A Montreuil, artistes, cadres, architectes ou 
            avocats réaménagent des pavillons, des usines désaffectées. 
            L'arrivée de cette nouvelle bourgeoisie dans plusieurs communes 
            populaires de la petite ceinture fait revivre les quartiers au 
            risque d'en chasser les plus démunis.
            
            De la rue, on ne se doute de rien. Des bicoques en crépi entre 
            deux hangars, adossées à des barres HLM, des meublés insalubres, des 
            bazars à trois sous, des bars-PMU : le quartier du Bas-Montreuil, 
            limitrophe de Vincennes, est une banlieue populaire, sans chic. La 
            rue Bara abrite le premier foyer malien de France.
            
             Rue de Paris, les boucheries halal 
            sont plus nombreuses que les bonnes fromageries.
            Pourtant, il suffit de pousser les grilles, d'entrer dans les 
            cours, de visiter les anciennes usines, les vieux ateliers, pour 
            découvrir d'autres hirondelles des faubourgs. Les ouvriers ou les 
            artisans qui travaillaient jadis pour le faubourg Saint-Antoine ont 
            laissé place à des artistes, cachés à l'abri des façades en 
            meulière, logés dans des lofts retapés. Les fonds de cour abritent 
            des studios de graphisme ou d'enregistrement.
            Le Bas-Montreuil - où les frères Pathé avaient ouvert leur 
            premier studio - est devenu un repère d'intermittents du spectacle. 
            Le cinéaste Robert Guédiguian, les réalisateurs Dominique Moll, 
            Erick Zonca ont trouvé à Montreuil "de l'espace et de la lumière" 
            à des prix qu'ils ne pouvaient plus espérer à Paris...
            Des avocats, des cadres supérieurs, des architectes venus du 6e 
            arrondissement ou du quartier de la Roquette dans le 11e, 
            séduits par ce décor à la Marcel Carné, ont transformé des 
            habitations sans cachet en intérieurs luxueux avec bois tropical, 
            azulejos du Maroc ou tomettes de Provence.
            Riches mais artistes, bourgeois mais de gauche : tous des "bobos" 
            donc ? L'acronyme, diminutif de "bourgeois bohème", les agace. 
            "On a peut-être de l'argent mais on le vit différemment des 
            bourgeois classiques !", s'insurge Jean-Marie Bouchez, musicien. 
            Ils pratiquent la convivialité de voisinage : barbecue entre amis, 
            repas de quartier, vide-grenier. Et se sont trouvé des points de 
            ralliement : le supermarché "bio" de Montreuil, le marché de la 
            Croix-de-Chavaux, le café "Chez Saïd" ou "le Ratatam", la librairie 
            Folies d'encre, le cinéma d'art et d'essai le Méliès.
            Ils aiment la mixité sociale... sauf pour leurs enfants, qu'ils 
            envoient volontiers à l'école Montessori de Montreuil ou dans le 
            privé à Vincennes, plutôt qu'aux écoles ou collèges publics du 
            quartier.
            Une autre tribu habite le Bas-Montreuil : elle mange un peu moins 
            souvent "bio", prend plus souvent le métro. Mais navigue dans le 
            même univers culturel. Intermittents bien plus fauchés, travailleurs 
            indépendants avec enfants, journalistes, universitaires, chassés de 
            Paris par la cherté des loyers, en quête d'un lieu pour répéter, 
            dessiner, sculpter et... respirer, ils ont été des précurseurs. Ces 
            défricheurs de marges, ces décalés - avec du temps, du goût, mais 
            peu d'argent - ont retroussé leurs manches pour retaper eux-mêmes 
            une maison ou un pan d'usine désaffectée.
            En même temps, ils ont insufflé une nouvelle manière de vivre 
            dans leur quartier. Se cooptant entre eux pour l'achat d'une maison. 
            Et contribuant à rendre la ville plus vivante. Mais plus chère 
            aussi. Il y a six ans, le mètre carré valait 1 300 euros dans le 
            Bas-Montreuil. Depuis, les prix ont doublé, voire triplé, pour 
            certains lofts. Montreuil est devenue la deuxième ville la plus 
            chère de la Seine-Saint-Denis.
