Portrait

Dominique Barella, 47 ans, président de l'Union syndicale des magistrats. Pas laxiste, il abhorre le tout-répressif façon Sarkozy et les primes au rendement sauce Perben.
Ennemi de l'Intérieur

Par Judith PERRIGNON
samedi 24 janvier 2004

Dominique Barella
en 7 dates
Mai 1956
Naissance à Château- du-Loir (Sarthe).
1982
Entre à l'ENM.
1984
Substitut du procureur de la République.
1987
Juge au TGI de Saintes.
1994
Membre du Conseil supérieur
de la magistrature.
1999
Procureur
de la République près le TGI de Rochefort.
2002
Président de l'Union syndicale des magistrats.

l s'est juste fait traiter de nanti par le maire de Neuilly-sur-Seine un soir de grande écoute à la télé. Et ça l'a fâché. Parce que c'est l'Intérieur qui se fout de la magistrature, comme l'hôpital de la charité. Sarkozy-Barella, c'est depuis un petit tandem médiatique qui fonctionne bien : le ministre de l'Intérieur déroule ses chiffres sécurisants tel un tapis rouge sous ses pas d'homme pressé, le président de l'Union syndicale des magistrats (USM) les saupoudre de ses doutes. Dominique Barella a d'ailleurs un dossier «Sarkozy» sur son bureau de permanent syndical. Il a choisi une chemise en carton rose pour l'habiller. Y a glissé les courriers qu'il fit au ministre, qui avait déclaré sur France 2 en novembre : «M. Barella n'habite pas dans un quartier où il y a des prostitués ou des proxénètes en bas de son immeuble parce que s'il y habitait, il saurait que c'est l'enfer.» L'intéressé a demandé par écrit à consulter sa fiche des Renseignements généraux, vu que son immeuble n'a visiblement aucun secret pour le tout-puissant ministre. L'Intérieur l'a renvoyé vers la Commission nationale informatique et libertés (Cnil). Barella l'a saisie. Tandis qu'à la Justice, Dominique Perben lançait la prime au rendement pour les magistrats dits efficaces. Y a de l'ambiance.

Mais Dominique Barella a un problème. Il est à la tête d'un syndicat majoritaire et modéré qui revendique des moyens pour la justice, mais se garde bien de s'aventurer en politique. Il avait un jour demandé aux vingt-six membres du conseil national de l'USM ce qu'ils avaient voté au premier tour de l'élection présidentielle. Il y avait de tout, à gauche comme à droite. «Ce qui gêne Sarkozy, c'est que nous, on est des technos», dit-il. Mais ce qui gêne Dominique Barella, qui affiche sa «religion du doute», bride une sensibilité de gauche, balaie d'un éclat de rire ses prétendues candidatures sur des listes socialistes («ces rumeurs, ce sont les conseillers de Sarko qui les font courir pour affaiblir le bureau de l'USM»), alterne mots prudents et mordants... c'est qu'il se laisserait volontiers, cette fois, aller à la contestation politique.

Ce procureur devenu permanent syndical n'est pas du genre notable compassé. Il n'a rien d'un homme drapé dans sa robe comme dans un autre monde. «Les magistrats évoluent. Ils sont conscients qu'il faut être de plus en plus dans la vie. Barella incarne cette mutation», explique Marylise Lebranchu, ex-ministre de la Justice. Difficile d'être mutant et représentant.

Il a poussé dans la terre rurale du Perche, un village où tout le monde connaissait la librairie-papeterie de ses parents. Il a le souvenir d'un grand-père, poilu de 1914-1918, qui commença saute-ruisseau pour finir notaire et très gaulliste. Celui d'une grand-mère maternelle, veuve si jeune d'un tailleur de pierres qu'elle dut travailler à l'usine puis comme garde-barrière des chemins de fer. Laissant à sa descendance le «joli souvenir» de jeux multiples dans la cahute au bord des rails.

