L’idéologie libérale peut 
            nuire gravement à la santé
            
            
Les références incessantes au « trou de la 
            sécu » ont fini de convaincre tout un chacun que quelque chose 
            ne tournait pas rond avec le financement de notre système de santé. 
            Inlassablement, on a dénoncé le progrès technique comme source de 
            demande croissante, une offre de soins illimitée, des dépenses non 
            maîtrisées, etc. Aujourd’hui, les dépenses seraient devenues 
            « incontrôlables » ou « en dérive permanente ». 
            Il faudrait « responsabiliser les usagers »... Ainsi, dans 
            le vaste chantier de destruction de la protection sociale mise en 
            place depuis 1945, il s’agirait, après celle des retraites, 
            d’organiser une « réforme » de la santé.
            Les principaux arguments aujourd’hui avancés sont 
            techniques et financiers : « si l’on ne fait rien », 
            les déficits de l’assurance maladie ne peuvent que s’accroîtrent. 
            Mais il est aisé de montrer que le déficit que connaît aujourd’hui 
            l’assurance maladie n’est qu’un prétexte, un faux problème, qui 
            permet d’affirmer qu’une réforme urgente s’impose. Pour 
            « préserver » notre système, il faudrait revenir sur une 
            organisation jugée inefficace et bureaucratique et introduire 
            davantage de concurrence ou de marché. Les défenseurs du marché, 
            quand ils n’y trouvent pas directement un intérêt financier (les 
            sociétés d’assurance ou encore l’industrie pharmaceutique), y 
            trouvent un intérêt idéologique et font preuve d’un dogmatisme sans 
            faille. Leur croyance aveugle dans les vertus du marché les conduit 
            à dire à peu près tout et n’importe quoi. On pourrait en rire, s’il 
            n’y avait là un risque de recul sur le plan sanitaire et social et 
            un risque d’aggravation des inégalités.
            Pour être simple, la focalisation sur le déficit ne 
            permet pas, en effet, de conduire une véritable réflexion sur 
            l’organisation de la santé de demain. « Abyssal », 
            « historique », il l’est en effet en atteignant dix 
            milliards d’euros en 2003. Mais, même très élevé, le déficit n’est 
            pas un bon point d’entrée pour se poser la question du financement 
            de l’assurance maladie et ne constitue en rien un argument en faveur 
            d’une quelconque privatisation. Car, tout le monde le sait, le 
            déficit n’est que la différence entre des recettes et des 
            dépenses.
            Côté dépenses, l’examen des comptes de l’assurance 
            maladie conduit à des constats intéressants. La branche maladie a 
            connu en 2002 la plus forte augmentation de ses dépenses (7 % hors 
            inflation) au cours des vingt dernières années. Un premier facteur 
            de hausse des dépenses réside dans une amélioration structurelle du 
            taux de remboursement des soins pris en charge. Ainsi, on a pu voir 
            une augmentation des dépenses à la charge de l’assurance maladie 
            supérieure à la consommation de soins elle-même. Car le nombre 
            d’assurés exonérés du ticket modérateur a été en rapide augmentation 
            (du fait, par exemple, de la hausse des patients admis en 
            « affection de longue durée » ou des personnes bénéficiant 
            des dispositifs de l’action sanitaire et sociale des caisses). De 
            plus, on a observé une déformation générale de la consommation de 
            soins au profit des soins les mieux pris en charge par l’assurance 
            maladie. C’est le cas notamment des médicaments, sous l’effet de la 
            hausse de la consommation des génériques qui entraîne une hausse du 
            taux moyen de remboursement. Mais deux autres phénomènes pèsent, à 
            eux seuls, sur la moitié de la croissance des dépenses. Les 
            revalorisations tarifaires des soins de ville (généralistes, 
            radiologues, orthophonistes, etc.) et des cliniques ont été décidées 
            dès le retour au pouvoir de la droite qui a cherché à reconquérir 
            une clientèle électorale partiellement perdue avec le plan Juppé de 
            1995. Que l’on juge légitime ou pas une hausse du revenu des 
            médecins libéraux, il n’en reste pas moins qu’un tel accroissement 
            des dépenses, qui continuera de peser sur les comptes dans les 
            années à venir, a été mis en œuvre sans se soucier de son 
            financement. Il y a là un premier élément de creusement volontaire 
            du déficit auquel s’ajoute le provisionnement du compte 
            épargne-temps lié à la mise en place des trente-cinq heures dans la 
            fonction publique hospitalière. Au total, les mesures nouvelles 
            mises en œuvre entre 2000 et 2002 (mesures salariales, réduction du 
            temps de travail, revalorisations tarifaires, etc.) constituent 
            l’essentiel de l’accroissement des dépenses : 55,3 % de 
            l’accroissement des dépenses des établissements sanitaires publics, 
            53,8 % pour les établissements médico-sociaux, 61,5 % pour les 
            établissements privés.
