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Chaque jour se 
dresse une Amérique plus puissante, plus dure, religieuse, puritaine et 
nationaliste.
Le 
triomphe du fondamentalisme américain 
Par Patrice 
HIGONNET
jeudi 01 janvier 2004 
Patrice Higonnet, Sans doute, le protestantisme des «dissenters» est depuis toujours au 
coeur de l'américanité. L'Amérique de John Locke et de Thomas Jefferson a dû 
cohabiter avec celle des Puritains. Et, sans doute, ce protestantisme populaire 
a toujours eu son côté populiste, son travers démagogique : ce n'est ni aux 
oulémas ou aux kabbalistes que nous devons l'invention du fondamentalisme, qu'il 
s'agisse de la chose en soi ou du terme qui le désigne, mais à cette Amérique 
intégriste. Rappelons en effet que c'est en Californie que naquit en 1910 cette 
locution tirée du titre d'une revue, intitulée Fundamentals. Et le 
Webster's Dictionary de 1938 nous offre comme définition du terme: 
«Une tendance récente du protestantisme américain, née en réaction aux 
mouvements de modernisation de la société.» Le Petit Larousse, qui 
ignorait ce terme avant la Seconde Guerre mondiale, proposait quant à lui en 
1980 : «tendance conservatrice de certains milieux protestants, notamment aux 
Etats-Unis». Cette religiosité populiste  méthodiste plutôt que strictement 
calviniste ou presbytérienne, baptiste plutôt qu'anglicane  fut pendant 
plus de deux siècles minoritaire et assez souvent positive : c'est à ce courant 
que nous devons par exemple, vers 1850, l'anti-esclavagisme et le féminisme. 
Mais aujourd'hui ce courant populiste s'est figé, parce qu'en son sein les 
obscurantistes l'emportent largement sur les universalistes, mais aussi car 
cette vision du monde s'est raidie par rapport aux autres courants culturels 
véhiculés en Amérique.  Brusquement, nous prenons conscience que le rapport de force, vieux de près 
de trois siècles, entre le protestantisme populiste et le protestantisme 
libertaire, s'est inversé. Nous assistons donc aujourd'hui, quelque peu effarés, 
à l'épanouissement d'une tendance ancienne en Amérique qui croissait 
souterrainement (nous le comprenons maintenant mais c'est un peu tard) depuis 
cinq ou six décennies. De ce courant délétère, George Bush est la parfaite 
expression. Que ce courant fondamentaliste existât, nous le savions tous, mais 
sans nous en inquiéter beaucoup, et de fait il n'était autrefois qu'assez peu 
dangereux. Ainsi, Lincoln, simultanément visionnaire et fin politique, se montra 
plein d'égards pour les prédicants protestants de son temps, mais c'était pour 
faire, et à leurs dépens, de l'émancipation des Noirs une cause millénariste : 
comme le voulait le Battle Hymn of the Republic, au son duquel les 
Nordistes marchèrent au combat, «comme le Christ marcha pour transformer les 
hommes en saints, marchons pour rendre les hommes libres»! Pour reprendre le 
message de Clemenceau lors de l'armistice de 1918, «la France, hier soldat de 
Dieu aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le soldat de l'idéal», 
c'était là affirmer que l'Amérique de Lincoln, soldat de la liberté religieuse 
en même temps que de l'émancipation des Noirs, serait toujours le soldat d'une 
liberté quelconque. Mais nous n'en sommes plus là. Certes, le parti républicain n'est pas 
uniforme. Comme l'explique Kevin Philips, commentateur de droite mais en rupture 
de fourneaux, la coalition républicaine actuelle réunit «Wall Street, Big 
Energy, multinational corporations, the Military Industrial Complex, the 
Religious Right, the Market Extremists think tanks, et le Rush Limbaugh Axis» 
(1). Sans doute, à ceci près cependant qu'il importe d'inverser cet ordre : 
la droite religieuse est devenue, et de loin, électoralement surtout, la plus 
conséquente. C'est elle qui détermine la sensibilité de George Bush. Rappelons 
que les «white evangelical protestants» (un tiers de la population 
américaine) comptaient pour 15 % des électeurs de Gore et plus de 40 % de ceux 
de Bush. Cette minorité religieuse agissante tire sa force de son nombre, de son 
intransigeance idéologique, et du fait que George Bush attribue la défaite de 
son père au manque de soutien que lui apporta ce milieu. Mais surtout de la 
nouvelle stratégie du fondamentalisme protestant. En 1958, par exemple, ce 
fondamentalisme protestant n'a pas empêché l'arrivée au pouvoir de Kennedy, 
catholique doublement vulnérable puisque démocrate et licencieux ; mais, 
quarante ans plus tard, il a réussi à porter George Bush jusqu'à la Maison 
Blanche. Comment en est-on arrivé là ? Pour les uns, il faudrait remonter à 
l'anticommunisme des années 40 et 50 qui fut, pour des millions d'Américains 
 les catholiques surtout , la victoire enthousiasmante non pas du 
capitalisme sur le socialisme, ou de la liberté sur la dictature, mais de la 
religion sur l'irreligion. D'autres insistent sur l'effet sur les «petits 
