L'entretien
«Mon rêve 
américain a tourné au cauchemar»
Youssef 
Chahine, dont «Alexandrie... New York» clôt Un certain regard, dit son rejet des 
Etats-Unis de Bush.
Par Samuel DOUHAIRE
vendredi 21 mai 2004 
Pourquoi avoir attendu soixante ans pour revenir sur votre jeunesse aux 
Etats-Unis ? Ce film n'est pas testamentaire, il parle du présent. C'est la situation 
politique actuelle qui m'a décidé. Le rêve américain que j'ai connu il y a 
soixante ans a tourné au cauchemar. J'ai vécu deux ans en Californie dans les 
années 1940, j'ai étudié là-bas à l'école de cinéma de Pasadena avec des 
professeurs magnifiques. J'y ai connu mon premier amour. On m'a accueilli à bras 
ouverts, on m'a donné les plus grands honneurs, on m'a dit que cela valait la 
peine d'enseigner à un étranger, à un «singe» qui venait d'Afrique. L'an 
dernier, mon assistant qui se rendait aux Etats-Unis a été interrogé pendant 
trois quarts d'heure à la douane. Parce qu'il porte la barbe... Vous en voulez aux Américains ? On ne peut les blâmer que pour une seule chose : comment ont-ils pu élire un 
crétin congénital, au manque d'éducation incroyable ? Ce Bush est un fanatique 
total qui appartient à une secte : il est soutenu par 5 millions de Born Again 
Christians. Il a de la chance, j'aimerais bien avoir 5 millions de spectateurs ! 
Mais je ne deviendrai pas un Born Again Christians pour les avoir... Votre virulence anti-Bush n'est-elle pas liée au soutien des Etats-Unis à 
la politique israélienne ? Inévitablement. La destruction des maisons palestiniennes est abominable. Et 
peut-être plus encore, l'arrachage de leurs oliviers, vieux de plusieurs 
centaines d'années. Comment peut-on avoir le coeur de lancer un bulldozer contre 
un arbre, même si on a des ordres ? Comment rapprocher l'Amérique et le Monde arabe ? Par l'amour. Parce que j'étais amoureux de l'Amérique et que je ne peux pas 
le renier, même si cet amour est devenu une contradiction difficilement vivable. 
Si je lis dans la presse arabe des insultes contre les Etats-Unis, je suis 
choqué. Si je vois la télé américaine, je vois aussi de la haine et je suis 
choqué. Je ne veux pas que la vengeance m'atteigne, qu'elle m'habite 
entièrement. Vous savez, je reste un Alexandrin qui a grandi dans la générosité, 
la compréhension du monde au-delà des religions et des nationalités. «Je ne 
comprends pas les frontières» est une de mes répliques favorites. Et ça va 
être difficile à mon âge d'apprendre qu'il y a des frontières tellement 
imbéciles, qui coûtent si cher en sang humain... Votre rêve américain était pour une large part lié au cinéma hollywoodien 
de votre adolescence. Avec les films d'aujourd'hui, pensez-vous qu'un jeune 
Egyptien peut encore rêver des Etats-Unis ? Les superproductions hollywoodiennes sont très impressionnantes, très 
intelligemment faites... mais très choquantes. C'est d'une violence incroyable, 
qui semble désormais faire partie de l'âme américaine. Regardez le film de ce 
pauvre Mel Gibson. Pour moi, l'image du Christ, c'est la douceur, la bonté. Pour 
Gibson, ce sont des coups, encore des coups, toujours des coups. Ce qui prouve 
que c'est un maso : il doit se prendre pour Jésus et à chaque fois qu'on le 
frappe, il bande ! Autrefois, il y avait Fred Astaire, Gene Kelly, de la musique 
divine, les plus belles femmes du monde qui descendaient des escaliers blancs. 
Ça me manque. Précisément, les séquences chantées et dansées d'Alexandrie... New York 
sont un hommage aux musicals de votre adolescence... J'aurais voulu intégrer des extraits de films hollywoodiens. Je voulais 
mettre une chanson de Frank Sinatra, mais on m'en demandait 2 millions de 
dollars ! Même chose pour quelques secondes de Ziegfield Girls. J'ai dû 
mettre à la place ce que le cinéma égyptien faisait pour imiter ça. Et pourtant, 
c'était pour leur rendre hommage, à ces imbéciles. Le Festival de Cannes a présenté la Porte du soleil, le grand film 
d'un de vos disciples, Yousri Nasrallah... Il est l'un de mes six cents élèves, dont certains sont devenus metteurs en 
scène à leur tour. J'ai beaucoup de tendresse pour eux. Ils auront sans doute du 
mal à me dépasser et je crois qu'ils veulent m'enterrer un peu trop vite. A mon 
avis, ils doivent souvent se dire : «Quand est-ce qu'il va crever, ce vieux 
schnock ?» Alexandrie... New York sera-t-il projeté en Egypte ? J'ai montré le film à la censure la semaine dernière, j'attends leur verdict. 
Je crois qu'ils ont un peu peur de moi, parce que je n'hésite pas à dire ce que 
je pense. Le pouvoir ne me fait pas peur, et je peux être tellement grossier, 
tellement méchant... Pour se donner bonne contenance, ils disent : «Chahine 
est fou.» Votre prochain projet sera-t-il à nouveau autobiographique ? Non. J'ai malmené toute ma famille au cinéma  maman m'en a voulu un tout 
petit peu, parce qu'elle était plus gracieuse que l'actrice qui l'a incarnée. 
Mon prochain film, c'est Hamlet. Dans tous mes films jusqu'à présent, il 
se passait quelque chose d'hamlétien. Je ferai Shakespeare comme je le vois, à 
Alexandrie. Il n'y a rien à faire, c'est un virus.
oussef Chahine fume comme 
un pompier, ne mâche pas ses mots et vous embrasse comme s'il vous connaissait 
depuis vingt ans. A 78 printemps, le plus grand cinéaste égyptien revient à 
Cannes pour présenter demain en clôture d'Un certain regard son nouveau film 
autobiographique : Alexandrie... New York, évocation festive mais parfois 
amère de son amour d'adolescence avec une Américaine. Et de sa relation 
compliquée avec l'Amérique.
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