            Côté recettes, la récente dégradation des comptes est 
            liée au retournement conjoncturel : les recettes ont tout 
            simplement progressé moins vite que les dépenses. Ainsi, une bonne 
            part du déficit de la Sécurité sociale est imputable en 2003 à la 
            baisse des recettes associée à la très faible croissance 
            économique : moins d’activité, c’est moins de revenus et donc 
            moins de cotisations. L’effet est bien connu et fonctionnera, bien 
            sûr, en sens inverse. Mais on peut souligner cependant que la baisse 
            des recettes aurait été moindre si le gouvernement n’avait pas, là 
            encore, aggravé les choses en se servant littéralement dans les 
            caisses de la Sécu. La Cour des comptes notait ainsi que l’État 
            récupérait en 2003 rien moins que 13,5 milliards d’euros (soit plus 
            que le déficit attendu de la Sécu) en détournant à son profit une 
            grande part des taxes spécifiques instaurées pour le financement de 
            l’assurance maladie : 7,8 milliards provenant des taxes sur les 
            tabacs (ne laissant que 0,8 milliards à l’assurance maladie), 
            totalité de la vignette sur les alcools (3,3 milliards) ou encore, 
            en récupérant la taxe de 15 % sur les primes d’assurance automobile 
            (qui devait aider la Sécu à indemniser les victimes d’accidents de 
            la route) et celle sur les industries polluantes instaurée en 1998 
            pour financer en partie les maladies professionnelles (au total près 
            de 2,5 milliards d’euros). On peut ajouter à cela les allègements de 
            cotisations sociales liés aux mesures de la politique de l’emploi 
            qui constituent directement une perte de recettes pour la Sécu et 
            qui ne sont que partiellement compensées (le manque à gagner pour la 
            Sécu est supérieur à deux milliards d’euros en 2003).
            Mais l’utilisation politique du déficit n’est pas 
            chose aisée. Ainsi, les prévisions de déficit pour 2004 ont été 
            construites en évaluant les recettes sur la base d’une prévision de 
            croissance du PIB, héroïque, de 2,5 % alors que le budget de l’État 
            était construit quant à lui sur une prévision de croissance de 1,7 
            %. Mais il faut, à la fois, aggraver la situation des comptes pour 
            arguer de l’urgence d’une réforme et ne pas aller trop loin pour ne 
            pas se voir reproché de ne pas projeter illico une hausse de la 
            C.S.G. à l’heure où l’on vend (jusqu’aux élections), la baisse des 
            impôts... Il n’en reste pas moins que ce n’est pas sur le déficit 
            que doit se porter l’attention mais sur le fonctionnement même de 
            notre système de santé. Car la question de l’organisation de la 
            santé est politique avant d’être technique : la principale 
            question aujourd’hui posée est bien celle de savoir d’où viennent 
            les recettes et où vont les sommes dépensées pour la santé.
            Le déficit est devenu un véritable alibi pour 
            promouvoir, sans le dire, une « solution » libérale bien 
            connue : faire jouer la concurrence entre les « opérateurs 
            de soins » afin d’obtenir un meilleur rapport coût-efficacité. 
            Mais c’est précisément en se fondant sur ce critère que 
            l’Organisation mondiale de la santé (OMS) considère le système de 
            santé français comme le meilleur du monde en le classant premier sur 
            près de deux cent pays. On s’attaque aujourd’hui au meilleur système 
            de santé du monde - selon l’OMS - du point de vue de l’efficacité, 
            en l’accusant d’être inefficace !
            Par les différents rapports rendus publics et par les 
            déclarations gouvernementales, on sait désormais ce que contiennent 
            sur le fond les projets gouvernementaux. En particulier, les pistes 
            avancées par le rapport Chadelat, qui répondent aux revendications 
            du MEDEF et à celles des sociétés d’assurance, affirment sans 
            ambiguïté une nécessaire privatisation partielle de l’assurance 
            maladie articulée sur le principe des paniers de soins tels qu’ils 
            existent aux Pays-Bas. La Sécurité sociale « modernisée » 
            ne serait alors qu’une couverture de base minimale (une sorte de CMU 
            généralisée) que chacun complèterait, selon ses moyens, par une 
            couverture mutualiste de son choix et, pour les plus riches, par un 
            contrat d’assurance. Dans ce cadre, les mutuelles ne joueraient plus 
            le rôle « complémentaire » qui est le leur aujourd’hui 
            mais un rôle dissocié et spécialisé. On verra alors l’assurance 
            maladie devenir une manne à profits pour les compagnies d’assurance 
            et, plus encore qu’elle ne l’est aujourd’hui, pour la grande 
            industrie pharmaceutique. Non seulement les mutuelles pourraient y 
            perdre leur âme, mais il reste difficile d’imaginer qu’elles auront, 
            dans la durée, les moyens de concurrencer les grandes compagnies 
            d’assurance. L’ouverture au privé pourrait en outre entraîner, à 
            travers le jeu des conventionnements entre assureurs et structures 
            de soins, de fortes différences de couverture des dépenses entre les 
            individus, introduisant alors les injustices bien connues du système 
            de santé américain. La « réforme » devient alors 
            révolution : car si ces projets étaient mis en œuvre il y a 
            bien un abandon du principe d’égalité et la construction d’un 
            système de santé à plusieurs vitesses. À chacun selon ses 
            moyens ! Le système en vigueur aux États-Unis témoigne pourtant 
            du fait que le recours à l’assurance privée ne réduit en rien la 
            dépense de santé : en consacrant près de 14 % de leur richesse 
            nationale à la santé, les États-Unis restent à la quarantième 
            position du classement de l’OMS, là où la France est en tête avec 
            moins de 10 % du PIB.
