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Les bobos investissent la banlieue rouge de Paris
LE MONDE | 29.05.04 | 13h39    MIS A JOUR LE 29.05.04 | 17h58
A Montreuil, artistes, cadres, architectes ou avocats réaménagent des pavillons, des usines désaffectées. L'arrivée de cette nouvelle bourgeoisie dans plusieurs communes populaires de la petite ceinture fait revivre les quartiers au risque d'en chasser les plus démunis.

De la rue, on ne se doute de rien. Des bicoques en crépi entre deux hangars, adossées à des barres HLM, des meublés insalubres, des bazars à trois sous, des bars-PMU : le quartier du Bas-Montreuil, limitrophe de Vincennes, est une banlieue populaire, sans chic. La rue Bara abrite le premier foyer malien de France. Rue de Paris, les boucheries halal sont plus nombreuses que les bonnes fromageries.

Pourtant, il suffit de pousser les grilles, d'entrer dans les cours, de visiter les anciennes usines, les vieux ateliers, pour découvrir d'autres hirondelles des faubourgs. Les ouvriers ou les artisans qui travaillaient jadis pour le faubourg Saint-Antoine ont laissé place à des artistes, cachés à l'abri des façades en meulière, logés dans des lofts retapés. Les fonds de cour abritent des studios de graphisme ou d'enregistrement.

Le Bas-Montreuil - où les frères Pathé avaient ouvert leur premier studio - est devenu un repère d'intermittents du spectacle. Le cinéaste Robert Guédiguian, les réalisateurs Dominique Moll, Erick Zonca ont trouvé à Montreuil "de l'espace et de la lumière" à des prix qu'ils ne pouvaient plus espérer à Paris...

Des avocats, des cadres supérieurs, des architectes venus du 6e arrondissement ou du quartier de la Roquette dans le 11e, séduits par ce décor à la Marcel Carné, ont transformé des habitations sans cachet en intérieurs luxueux avec bois tropical, azulejos du Maroc ou tomettes de Provence.

Riches mais artistes, bourgeois mais de gauche : tous des "bobos" donc ? L'acronyme, diminutif de "bourgeois bohème", les agace. "On a peut-être de l'argent mais on le vit différemment des bourgeois classiques !", s'insurge Jean-Marie Bouchez, musicien. Ils pratiquent la convivialité de voisinage : barbecue entre amis, repas de quartier, vide-grenier. Et se sont trouvé des points de ralliement : le supermarché "bio" de Montreuil, le marché de la Croix-de-Chavaux, le café "Chez Saïd" ou "le Ratatam", la librairie Folies d'encre, le cinéma d'art et d'essai le Méliès.

Ils aiment la mixité sociale... sauf pour leurs enfants, qu'ils envoient volontiers à l'école Montessori de Montreuil ou dans le privé à Vincennes, plutôt qu'aux écoles ou collèges publics du quartier.

Une autre tribu habite le Bas-Montreuil : elle mange un peu moins souvent "bio", prend plus souvent le métro. Mais navigue dans le même univers culturel. Intermittents bien plus fauchés, travailleurs indépendants avec enfants, journalistes, universitaires, chassés de Paris par la cherté des loyers, en quête d'un lieu pour répéter, dessiner, sculpter et... respirer, ils ont été des précurseurs. Ces défricheurs de marges, ces décalés - avec du temps, du goût, mais peu d'argent - ont retroussé leurs manches pour retaper eux-mêmes une maison ou un pan d'usine désaffectée.

En même temps, ils ont insufflé une nouvelle manière de vivre dans leur quartier. Se cooptant entre eux pour l'achat d'une maison. Et contribuant à rendre la ville plus vivante. Mais plus chère aussi. Il y a six ans, le mètre carré valait 1 300 euros dans le Bas-Montreuil. Depuis, les prix ont doublé, voire triplé, pour certains lofts. Montreuil est devenue la deuxième ville la plus chère de la Seine-Saint-Denis.