            "Ces bobos défendent le cosmopolitisme et la mixité 
            sociale, constate Jean-Pierre Lévy, géographe, chercheur au 
            CNRS. Mais, en faisant venir leurs semblables, ils ont contribué 
            sans le vouloir à l'embourgeoisement de la ville et préparé 
            l'éviction à terme des populations les plus pauvres du quartier." 
            Montreuil est devenue l'exemple type d'une ville en pleine 
            "gentrification", terme dérivé de l'anglais qui pourrait se traduire 
            par "embourgeoisement".
            Au point que les nouveaux Montreuillois eux-mêmes s'inquiètent de 
            voir leur quartier devenir un "ghetto bobo". Et, à terme, les 
            ferrailleurs céder la place à des pressings... "On veille 
            !", assure le maire (app. PCF) et député de la 
            Seine-Saint-Denis, Jean-Pierre Brard. Pour éviter la spéculation, il 
            a longtemps usé sans frein de son droit de préemption. Mais s'il 
            menace encore de racheter des maisons à vil prix pour dissuader les 
            vendeurs de se montrer trop gourmands, il n'est pas parvenu à 
            juguler la hausse. Pire ! Pour éviter d'être préemptés, certains 
            propriétaires préfèrent afficher un prix raisonnable et percevoir un 
            complément en dessous-de-table. M. Brard a établi des règles 
            drastiques pour préserver la vocation originelle des friches 
            industrielles, et du même coup sa taxe professionnelle.
            Mais sa guérilla anti-bobos a pris fin quand il s'est aperçu 
            qu'il pouvait aussi compter sur eux pour financer ses politiques 
            sociales. "A Montreuil, une partie de la population s'enrichit. 
            Et l'autre s'appauvrit", résume Pascal Fuchs, 
            géographe employé par la mairie pour ausculter ses ouailles. M. 
            Brard préfère encourager le sens civique des bobos, cajoler ceux qui 
            s'investissent dans leur quartier.
            Jean-Pol Lefebvre, ancien cinéaste, a battu le rappel pour que 
            ses voisins bobos mettent leurs enfants au collège public 
            Paul-Eluard et non dans le privé. "On a expliqué au maire et aux 
            enseignants que, pour qu'ils mettent leur enfant ici, il fallait que 
            les écoles soient attrayantes", explique-t-il. La mairie s'est 
            battue pour la création d'une classe de chant, pour l'ouverture 
            d'une autre à horaires aménagés, rapidement investie par les bobos. 
            Ceux-ci, en retour, font du soutien scolaire. Et démarchent la 
            mairie pour trouver un logement aux familles maliennes.
            Une fois par mois, M. Brard invite des "intellectuels" 
            montreuillois à dîner. Le 16 mai, il courait au Festival de 
            Cannes défendre les intermittents. Mais le maire a beau avoir une 
            "gestion politico-affective", les bobos votent plutôt Vert, 
            PS ou pour l'extrême gauche. Aux cantonales de mars, la conseillère 
            sortante, suppléante de M. Brard à l'Assemblée nationale, a été 
            battue par Manuel Martinez (PS). Un socialiste dans le quartier : du 
            jamais-vu depuis 1938 ! Dominique Voynet, qui pourrait être 
            candidate aux sénatoriales de septembre dans la Seine-Saint-Denis, 
            s'est trouvé un petit studio à Montreuil et envisagerait de se 
            présenter à la mairie en 2007.
            "De toute façon, dans dix ans, le communisme à Montreuil, 
            c'est au revoir et ciao !", pronostique Cendrine Bonami-Redler. 
            Jeune graphiste, elle a créé les Buttes à Morel, association de 
            quartier qui fournit des adresses de baby-sitters, renseigne au 
            besoin sur les maisons en vente ou organise le "troc vert" : une 
            fois par an, les voisins y échangent sur le trottoir leurs boutures 
            de plantes. "Les Verts ont tenté de nous récupérer", sourit 
            Yann Monel, photographe, à l'origine de ce rendez-vous. "Le PS 
            m'a démarchée plus d'une fois pour que je me présente", glisse 
            Cendrine. A Montreuil, les bobos ont entre leurs mains les clés de 
            l'après-Brard.
            Béatrice Jérôme