 
      nombreux mouvements est d'abord un concept de Spinoza. Il a été 
      "réactualisé" par Antonio Negri, philosophe italien et Michael Hardt, 
      professeur de littérature nord-américain dans Empire (Exils 
      éditeur). La multitude voudrait dépasser le concept de classe ouvrière qui 
      n'enveloppe qu'une partie des travailleurs, acteurs en lutte. Opposée à la 
      notion de peuple, qui sous-entend son unité, la multitude est définie 
      comme un ensemble de singularités, de subjectivités porteuses de liberté 
      qui sont non représentables. Ces singularités qui se mettent en réseau 
      selon l'approche développée par Negri et Hardt sont aussi marquées par 
      l'évolution du monde du travail. La production est en effet de plus en 
      plus immatérielle et amène à de nouvelles formes de coopérations 
      intellectuelles. La multitude, selon les auteurs d'Empire tire 
      alors de son travail immatériel et intellectuel une force qui peut 
      s'opposer à l'exploitation capitaliste.   
      (*) Une version longue de ce texte a été publiée sous le titre 
      "Peut-on se libérer des formats médiatiques ? Le mouvement 
      alter-mondialisation et l'Internet" dans la revue de sciences sociales 
      Mouvements (# 25, janvier-février 2003, p. 67-73). Le texte initial 
      a été raccourci et remanié par Muriel Bernardin.  
      Quelques sites de l'alter-mondialisation 
      Sites de contre-expertise : Attac : http://attac.org/ Les Cybersolidaires : http://www.cybersolidaires.org/ Les 
      Pénélopes : http://www.penelopes.org/ Mediasol 
      : http://www.mediasol.org/ InterActivist 
      Infos Exchange : http://slash.autonomedia.org/ Transnationale 
      : http://www.transnationale.org/ 
      Sites média-activistes : Carta : http://www.carta.org/ Centre des 
      médias alternatifs du Québec : http://www.cmaq.net/ Independant Media 
      Center : http://www.indymedia.org/ Nodo50 : 
      http://www.nodo50.org/ 
 
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