Evénement

11 septembre George Soros, financier milliardaire, pointe les fautes de l'administration Bush :
«Une vision idéologique qui se définit par la survie du plus fort»

Par Philippe GRANGEREAU
mercredi 24 mars 2004



eorge Soros lance un violent pamphlet contre George W. Bush (1) à six mois des élections américaines. Né à Budapest en 1930, le financier milliardaire a vécu l'occupation allemande et a quitté la Hongrie communiste en 1947 pour l'Angleterre, puis les Etats-Unis, où il est arrivé en 1956. Il y a fait fortune en créant et dirigeant un fonds d'investissement international. Il s'est impliqué dans nombre d'activités philanthropiques depuis 1979.

Pourquoi vous engagez-vous avec autant de virulence contre Bush ?

J'en suis arrivé à la conclusion que, aussi bien sur le plan national qu'international, l'administration Bush représente une menace au concept de «société ouverte», dont j'assure la promotion au travers d'un réseau de fondations pour défendre l'établissement d'Etats de droit en Russie, dans les ex-pays de l'Est et en Afrique... Avant même le 11 septembre 2001, l'administration Bush avait l'intention de rétablir la suprématie américaine dans le monde. Le 11 septembre leur a donné l'ennemi qu'ils cherchaient. Depuis lors, le Parti républicain est devenu un instrument pour des conservateurs extrémistes et fondamentalistes qui l'ont poussé très loin à droite, rompant l'équilibre qui prévalait jusqu'alors aux Etats-Unis. Pendant dix-huit mois, le pays a été dominé par un groupe qui croyait dans la suprématie américaine, dans le pouvoir comme force dominante des relations entre pays, au mépris des lois internationales. Ces tendances, déjà présentes dans l'administration Reagan, ont été exacerbées. Tout s'est passé comme dans une bulle financière : lorsque la réalité est interprétée de manière fausse, la perception de cette réalité en ressort tout d'abord renforcée, mais au bout d'un moment la bulle éclate...

Quelle est la vision du monde de Bush ?

C'est une vision idéologique, une forme de darwinisme social qui se définit par la survie du plus fort. Elle met en avant la concurrence entre les pays, et non la coopération. Ces nouveaux «suprémacistes» américains pensent que la concurrence peut aussi se régler par des moyens militaires, pas seulement par les mécanismes du marché. Les trois piliers de la machine conservatrice sont la supériorité militaire, le fondamentalisme religieux et le fondamentalisme du marché. Les fondamentalistes du marché pensent que le gouvernement ne doit pas intervenir dans l'économie... Ce qui est une justification visant à permettre aux intérêts des corporations de supplanter l'intérêt général.

Les Américains ont-ils pu se laisser berner par Bush ?

Cela reste un mystère pour moi. La manière dont Bush a utilisé l'attaque terroriste du 11 septembre a favorisé une réponse émotionnelle fondée tout d'abord sur la peur, qui a créé un climat d'union nationale pour une guerre contre le terrorisme. Mais on a vu aussi à l'oeuvre une espèce de machine de la vérité à la Orwell très efficace. Un certain nombre de think-tanks et de médias ont poussé de manière très intelligente et sophistiquée leurs points de vue extrêmes. Pour comprendre cela, il faut se référer au roman d'Orwell, 1984, avec son «ministère de la Vérité», qui appelle parfois les choses d'un nom opposé afin d'imposer un point de vue. La différence est que, dans le roman, il y a un ministère de la Vérité qui centralise tout, tandis qu'aux Etats-Unis on arrive au même résultat bien que les médias soient indépendants. Je crois que la vérité importe peu pour les gens. Le système américain valorise le succès, surtout financier d'ailleurs. C'est sans doute pourquoi il est possible de promouvoir certaines idées, même fausses, à partir du moment ou elles rencontrent un certain succès.

L'Amérique de Bush est-elle selon vous une puissance hégémonique ?

Les Etats-Unis sont la puissance dominante du monde globalisé. Leur budget militaire est équivalent à celui de tous les autres pays mis ensemble. De fait, les Etats-Unis sont devenus une sorte de puissance impérialiste.

Quelle influence le complexe militaro-industriel exerce-t-il sur les décisions politiques ?

Vous vous souvenez du slogan «Ce qui est bon pour General Motors est bon pour l'Amérique» ? L'attitude n'a pas changé. Désormais c'est «Ce qui est bon pour l'industrie du pétrole et pour Halliburton (l'entreprise d'ingénierie était dirigée par Dick Cheney, l'actuel vice-président américain, avant 2000, ndlr) est bon pour l'Amérique». Le degré d'influence de ces corporations peut être mesuré par la disparité des fonds recueillis auprès d'elles par le Parti républicain d'une part, autour de 100 millions de dollars, et le Parti démocrate de l'autre, autour de 14 millions. Voilà pourquoi je contribue à la campagne démocrate, pour rétablir ne serait-ce qu'un peu l'équilibre.

L'Europe peut-elle devenir un contrepoids à l'Amérique ?

L'Europe pourrait montrer la voie à suivre aux Etats-Unis, mais elle ne le fait pas. Ce qui s'est passé au Kosovo la semaine dernière nous rappelle cruellement que l'Europe a échoué à régler les problèmes qui étaient clairement de sa responsabilité dans les Balkans. Les Etats-Unis font davantage que l'Europe pour assister des pays comme la Géorgie afin d'y promouvoir l'avènement d'un régime démocratique.Il est essentiel que l'Europe assume ses responsabilités en mettant en oeuvre une réelle politique d'engagement constructif vis-à-vis des pays de l'Est avant que tout soit perdu. La Russie, où se reconstitue un régime proche de celui des tsars, est d'ores et déjà perdue...
(1) Pour l'Amérique, contre Bush, éditions Dunod.

 

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