Le département américain du Trésor demande aux
sociétés savantes et aux éditeurs de ne pas publier les résultats
des chercheurs travaillant dans les pays sous embargo commercial. La
mesure illustre le fossé qui se creuse depuis deux ans entre la
Maison Blanche et le monde de la recherche.
À la circulation des savoirs et des connaissances,
l'administration Bush veut appliquer les règles qu'elle impose à la
circulation des biens et des services. Au cours d'une réunion tenue
le 9 février au département américain du Trésor, il a été rappelé à
une trentaine d'éditeurs que toute édition de contenus provenant des
pays sous embargo américain (Soudan, Libye, Iran, Cuba, Corée du
Nord) devait être soumise à une autorisation préalable.
Celle-ci devant être émise par
l'Office of Foreign Assets Control (OFAC), la division du Trésor
chargée de veiller à la stricte application des sanctions
commerciales.
Cette restriction est susceptible de s'appliquer à tous les
secteurs de l'édition. Cependant, les éditeurs de revues
scientifiques sont les plus directement visés. En témoignent
plusieurs courriers de mise en demeure qui parviennent, depuis
plusieurs mois, aux sociétés savantes chargées de la publication des
journaux spécialisés. Après réception de tels avertissements,
plusieurs institutions ont déclaré avoir cessé d'examiner, en vue de
leur publication, les manuscrits scientifiques qui leur sont soumis
par des chercheurs travaillant dans des pays sous embargo des
Etats-Unis.
Notamment, l'Institute of Electrical and Electronics Engineers
(IEEE), qui édite une centaine de revues très spécialisées, a décidé
de se plier aux injonctions de l'OFAC dès le mois de novembre 2003.
L'American Nuclear Society ou encore l'American Society for
Microbiology ont mis en œuvre des mesures similaires.
D'autres éditeurs, parmi lesquels des poids lourds du monde
scientifique, ont pour leur part refusé de se soumettre aux
injonctions de l'OFAC. L'American Institute of Physics, l'American
Physical Society et l'American Association for the Advancement of
Science (AAAS) - qui édite la revue Science - s'estiment en
effet protégés par le premier amendement de la Constitution
américaine, garant de la liberté d'expression. "Nous ne posons
aucune restriction fondée sur des sanctions, économiques ou
autres", dit Monica Bradford, l'une des responsables de la revue
Science. Moins concernée que sa rivale américaine, la revue
Nature et toutes les publications du groupe britannique
Nature Publishing Group (NPG) - qui dispose d'un bureau à Washington
- ont également fait savoir, dans leurs colonnes, qu'elles ne
comptaient, en aucun cas, se conformer aux directives de
l'OFAC.
DES ACTES D'INSOUMISSION
Ces actes d'insoumission, rendus publics à l'issue de la réunion
du 9 février convoquée par le département du Trésor, ont fait des
émules. L'American Chemical Society (ACS) s'est ainsi ralliée à la
position des contestataires. L'organisation "va reprendre la
publication d'articles scientifiques réalisés par des chercheurs
d'Iran, de Cuba, d'Irak, de Libye ou du Soudan, avec prise d'effet
immédiate", a ainsi annoncé Robert Bovenschulte, président de la
division des publications de l'ACS, dans un communiqué du 19
février. "Nous avons, avec réticence, émis un moratoire sur de
tels articles pendant le temps nécessaire à l'examen des règles
édictées par le département du Trésor, celles-ci disposant que
nous serions en violation des normes américaines sur le commerce en
fournissant un service éditorial à des auteurs de ces pays",
a ajouté M. Bovenschulte. Plusieurs sociétés savantes, dont l'ACS,
se sont associées au sein d'un groupe de travail chargé d'évaluer
les possibilités de recours en justice si l'OFAC ne revoit pas ses
directives.
Cet épisode, selon Donald Kennedy, directeur de la rédaction de
la revue Science, illustre "une petite part des
divergences de vues qui ont émergé au cours des deux dernières
années entre la communauté scientifique et l'administration
Bush". Notamment, les mesures mises en place depuis le 11
septembre 2001 pour l'attribution de visas pour les chercheurs et
les étudiants étrangers suscitent, dans les milieux scientifiques,
une inquiétude constante. Dans une note rendue publique le 30 mai
2003, l'AAAS s'inquiétait déjà des conséquences désastreuses que ces
mesures pouvaient représenter pour la recherche américaine. Ce
problème demeure entier et aura, pour M. Kennedy, "les effets à
long terme les plus négatifs".
A court terme, selon le directeur de la rédaction de
Science, "le problème le plus sérieux est l'utilisation,
par l'administration Bush de critères politiques pour procéder à des
nominations scientifiques". M. Kennedy fait référence à la
commission Kass - chargée de conseiller la Maison Blanche en matière
de recherche sur le clonage thérapeutique et les cellules souches -,
dont deux chercheurs ont été récemment limogés. Et ce, affirme-t-on
dans la communauté scientifique, en raison des positions qu'ils ont
défendues en faveur du clonage thérapeutique.
De tels contentieux ont amené, à la mi-février, plusieurs grands
noms de la recherche américaine, dont une vingtaine de Prix Nobel, à
signer un véritable réquisitoire contre la politique scientifique du
président Bush (Le Monde du 21 février).
Stéphane Foucart
Polémique sur les cellules souches
La position de la Maison Blanche sur les cellules souches et le
clonage thérapeutique est tiraillée entre le besoin de ménager la
droite conservatrice, opposée à l'avortement, et le monde de la
recherche. Aujourd'hui, les chercheurs américains qui bénéficient de
financements publics ne peuvent utiliser pour leurs travaux des
lignées de cellules souches humaines que dans la mesure où celles-ci
ont été extraites d'embryons au plus tard le 9 août 2001. Ce
"compromis" vient d'être remis en question par l'annonce, dans la
version électronique du 3 mars de The New England Journal of
Medecine, d'un chercheur américain qui, sur fonds privés, vient
de créer 17 nouvelles lignées cellulaires et propose de les mettre à
disposition de la recherche publique.