Blancs» (le Southern White Trash), pendant les années 60, de l'accès aux 
urnes des Afro-Américains, un désarroi collectif récemment recyclé par 
l'«affirmative action» qui impose des quotas de Noirs dans les 
administrations ou les universités. On peut aussi évoquer un rejet généralisé de 
la libéralisation des moeurs, de la tolérance de l'homosexualité, du féminisme, 
c'est-à-dire de toutes les manifestations culturelles du postmodernisme, haines 
diverses dont le dénominateur commun serait le mépris, et parfois même la haine, 
du gouvernement fédéral et de tout type d'ingérence économique ou culturelle 
issue de Washington. Le chômage ne se résorbe pas malgré la reprise ? La faute 
en est au Congrès qui tolère l'importation de produits mexicains. Le crime, la 
pornographie, les évêques homophiles : rien de cela ne serait si le gouvernement 
fédéral ne subventionnait pas les universités (trop coûteuses), les arts 
(corrompus) ou l'enseignement de Darwin sur l'évolution, telle est la litanie 
que l'on peut entendre dans leurs bouches. L'explication passe aussi par les 
chemins plus obscurs du traditionalisme et de ses atavismes : ainsi, une 
majorité d'Américains croit aux miracles, la moitié aux fantômes, un tiers à 
l'astrologie. On en saurait davantage, sans doute, si les historiens américains 
n'avaient pas négligé l'étude de cette religiosité généralement méprisée. Quoi qu'il en soit, cet esprit, dur, puritain, intransigeant et nationaliste, 
est devenu la toile de fond de la politique de George Bush, comme la grande 
pensée de son frère Jeb, actuellement gouverneur de Floride. Le Texas, la 
Floride : on en revient toujours à cela. Car ce sont les vingt-deux Etats de 
l'ancienne Confédération sudiste qui semblent gouverner actuellement l'Amérique. 
De la guerre de Sécession jusqu'à l'effondrement du New Deal, la hargne raciste 
et le fondamentalisme des anciens Sudistes furent contenus par l'alliance 
bizarre qui, au sein du parti démocrate, liait les immigrants du Nord-Est et les 
petits Blancs du Sud. Mais les temps ont changé. En 1955, les républicains 
l'avaient emporté dans 10 des 120 circonscriptions du Sud. Dès 1995, ils en 
contrôlaient la grande majorité. Les circonscriptions du Sud et de l'Ouest sont 
désormais largement majoritaires dans ce parti, alors qu'elles ne représentaient 
que le quart du total au Congrès il y a un demi-siècle. Il existe donc en Amérique une «radicalisation fondamentaliste», qui se 
double d'une «régionalisation» du jeu politique, ce qui creuse le fossé culturel 
entre les deux Amériques, la religieuse et la laïque. A ce niveau, le contraste 
entre les Etats-Unis et l'Europe est assez saisissant. Alors qu'en France la 
Révolution est finie et que les combats idéologiques d'antan entre frères 
ennemis catholiques et communistes ne sont plus que de vagues souvenirs, 
l'Amérique, malade, est sur une trajectoire historique inverse, où les enjeux 
idéologiques et religieux sont de plus en plus prononcés. Bizarrement, dans une 
société ou 20 % de la population n'a pas d'assurance maladie, les grands enjeux 
du jour sont la tolérance pour l'homosexualité, le féminisme, et la 
sécularisation de la vie publique, uniquement des débats remis au goût du jour 
par les fondamentalistes. Car, au fond, ce qui distingue le programme de George 
Bush de celui des imams wahhabites serait non pas le rejet des Lumières  
tous sont d'accord sur ce point. Il réside surtout en ce que les uns, les 
wahhabites, envisagent leur fondamentalisme primitif dans le contexte d'une 
indigence matérielle totale, et les autres, le clan Bush, dans celui de 
l'ostentation des richesses.
professeur d'histoire française 
à 
Harvard.
(1) Approximativement: la Bourse et la finance, le pétrole, les 
multinationales, le complexe militaro-industriel, la droite religieuse, les 
idéologues de l'ultralibéralisme et les grandes gueules 
populistes.
'Amérique, comme la nostalgie, 
n'est vraiment plus ce qu'elle était. Il faut voir ce pays de l'intérieur, 
allant quotidiennement de mal en pis, selon une accélération de l'histoire qui 
donne le vertige. L'Amérique semblait en 1945 toute gagnée aux Lumières. Nous la 
découvrons aujourd'hui schizophrène, libertaire sans doute encore à New York, 
Boston, Seattle et San Francisco, l'Amérique des scientifiques et des lettrés, 
des théâtres, des musées, des happenings, des grandes universités, des mécènes 
et des philanthropes : en un mot, c'est l'Amérique du New Deal mâtinée de 
postmodernisme. A côté de cette Amérique tocquevillienne, si l'on peut parler 
ainsi, se dresse une autre Amérique, sans cesse plus puissante, plus dure, 
religieuse, puritaine, nationale et nationaliste, une Amérique arrogante 
qu'incarne George Bush, président que nous avons tous sous-estimé, hélas, et qui 
incarne désormais le mal profond, et peut-être irréversible, qui ronge les 
Etats-Unis.