"Ces bobos défendent le cosmopolitisme et la mixité sociale, constate Jean-Pierre Lévy, géographe, chercheur au CNRS. Mais, en faisant venir leurs semblables, ils ont contribué sans le vouloir à l'embourgeoisement de la ville et préparé l'éviction à terme des populations les plus pauvres du quartier." Montreuil est devenue l'exemple type d'une ville en pleine "gentrification", terme dérivé de l'anglais qui pourrait se traduire par "embourgeoisement".

Au point que les nouveaux Montreuillois eux-mêmes s'inquiètent de voir leur quartier devenir un "ghetto bobo". Et, à terme, les ferrailleurs céder la place à des pressings... "On veille !", assure le maire (app. PCF) et député de la Seine-Saint-Denis, Jean-Pierre Brard. Pour éviter la spéculation, il a longtemps usé sans frein de son droit de préemption. Mais s'il menace encore de racheter des maisons à vil prix pour dissuader les vendeurs de se montrer trop gourmands, il n'est pas parvenu à juguler la hausse. Pire ! Pour éviter d'être préemptés, certains propriétaires préfèrent afficher un prix raisonnable et percevoir un complément en dessous-de-table. M. Brard a établi des règles drastiques pour préserver la vocation originelle des friches industrielles, et du même coup sa taxe professionnelle.

Mais sa guérilla anti-bobos a pris fin quand il s'est aperçu qu'il pouvait aussi compter sur eux pour financer ses politiques sociales. "A Montreuil, une partie de la population s'enrichit. Et l'autre s'appauvrit", résume Pascal Fuchs, géographe employé par la mairie pour ausculter ses ouailles. M. Brard préfère encourager le sens civique des bobos, cajoler ceux qui s'investissent dans leur quartier.

Jean-Pol Lefebvre, ancien cinéaste, a battu le rappel pour que ses voisins bobos mettent leurs enfants au collège public Paul-Eluard et non dans le privé. "On a expliqué au maire et aux enseignants que, pour qu'ils mettent leur enfant ici, il fallait que les écoles soient attrayantes", explique-t-il. La mairie s'est battue pour la création d'une classe de chant, pour l'ouverture d'une autre à horaires aménagés, rapidement investie par les bobos. Ceux-ci, en retour, font du soutien scolaire. Et démarchent la mairie pour trouver un logement aux familles maliennes.

Une fois par mois, M. Brard invite des "intellectuels" montreuillois à dîner. Le 16 mai, il courait au Festival de Cannes défendre les intermittents. Mais le maire a beau avoir une "gestion politico-affective", les bobos votent plutôt Vert, PS ou pour l'extrême gauche. Aux cantonales de mars, la conseillère sortante, suppléante de M. Brard à l'Assemblée nationale, a été battue par Manuel Martinez (PS). Un socialiste dans le quartier : du jamais-vu depuis 1938 ! Dominique Voynet, qui pourrait être candidate aux sénatoriales de septembre dans la Seine-Saint-Denis, s'est trouvé un petit studio à Montreuil et envisagerait de se présenter à la mairie en 2007.

"De toute façon, dans dix ans, le communisme à Montreuil, c'est au revoir et ciao !", pronostique Cendrine Bonami-Redler. Jeune graphiste, elle a créé les Buttes à Morel, association de quartier qui fournit des adresses de baby-sitters, renseigne au besoin sur les maisons en vente ou organise le "troc vert" : une fois par an, les voisins y échangent sur le trottoir leurs boutures de plantes. "Les Verts ont tenté de nous récupérer", sourit Yann Monel, photographe, à l'origine de ce rendez-vous. "Le PS m'a démarchée plus d'une fois pour que je me présente", glisse Cendrine. A Montreuil, les bobos ont entre leurs mains les clés de l'après-Brard.

Béatrice Jérôme

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 30.05.04


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