Libération - Rebonds
            Pas de ligne Maginot sur le Net
            L’avenir de la culture et la défense des créateurs ne passent 
            pas par la chasse aux pirates
            Article publié le jeudi 5 février 2004
            La croisade contre le 
            « piratage » des oeuvres musicales et cinématographiques, 
            c’est le Prozac des industries culturelles en crise, qui 
            investissent plus dans d’interminables guérillas juridiques que dans 
            leur adaptation urgente à l’univers numérique. Prendre l’Internet en 
            otage serait la pire réponse à cette crise. « Droit 
            d’auteur » contre « piratage » : trop 
            simple ! Faut-il en effet criminaliser les pratiques de 
            millions d’internautes qui accèdent à la musique sur le 
            réseau ? Pourquoi transformer leurs fournisseurs d’accès en 
            shérifs privés ? Comment tirer les leçons de la révolution 
            numérique sans être accusé d’abandonner les créateurs, les auteurs, 
            les interprètes ? Le débat public qui s’enflamme fait 
            apparaître des enjeux politiques trop longtemps refoulés. Là où 
            beaucoup rêvaient d’un consensus bien ordonné, émergent désormais 
            des intérêts et des conflits que la puissance publique n’a pas 
            appris jusqu’ici à réguler. Il y a donc urgence à éclairer les choix 
            démocratiques.  
            Prenons-en acte : la révolution 
            numérique modifie brutalement les modèles économiques des industries 
            culturelles. On imagine la stupeur des moines copistes devant 
            l’irruption de l’imprimerie... C’est la situation des majors 
            d’aujourd’hui. D’abord, tous les économistes en conviennent, en 
            modifiant la chaîne de création, de production et de diffusion, la 
            mutation technologique transforme le rôle, la valeur ajoutée et le 
            bénéfice de chacun, pour le cinéma et encore plus pour la musique. 
            Pour les oeuvres musicales, en effet, les technologies numériques 
            rendent possibles la copie multiple sur des supports vierges, le 
            stockage sur des baladeurs et des disques durs, l’achat en ligne sur 
            des plates-formes ou des portails, ou encore, grâce à ceux-ci, 
            l’écoute gratuite et légale. Demain, le déploiement des réseaux à 
            haut débit étendra au cinéma ces bouleversements dont le DVD n’est 
            qu’une première étape.  
            Ensuite, les pratiques qui chamboulent 
            aujourd’hui le marché de la musique et réduisent ses ventes résident 
            dans les réseaux d’échange direct de fichiers musicaux « de 
            pair à pair » (P2P). Ces téléchargements concernent en France 
            des millions d’internautes et quelques centaines de millions sur le 
            réseau mondial. Plus encore, là où Napster concernait seulement les 
            fichiers musicaux, les logiciels P2P permettent de télécharger tous 
            les contenus numériques (vidéo, images, logiciels, jeux, etc.).  
            Ces usages de masse, dont le 
            développement s’accélère et qui font partie de la vie quotidienne de 
            millions d’Européens, obéissent à plusieurs logiques qui ne se 
            limitent pas à un effet d’aubaine. Le consommateur n’est pas dupe. 
            Il sait ou devine que dans l’univers numérique, la chaîne de 
            production et de diffusion change et que les coûts sont comprimés. 
            Il résiste aux excès du marketing musical et au durcissement de la 
            protection des droits. C’est pourquoi paraissent dérisoires les 
            batailles d’arrière-garde juridiques ou techniques, les guerres de 
            retardement face à des évolutions irrésistibles dont on mesure 
            encore à peine les effets.  
            La dernière trouvaille technique réside 
            dans le verrouillage des CD, les rendant illisibles pour une partie 
            des lecteurs. La dernière parade juridique prend la forme 
            d’amendements flibustiers à la future loi sur l’économie numérique. 