A 20 ans, après un bac C et une prépa d'ingénieur, il a envie de travailler. Il est maître auxiliaire de maths dans un lycée de la Beauce. Puis animateur et directeur de centres de vacances pour adolescents pas forcément turbulents. Il encadre des colos sur trois semaines, à dominante montagne ou canoë : «Il y avait une première semaine de mise à niveau, puis, pendant quinze jours, on mettait les tentes sur les canoës, une estafette suivait avec le matériel. Toute une ambiance.» Un temps, il a pensé vivre ainsi, travaillant tantôt pour la mairie d'Aubervilliers ou le centre d'action sociale du ministère des Finances. Mais l'entourage le repousse vers les études. Il fait sa maîtrise de droit, entre au CFPA (centre de formation des avocats) de Clermont-Ferrand pour finalement, après quelques hésitations, rejoindre l'ENM (Ecole nationale de la magistrature), dont il a réussi le concours. C'est le chemin des écoliers qui l'a mené jusqu'à la magistrature.

En 1982, il sort de l'ENM moins cravaté que la normale. Il lit le Canard enchaîné, Libé, le Monde (il tient à cet ordre-là), a voté Mitterrand un an plus tôt. Il reste chez le jeune magistrat les gestes jamais cérémonieux du directeur de colo et quelques douces utopies glanées au fil des années 70. «Ma génération a connu la deuxième vague de 68. On n'en a pas été les acteurs, mais des petits citoyens en formation qui en ont perçu les effets. Lorsque Edgar Faure a créé les délégués de classe, j'étais en quatrième, je me suis présenté, j'ai été élu.»

Il commença comme substitut du procureur de la République à Bonneville (Haute-Savoie). Se souvient encore de ce Polonais qui, avec sa femme, voulait monter au mont Blanc avec un enfant de 2 ans. Il prit une ordonnance de placement, envoya les gendarmes au refuge chercher l'enfant. Et se fit traiter de «Jaruzelski» par le père. Il fut juge aux affaires matrimoniales en Charente-Maritime : «Vous statuez sur des preuves que vous n'aurez jamais. Ce qui s'est passé entre un homme et une femme, eux seuls le savent.» Puis juge au tribunal de grande instance de Saintes, puis procureur de la République. «Quelqu'un de précieux à l'audience. Tout le temps bouillonnant d'idées, qui s'investissait fortement», se souvient Patrice de Charrette, alors président du tribunal de Saintes.

Sa mémoire à lui est faite d'images insoutenables sur les lieux d'un crime, de sentiments d'impuissance à répétition, mais aussi de quelques certitudes. Il affirme: «Il est faux de dire que l'on ne peut pas faire son deuil tant que la justice n'a pas trouvé le coupable. Je ne crois pas à la transformation du bureau du juge en bureau de psychanalyse. On habille le mot vengeance par le mot deuil, c'est plus politiquement correct». Il raconte que «le jeune délinquant d'aujourd'hui fait des choses plus graves que celui d'hier», que le coefficient d'occupation des sols façon Minguettes ne justifie rien mais y est réellement pour quelque chose. Que la frustration humaine va s'amplifiant avec le «bruit de fond consommateur» et qu'il admonesterait bien, s'il en avait le pouvoir, les grandes surfaces aux alouettes. Qu'«il y a danger à dire, comme Sarkozy, et pas que lui, qu'il suffit de taper. L'abattage, la comparution immédiate, la prime au rendement, les audiences jusqu'à 23 h 30, c'est plus notre métier». Il ajoute : «On voit venir la critique. Si la délinquance ne baisse pas suffisamment, c'est la faute aux magistrats.»

Selon lui, il y a trois métiers que l'on ne peut pas faire toute sa vie : enseignant, journaliste et magistrat. «Ce sont des métiers où l'on fonctionne dans une bulle et, en même temps, trois professions avec un rôle pédagogique important, ce qui suppose de vivre d'autres choses.» Lui se donne encore deux ans de parole syndicale. Reprendra du service, mais pense aussi à se mettre au vert. Il a des enfants. Gagne 4 500 euros par mois. Aime les films de Woody Allen, les biographies, et relirait volontiers Comment fais-tu l'amour Cerise ? de René Fallet. Il a un pavillon dans les environs de Saintes. Un appartement à Paris. Le quartier indique qu'il n'y a pas tapinage sous ses fenêtres. Et alors ?

photo ISABELLE LEVY

 

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