Rebonds

Chaque jour se dresse une Amérique plus puissante, plus dure, religieuse, puritaine et nationaliste.
Le triomphe du fondamentalisme américain

Par Patrice HIGONNET
jeudi 01 janvier 2004

Patrice Higonnet,
professeur d'histoire française
à Harvard.

(1) Approximativement: la Bourse et la finance, le pétrole, les multinationales, le complexe militaro-industriel, la droite religieuse, les idéologues de l'ultralibéralisme et les grandes gueules populistes.

'Amérique, comme la nostalgie, n'est vraiment plus ce qu'elle était. Il faut voir ce pays de l'intérieur, allant quotidiennement de mal en pis, selon une accélération de l'histoire qui donne le vertige. L'Amérique semblait en 1945 toute gagnée aux Lumières. Nous la découvrons aujourd'hui schizophrène, libertaire sans doute encore à New York, Boston, Seattle et San Francisco, l'Amérique des scientifiques et des lettrés, des théâtres, des musées, des happenings, des grandes universités, des mécènes et des philanthropes : en un mot, c'est l'Amérique du New Deal mâtinée de postmodernisme. A côté de cette Amérique tocquevillienne, si l'on peut parler ainsi, se dresse une autre Amérique, sans cesse plus puissante, plus dure, religieuse, puritaine, nationale et nationaliste, une Amérique arrogante qu'incarne George Bush, président que nous avons tous sous-estimé, hélas, et qui incarne désormais le mal profond, et peut-être irréversible, qui ronge les Etats-Unis.

Sans doute, le protestantisme des «dissenters» est depuis toujours au coeur de l'américanité. L'Amérique de John Locke et de Thomas Jefferson a dû cohabiter avec celle des Puritains. Et, sans doute, ce protestantisme populaire a toujours eu son côté populiste, son travers démagogique : ce n'est ni aux oulémas ou aux kabbalistes que nous devons l'invention du fondamentalisme, qu'il s'agisse de la chose en soi ou du terme qui le désigne, mais à cette Amérique intégriste. Rappelons en effet que c'est en Californie que naquit en 1910 cette locution tirée du titre d'une revue, intitulée Fundamentals. Et le Webster's Dictionary de 1938 nous offre comme définition du terme: «Une tendance récente du protestantisme américain, née en réaction aux mouvements de modernisation de la société.» Le Petit Larousse, qui ignorait ce terme avant la Seconde Guerre mondiale, proposait quant à lui en 1980 : «tendance conservatrice de certains milieux protestants, notamment aux Etats-Unis».

Cette religiosité populiste ­ méthodiste plutôt que strictement calviniste ou presbytérienne, baptiste plutôt qu'anglicane ­ fut pendant plus de deux siècles minoritaire et assez souvent positive : c'est à ce courant que nous devons par exemple, vers 1850, l'anti-esclavagisme et le féminisme. Mais aujourd'hui ce courant populiste s'est figé, parce qu'en son sein les obscurantistes l'emportent largement sur les universalistes, mais aussi car cette vision du monde s'est raidie par rapport aux autres courants culturels véhiculés en Amérique.

Brusquement, nous prenons conscience que le rapport de force, vieux de près de trois siècles, entre le protestantisme populiste et le protestantisme libertaire, s'est inversé. Nous assistons donc aujourd'hui, quelque peu effarés, à l'épanouissement d'une tendance ancienne en Amérique qui croissait souterrainement (nous le comprenons maintenant mais c'est un peu tard) depuis cinq ou six décennies. De ce courant délétère, George Bush est la parfaite expression. Que ce courant fondamentaliste existât, nous le savions tous, mais sans nous en inquiéter beaucoup, et de fait il n'était autrefois qu'assez peu dangereux. Ainsi, Lincoln, simultanément visionnaire et fin politique, se montra plein d'égards pour les prédicants protestants de son temps, mais c'était pour faire, et à leurs dépens, de l'émancipation des Noirs une cause millénariste : comme le voulait le Battle Hymn of the Republic, au son duquel les Nordistes marchèrent au combat, «comme le Christ marcha pour transformer les hommes en saints, marchons pour rendre les hommes libres»! Pour reprendre le message de Clemenceau lors de l'armistice de 1918, «la France, hier soldat de Dieu aujourd'hui soldat de l'humanité, sera toujours le soldat de l'idéal», c'était là affirmer que l'Amérique de Lincoln, soldat de la liberté religieuse en même temps que de l'émancipation des Noirs, serait toujours le soldat d'une liberté quelconque.

