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Le risque
d'attentat dans notre pays suppose d'engager une réflexion commune entre médias
et pouvoirs publics.
Madrid, le signal de l'urgence
Par Hervé
BRUSINI
vendredi 19 mars 2004
Hervé Brusini, directeur délégué à l'information de France
3 Désormais, l'exigence moderne veut connaître la signature de l'action
violente, dans l'instant de «l'après-explosion». La démocratie politique et
médiatique se livre alors au concours des supputations. Certains, pour de
longues minutes, vont y laisser la dignité de leur pays, leur peuple, leur cause
ou leur fonction. Services secrets barbouzards, groupe bien connu, pays suspect,
tout y passe. Peu importe, on veut savoir. Et comment ne pas considérer
légitimement cette attente ? Mais, cette fois, l'Espagne a cumulé en une séquence de quelques jours la
mort massive, la perspective électorale et, en toile de fond, une guerre qu'on
ne voulait pas. La parole des pouvoirs publics semble n'y avoir pas résisté. La tentation du
vote à venir était trop forte. On a menti, manipulé, on a perdu. Pour un peu,
l'adepte de la théorie du complot pourrait y voir la marque d'un double piège de
la part des terroristes : piège à la vie pour tous les voyageurs de ce jeudi-là,
piège à la vérité pour un pouvoir qui allait inéluctablement céder aux truquages
piège à la démocratie. Et des Espagnols d'affirmer que jamais ce massacre
n'aurait eu lieu si l'engagement de leur pays auprès des Etats-Unis n'avait pas
existé. La bombe de l'ombre qui vient justifier a posteriori
la colère d'un peuple, voilà qui fait froid dans le dos. Quoi qu'on pense du
conflit en Irak, décidément la machine a fait bien des dégâts. Le sort piteux du parti de M. Aznar n'est pas ici en question. «La machine
infernale de Madrid» est à ce point cas d'école qu'elle implique une réflexion
pour toutes les autres démocraties et pourquoi pas la nôtre. Le terrorisme joue
avec les médias, c'est bien connu ; les médias sont consubstantiels à toute
démocratie, c'est encore plus connu ; les appareils d'information sont le
vecteur postopératoire dans la propagation à coup d'images et de discours du
geste mortel. Mais, pour autant, ils cherchent. L'information veut identifier,
faire comprendre, débattre. Or seuls les enquêteurs disposent des éléments qui
permettent de mettre à nu la frappe, ses auteurs, ses motivations, par-delà
l'émotion et le deuil. Au milieu des années 80, en pleine vague d'attentats, un directeur de la DST,
Bernard Gérard, réunissait quelques journalistes de radio, presse écrite et télé
pour les tenir informés des derniers éléments de l'enquête. Une sorte de club,
étrange et salutaire, où l'on apprenait et vérifiait chacune de nos pistes.
C'était artisanal, sans rapport de soumission aucun à l'autorité judiciaire ou
politique. Un contrat de confiance liait les participants pour ce qu'il y avait
à dire et ne pas dire dans l'éventualité de renseignements utiles aux poseurs de
bombes. Il y avait bien du chemin à rattraper. D'Action directe au CSPPA, nous
avions le très fâcheux réflexe de diffuser, sans autre forme de procès, menaces
et textes de revendication. Mieux, à chaque attentat, il allait de soi que nous
faisions la rétrospective de tous ceux qui avaient précédé. Publicité gratuite
avec à la clé, l'expression «caisse de résonance» qui ne manqua pas d'apparaître
pour qualifier à juste titre notre travail. Parfois la vie des confrères de la
rédaction elle-même peut être directement liée au reportage que l'on met à
l'antenne. Ce fut le cas pour Antenne 2. Quand la chaîne avait une équipe
retenue en otage au Liban, la connexion était directe entre le compte rendu de
ce que subissait Paris et le sort de nos amis. Voilà qui change brutalement le
degré de lucidité sur la couverture du terrorisme. Récemment, l'effort a porté sur la publication des services de renseignements
et c'est une bonne chose. Le directeur de la DST n'est plus un inconnu, et
la DGSE laisse les caméras pénétrer quelques-uns de ses secrets. Soit. Mais, en
cas de crise aiguë, comment vivrons-nous la menace d'une nouvelle explosion ?
Comment la question terroriste sera-t-elle traitée en temps réel ? La cinglante
leçon espagnole impose à la démocratie un discours de vérité : vérité du pouvoir
politique, dans sa connaissance policière des événements, vérité médiatique dans
l'exposé de cette même connaissance. Sur ce point, il y aura un «avant» et un
«après»-Madrid. Et au-delà ? Le risque d'attentat dans notre pays suppose
d'engager une réflexion commune entre médias et pouvoirs publics qui permette
que «le dispositif espagnol» soit définitivement écarté. Si l'on veut la
transparence, encore faut-il s'en donner les moyens. Est-ce une utopie
démocratique, une scandaleuse incongruité que de s'interroger sur la mise en
place d'une relation sans ambiguïté entre information et police, dans la gestion
du temps réel terroriste ? L'exemple d'AZF, «groupe gangster à la bombe», est un précédent qui montre
bien que l'on tâtonne encore. Le récent épisode des mystérieux «serviteurs
d'Allah» est tout aussi instructif. Les deux quotidiens qui ont reçu la lettre
avaient, semble-t-il, choisi de ne pas la publier. Or l'annonce officielle de
l'ouverture d'une enquête a ouvert le ban médiatique le soir même. Souci de
transparence, certes, mais pour apprendre le lendemain que les spécialistes
considéraient ce texte avec perplexité. Décidément, Madrid a donné le signal de
l'urgence. Quand la mort se compte par centaines, la tentative isolée,
parcellaire, d'obtenir des informations par ses contacts est aléatoire, offerte
aux intérêts personnels d'un homme ou d'une institution. Envisager la mise en
place d'une procédure originale où chacun reste à sa place (journalistes
indépendants, gouvernement redevable) peut répondre au souci commun de savoir
d'où vient la terreur. La «machine infernale espagnole» serait ainsi condamnée à
ne pas connaître de réplique ; renvoyée au musée des horreurs de la démocratie
en date du 11 mars 2004.
a monstruosité des événements
madrilènes nous a mis sous les yeux un engrenage dont seule l'Histoire a le
secret. Les rouages du terrorisme, du gouvernement et de l'information se sont
enclenchés dans une mécanique que l'on peut qualifier d'infernale si l'on ne
redoute pas le cliché. Cette machine à broyer la vérité était mue par la plus
redoutable des énergies : le temps réel un temps qui a, depuis plus de
vingt années, comme dicté, conditionné les réflexes du cas de figure
«attentat».