            Confrontés à un récent travail de comparaison 
            internationale à long terme réalisé à la Direction de la recherche 
            et des études du ministère des Affaires sociales, les réformes 
            aujourd’hui proposées apparaissent bien dogmatiques. L’étude montre, 
            pour les sept pays étudiés (Allemagne, France, Espagne, États-Unis, 
            Italie, Pays-Bas et Royaume-Uni), que la progression des dépenses de 
            santé, tout en étant plus rapide que celle du PIB, a eu tendance à 
            ralentir régulièrement au cours des trente dernières années. Le 
            « tendanciel spontané de croissance » équivaut, en France, 
            à une hausse annuelle moyenne des dépenses de santé comprise entre 
            0,04 et 0,1 point de PIB. Au rythme actuel de progression des 
            dépenses, il faudrait ainsi plus de 30 ans à la France pour 
            atteindre le niveau actuel de la dépense de santé aux 
États-Unis.
            On le voit, ce qui contrarie les libéraux de tous 
            poils est bien le caractère socialisé de la dépense française et non 
            le niveau des ressources consacrées à la santé. Car dans les projets 
            actuels il s’agit davantage de réduire la dépense socialisée (gérée 
            par l’État social) que la dépense collective (que l’on confierait au 
            marché). Au final, le risque est grand de voir se construire un 
            système de santé non seulement socialement moins efficace mais aussi 
            plus coûteux pour chacun.
            Tout cela ne signifie pas, bien sûr, que des réformes 
            profondes du système de santé français ne doivent pas être 
            réalisées. L’absence de réelle politique de santé publique, les très 
            fortes inégalités (jusqu’à sept ans d’écart d’espérance de vie), un 
            haut niveau de mortalité prématurée (100 000 décès avant 65 ans par 
            an, sans la canicule !), un taux record de pathologies 
            psychiatriques, le premier rang européen de mortalité par cancer, 
            etc. témoignent de la nécessité - et de la possibilité - d’améliorer 
            le système de santé français. Mais tout cela, tout comme la 
            « chasse au gaspi », ne nécessite qu’une volonté politique 
            et pas nécessairement plus de marché. C’est sur les nombreuses 
            pistes d’amélioration du fonctionnement de notre système de santé 
            qu’il conviendrait de porter l’attention et non sur cette pseudo 
            solution miracle que serait l’ouverture au marché, que le dogmatisme 
            libéral nous propose, inlassablement, dans tous les domaines.
            Car s’il s’agit de soigner mieux et de mettre en œuvre 
            un système plus égalitaire et plus efficace, la privatisation n’est 
            certainement pas si désirable. Et, disons-le nettement, s’il s’agit 
            de dépenser mieux (plutôt que de dépenser moins), il n’est pas 
            absurde d’admettre qu’il faudra aussi dépenser plus dans un pays qui 
            se développe, où la population s’accroît et où augmente l’espérance 
            de vie. Il existe aussi une somme de besoins de santé non satisfaits 
            à ce jour qui peut exiger - mais c’est un choix de société - de 
            consacrer une plus grande part de nos richesses à notre système de 
            santé. S’il faut incontestablement mieux utiliser les ressources et 
            mieux les répartir, il faudra aussi admettre que l’on peut consacrer 
            davantage de moyens à la santé à l’avenir.
            Tout l’enjeu est de ne pas gaspiller ces ressources 
            dans un système de santé libéral, offert au marché, aux compagnies 
            d’assurance ou à la grande industrie pharmaceutique qui n’ont aucun 
            moyen de mieux répondre aux besoins sociaux. La logique marchande de 
            ces « offreurs » est bien connue et il serait absurde de 
            penser que les « demandeurs » que nous sommes tous 
            seraient plus forts dans le domaine de la santé en négociant 
            individuellement leur couverture maladie plutôt que collectivement 
            dans le cadre d’une organisation sociale de la demande de santé.
            Janvier 2004.
            
            Michel 
            Maric