Lemonde.fr


L'administration Bush restreint la liberté des revues scientifiques
LE MONDE | 05.03.04 | 14h33
Le département américain du Trésor demande aux sociétés savantes et aux éditeurs de ne pas publier les résultats des chercheurs travaillant dans les pays sous embargo commercial. La mesure illustre le fossé qui se creuse depuis deux ans entre la Maison Blanche et le monde de la recherche.

À la circulation des savoirs et des connaissances, l'administration Bush veut appliquer les règles qu'elle impose à la circulation des biens et des services. Au cours d'une réunion tenue le 9 février au département américain du Trésor, il a été rappelé à une trentaine d'éditeurs que toute édition de contenus provenant des pays sous embargo américain (Soudan, Libye, Iran, Cuba, Corée du Nord) devait être soumise à une autorisation préalable. Celle-ci devant être émise par l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), la division du Trésor chargée de veiller à la stricte application des sanctions commerciales.

Cette restriction est susceptible de s'appliquer à tous les secteurs de l'édition. Cependant, les éditeurs de revues scientifiques sont les plus directement visés. En témoignent plusieurs courriers de mise en demeure qui parviennent, depuis plusieurs mois, aux sociétés savantes chargées de la publication des journaux spécialisés. Après réception de tels avertissements, plusieurs institutions ont déclaré avoir cessé d'examiner, en vue de leur publication, les manuscrits scientifiques qui leur sont soumis par des chercheurs travaillant dans des pays sous embargo des Etats-Unis.

Notamment, l'Institute of Electrical and Electronics Engineers (IEEE), qui édite une centaine de revues très spécialisées, a décidé de se plier aux injonctions de l'OFAC dès le mois de novembre 2003. L'American Nuclear Society ou encore l'American Society for Microbiology ont mis en œuvre des mesures similaires.

D'autres éditeurs, parmi lesquels des poids lourds du monde scientifique, ont pour leur part refusé de se soumettre aux injonctions de l'OFAC. L'American Institute of Physics, l'American Physical Society et l'American Association for the Advancement of Science (AAAS) - qui édite la revue Science - s'estiment en effet protégés par le premier amendement de la Constitution américaine, garant de la liberté d'expression. "Nous ne posons aucune restriction fondée sur des sanctions, économiques ou autres", dit Monica Bradford, l'une des responsables de la revue Science. Moins concernée que sa rivale américaine, la revue Nature et toutes les publications du groupe britannique Nature Publishing Group (NPG) - qui dispose d'un bureau à Washington - ont également fait savoir, dans leurs colonnes, qu'elles ne comptaient, en aucun cas, se conformer aux directives de l'OFAC.

DES ACTES D'INSOUMISSION

Ces actes d'insoumission, rendus publics à l'issue de la réunion du 9 février convoquée par le département du Trésor, ont fait des émules. L'American Chemical Society (ACS) s'est ainsi ralliée à la position des contestataires. L'organisation "va reprendre la publication d'articles scientifiques réalisés par des chercheurs d'Iran, de Cuba, d'Irak, de Libye ou du Soudan, avec prise d'effet immédiate", a ainsi annoncé Robert Bovenschulte, président de la division des publications de l'ACS, dans un communiqué du 19 février. "Nous avons, avec réticence, émis un moratoire sur de tels articles pendant le temps nécessaire à l'examen des règles édictées par le département du Trésor, celles-ci disposant que nous serions en violation des normes américaines sur le commerce en fournissant un service éditorial à des auteurs de ces pays", a ajouté M. Bovenschulte. Plusieurs sociétés savantes, dont l'ACS, se sont associées au sein d'un groupe de travail chargé d'évaluer les possibilités de recours en justice si l'OFAC ne revoit pas ses directives.

Cet épisode, selon Donald Kennedy, directeur de la rédaction de la revue Science, illustre "une petite part des divergences de vues qui ont émergé au cours des deux dernières années entre la communauté scientifique et l'administration Bush". Notamment, les mesures mises en place depuis le 11 septembre 2001 pour l'attribution de visas pour les chercheurs et les étudiants étrangers suscitent, dans les milieux scientifiques, une inquiétude constante. Dans une note rendue publique le 30 mai 2003, l'AAAS s'inquiétait déjà des conséquences désastreuses que ces mesures pouvaient représenter pour la recherche américaine. Ce problème demeure entier et aura, pour M. Kennedy, "les effets à long terme les plus négatifs".

A court terme, selon le directeur de la rédaction de Science, "le problème le plus sérieux est l'utilisation, par l'administration Bush de critères politiques pour procéder à des nominations scientifiques". M. Kennedy fait référence à la commission Kass - chargée de conseiller la Maison Blanche en matière de recherche sur le clonage thérapeutique et les cellules souches -, dont deux chercheurs ont été récemment limogés. Et ce, affirme-t-on dans la communauté scientifique, en raison des positions qu'ils ont défendues en faveur du clonage thérapeutique.

De tels contentieux ont amené, à la mi-février, plusieurs grands noms de la recherche américaine, dont une vingtaine de Prix Nobel, à signer un véritable réquisitoire contre la politique scientifique du président Bush (Le Monde du 21 février).

Stéphane Foucart


Polémique sur les cellules souches

La position de la Maison Blanche sur les cellules souches et le clonage thérapeutique est tiraillée entre le besoin de ménager la droite conservatrice, opposée à l'avortement, et le monde de la recherche. Aujourd'hui, les chercheurs américains qui bénéficient de financements publics ne peuvent utiliser pour leurs travaux des lignées de cellules souches humaines que dans la mesure où celles-ci ont été extraites d'embryons au plus tard le 9 août 2001. Ce "compromis" vient d'être remis en question par l'annonce, dans la version électronique du 3 mars de The New England Journal of Medecine, d'un chercheur américain qui, sur fonds privés, vient de créer 17 nouvelles lignées cellulaires et propose de les mettre à disposition de la recherche publique.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.03.04


Droits de reproduction et de diffusion réservés © Le Monde 2004
Usage strictement personnel. L'utilisateur du site reconnaît avoir pris connaissance de la licence de droits d'usage, en accepter et en respecter les dispositions.
Politique de confidentialité du site.
Besoin d'aide ? faq.lemonde.fr