Mais nous n'en sommes plus là. Certes, le parti républicain n'est pas uniforme. Comme l'explique Kevin Philips, commentateur de droite mais en rupture de fourneaux, la coalition républicaine actuelle réunit «Wall Street, Big Energy, multinational corporations, the Military Industrial Complex, the Religious Right, the Market Extremists think tanks, et le Rush Limbaugh Axis» (1). Sans doute, à ceci près cependant qu'il importe d'inverser cet ordre : la droite religieuse est devenue, et de loin, électoralement surtout, la plus conséquente. C'est elle qui détermine la sensibilité de George Bush. Rappelons que les «white evangelical protestants» (un tiers de la population américaine) comptaient pour 15 % des électeurs de Gore et plus de 40 % de ceux de Bush. Cette minorité religieuse agissante tire sa force de son nombre, de son intransigeance idéologique, et du fait que George Bush attribue la défaite de son père au manque de soutien que lui apporta ce milieu. Mais surtout de la nouvelle stratégie du fondamentalisme protestant. En 1958, par exemple, ce fondamentalisme protestant n'a pas empêché l'arrivée au pouvoir de Kennedy, catholique doublement vulnérable puisque démocrate et licencieux ; mais, quarante ans plus tard, il a réussi à porter George Bush jusqu'à la Maison Blanche.

Comment en est-on arrivé là ? Pour les uns, il faudrait remonter à l'anticommunisme des années 40 et 50 qui fut, pour des millions d'Américains ­ les catholiques surtout ­, la victoire enthousiasmante non pas du capitalisme sur le socialisme, ou de la liberté sur la dictature, mais de la religion sur l'irreligion. D'autres insistent sur l'effet sur les «petits Blancs» (le Southern White Trash), pendant les années 60, de l'accès aux urnes des Afro-Américains, un désarroi collectif récemment recyclé par l'«affirmative action» qui impose des quotas de Noirs dans les administrations ou les universités. On peut aussi évoquer un rejet généralisé de la libéralisation des moeurs, de la tolérance de l'homosexualité, du féminisme, c'est-à-dire de toutes les manifestations culturelles du postmodernisme, haines diverses dont le dénominateur commun serait le mépris, et parfois même la haine, du gouvernement fédéral et de tout type d'ingérence économique ou culturelle issue de Washington. Le chômage ne se résorbe pas malgré la reprise ? La faute en est au Congrès qui tolère l'importation de produits mexicains. Le crime, la pornographie, les évêques homophiles : rien de cela ne serait si le gouvernement fédéral ne subventionnait pas les universités (trop coûteuses), les arts (corrompus) ou l'enseignement de Darwin sur l'évolution, telle est la litanie que l'on peut entendre dans leurs bouches. L'explication passe aussi par les chemins plus obscurs du traditionalisme et de ses atavismes : ainsi, une majorité d'Américains croit aux miracles, la moitié aux fantômes, un tiers à l'astrologie. On en saurait davantage, sans doute, si les historiens américains n'avaient pas négligé l'étude de cette religiosité généralement méprisée.

Quoi qu'il en soit, cet esprit, dur, puritain, intransigeant et nationaliste, est devenu la toile de fond de la politique de George Bush, comme la grande pensée de son frère Jeb, actuellement gouverneur de Floride. Le Texas, la Floride : on en revient toujours à cela. Car ce sont les vingt-deux Etats de l'ancienne Confédération sudiste qui semblent gouverner actuellement l'Amérique. De la guerre de Sécession jusqu'à l'effondrement du New Deal, la hargne raciste et le fondamentalisme des anciens Sudistes furent contenus par l'alliance bizarre qui, au sein du parti démocrate, liait les immigrants du Nord-Est et les petits Blancs du Sud. Mais les temps ont changé. En 1955, les républicains l'avaient emporté dans 10 des 120 circonscriptions du Sud. Dès 1995, ils en contrôlaient la grande majorité. Les circonscriptions du Sud et de l'Ouest sont désormais largement majoritaires dans ce parti, alors qu'elles ne représentaient que le quart du total au Congrès il y a un demi-siècle.

Il existe donc en Amérique une «radicalisation fondamentaliste», qui se double d'une «régionalisation» du jeu politique, ce qui creuse le fossé culturel entre les deux Amériques, la religieuse et la laïque. A ce niveau, le contraste entre les Etats-Unis et l'Europe est assez saisissant. Alors qu'en France la Révolution est finie et que les combats idéologiques d'antan entre frères ennemis catholiques et communistes ne sont plus que de vagues souvenirs, l'Amérique, malade, est sur une trajectoire historique inverse, où les enjeux idéologiques et religieux sont de plus en plus prononcés. Bizarrement, dans une société ou 20 % de la population n'a pas d'assurance maladie, les grands enjeux du jour sont la tolérance pour l'homosexualité, le féminisme, et la sécularisation de la vie publique, uniquement des débats remis au goût du jour par les fondamentalistes. Car, au fond, ce qui distingue le programme de George Bush de celui des imams wahhabites serait non pas le rejet des Lumières ­ tous sont d'accord sur ce point. Il réside surtout en ce que les uns, les wahhabites, envisagent leur fondamentalisme primitif dans le contexte d'une indigence matérielle totale, et les autres, le clan Bush, dans celui de l'ostentation des richesses.

 

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