            Sans rien protéger, ils provoquent des dégâts collatéraux : 
            obligation de surveillance et filtrage dénaturent l’Internet 
            français sans apporter de réponses durables. Pour autant, la liberté 
            de l’Internet n’est pas le culte de la gratuité totale. 
            Réaffirmons-le, il n’y a pas de création culturelle sans 
            rémunération des artistes. Quelles sont les responsabilités de 
            chacun, celles des citoyens, des acteurs du marché et celle du 
            législateur ?  
            D’abord, nous devons refuser les 
            « lignes Maginot numériques », les bricolages improvisés 
            sous la pression d’intérêts particuliers au mépris de la recherche 
            d’une voie juste et équilibrée. Pour cela, il est impératif de 
            provoquer de vrais choix publics, sans renvoyer aux catacombes des 
            millions d’usagers de Kazaa. Ensuite, nous devons reconnaître, 
            négocier et défendre une pluralité de modes de rémunération et les 
            régulations juridiques. Les pistes sont légion. De la crédibilité de 
            ces réponses alternatives et déjà émergentes pour la rémunération 
            des créateurs dépend la culture dans la cité numérique. Rien 
            n’oblige à renoncer à des systèmes mutualisés de répartition des 
            droits, à condition de les moderniser et de les alimenter.  
            La redevance pour copie privée (sur les 
            CD ou d’autres supports numériques de stockage) a déjà permis 
            d’expérimenter une nouvelle forme de répartition des droits. 
            L’extension de la licence légale, à laquelle deux sociétés de 
            gestion des droits des artistes interprètes se sont ralliées, va 
            dans le même sens. L’adaptation de l’offre marchande doit insister 
            sur la qualité des services et l’innovation.  
            La première aurait dû être de proposer 
            une offre commerciale attractive, à prix raisonnable, de musique en 
            ligne et greffant des services sur les contenus, comme y invite 
            l’économie numérique dans tous les secteurs. Le recours à des 
            rémunérations forfaitaires ou à des abonnements (Canal + n’a pas tué 
            le cinéma...) participe de cette attractivité.  
            Mais chacun le perçoit, il faut aller 
            plus loin. En reconnaissant que des formes nouvelles de production, 
            voire d’autoproduction, ne cessent de se développer sur les réseaux, 
            rompant la chaîne des intermédiaires traditionnels, et offrant même 
            à une partie des artistes la possibilité d’être mieux diffusés et 
            rémunérés. En rappelant que la liberté essentielle de l’artiste, 
            c’est aussi de choisir son mode de diffusion. Désormais, les canaux 
            sont multiples. La diversité culturelle en sera renforcée. La 
            révolution numérique ne change pas seulement la diffusion des biens 
            culturels, elle transforme radicalement la création et l’économie de 
            la culture dans son ensemble.  
            Cet effort pour bâtir de nouvelles 
            règles du jeu se double d’une revendication appelée à devenir notre 
            manifeste politique : bâtir une coalition des biens publics 
            informationnels. Sur d’autres fronts que la création culturelle (les 
            brevets, les logiciels, les médicaments ou les semences 
            agricoles...), la question de la propriété intellectuelle et des 
            biens communs est également devenu un enjeu politique majeur. Dans 
            la cité numérique, faisons reconnaître une place immense pour 
            l’accès libre aux savoirs, pour de la gratuité et pour des contenus 
            publics. Une part conséquente du patrimoine culturel en fait d’ores 
            et déjà partie. Le mouvement pour le logiciel libre a conquis sa 
            place.  
            Oui, je crois, comme Daniel Cohen, que 
            « la propriété intellectuelle rompt avec le schéma de la 
            propriété tout court ».  
            Christian PAUL, député PS 
            de la Nièvre et président de la fondation les Temps 
nouveaux. 
             
            
             Derniers ouvrages parus de Christian 
            Paul : Du droit et des libertés sur l’Internet, la 
            Documentation française, 2000, et Vers la cité numérique, fondation 
            Jean-Jaurès, 2002. 
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