Un spectre hante le capitalisme : la gratuité, 
            par Pierre-Noël Giraud
            
            Une fois de plus, l'économie redécouvre ce que l'anthropologie 
            sait de longue date : l'importance du don. Quand apparurent les 
            échanges de fichiers musicaux et de films "de pair à pair" 
            (P2P) sur Internet, de nombreux experts prédirent, sur la base 
            de l'hypothèse d'un comportement "économique rationnel" des 
            individus, que tout le monde voudrait utiliser le P2P égoïstement - 
            charger des fichiers - sans se donner la peiner de créer des 
            fichiers à la disposition des autres, et que donc cela ne 
            fonctionnerait pas, ou marginalement.
            
             
            Or, pas du tout : les échanges P2P ont véritablement explosé. 
            Quelles qu'en soient les raisons - estime de soi, sentiment 
            d'appartenance, volonté de reconnaissance ou plaisir de violer sans 
            danger excessif des règles qu'on juge absurdes -, c'est un fait : 
            une part importante de l'humanité désire donner.
            Désir longtemps contenu par le coût du don matériel. Désir 
            désormais libéré, puisque donner un fichier numérique ne coûte 
            pratiquement rien, alors que ce fichier peut avoir une grande valeur 
            pour celui qui, à l'autre bout du monde, le reçoit. Désir qui serait 
            frustré par toute tentative d'entraver les échanges privés sur 
            Internet. Nul ne peut dire quelle serait, en particulier dans la 
            jeunesse, l'ampleur et les conséquences de cette frustration.
            Ce développement fulgurant du P2P suscite, dans les premières 
            industries concernées, une véritable panique. L'industrie du disque 
            est la première touchée. Celle du cinéma commence de l'être. La 
            réaction des producteurs de contenus numérisables est d'abord de 
            tenter de donner mauvaise conscience aux utilisateurs du P2P en 
            martelant ad nauseam que l'échange gratuit et la violation 
            massive par le P2P des droits d'auteur qu'il implique, vont conduire 
            à la mort de la création artistique, ou du moins à une forte 
            réduction de sa diversité.
            Ainsi drapés dans la défense de la création et de l'intérêt 
            général, les majors du disque et du cinéma s'ingénient à inventer 
            des moyens de dissuader ou de faire payer ce que le progrès 
            technique a rendu quasi gratuit : la recherche, la reproduction et 
            l'échange de fichiers numériques. Par des voies soit juridiques : 
            procès contre les usagers du P2P, soit techniques : cryptage, ou 
            même par des méthodes économiques telles que la proposition récente 
            de taxer les flux sortant des ordinateurs individuels.
            Comme toute tentative de s'opposer aux libertés nouvelles 
            qu'offre la technique, ces méthodes seront au mieux inefficaces, 
            quand elles n'auront pas de graves effets pervers. Il s'agit de 
            combats d'arrière-garde qui ne feront que retarder l'inéluctable 
            gratuité. Ceux qui les mènent ont autant de chances de succès que 
            ceux qui se seraient opposés à l'imprimerie pour sauvegarder 
            l'emploi des copistes et l'art de la calligraphie dans l'Occident 
            médiéval.
            De plus, ces combats reposent sur une argumentation pour le moins 
            contestable. Dans quelle mesure, en effet, la création est- elle 
            vraiment en danger ? On sait que l'essentiel des 150 milliards de 
            fichiers musicaux échangés en 2003 sont ceux du "Top 50", et qu'il 
            en est de même pour les films.
            Ce que met donc en danger le P2P, c'est avant tout "l'économie 
            de la Sierra Madre" qui caractérise ces industries. Que signifie 
            ce concept économique, apparu dans les années 1990 pour désigner les 
            processus où "le gagnant rafle tout" ? Tout l'or de la Sierra 
            Madre, s'il était équitablement partagé entre les prospecteurs qui 
            se lancent à sa recherche, leur procurerait un revenu décent. Mais 
            l'économie de la prospection minière est telle que seuls 
            quelques-uns trouveront les filons et feront fortune, tandis que les 
            autres auront tout perdu.
            S'agissant de la musique, le phénomène se manifeste ainsi : avant 
            le disque, un chanteur d'opéra célèbre gagnait peut-être 20 fois 
            plus que le chanteur moyen. Maria Callas avec le disque noir, 200 
            fois plus. Luciano Pavarotti avec la télévision, les CD et les DVD, 
            2 000 fois plus (chiffres donnés ici à titre de simple illustration 
            du phénomène).
            C'est donc avant tout pour l'extrême concentration des gains dans 
            les industries musicales et cinématographiques que le P2P est un 
            véritable danger, puisque les fichiers copiés et échangés sont dans 
            leur écrasante majorité ceux des "œuvres" les plus médiatisées.
            La création n'en sera-t-elle pas malgré tout affectée de manière 
            indirecte, puisque les producteurs des grands succès publics 
            prétendent qu'ils financent ainsi des œuvres plus difficiles ? Sans 
            s'attarder sur le caractère empiriquement fort douteux de cet 
            argument, il faut en revenir aux fondamentaux des évolutions en 
            cours : l'inévitable gratuité des versions numériques dérive de ce 
            que la numérisation rend les œuvres non rivales (donner celles que 
            je détiens ne m'empêche pas d'en jouir) et non exclusives (il est 
            excessivement coûteux d'en interdire l'accès à quiconque dès 
            qu'elles sont en circulation).
            En jargon économique, ces deux caractéristiques désignent un 
            "bien public pur". Or, un bien public pur ne peut être produit en 
            quantité suffisante que s'il est financé par l'impôt et mis 
            gratuitement à disposition du public. Dans ces conditions,
            - soit, première hypothèse, l'économie de la création est 
            entièrement repensée et parvient à ne reposer que sur une 
            exploitation dans un cadre privé de l'amont et du latéral (produits 
            d'accompagnement et dérivés, etc.) des fichiers numériques,
            - soit, seconde hypothèse, il faudra tirer la conséquence qui 
            s'impose de la transformation en bien public des versions numériques 
            : la création devra être en partie financée par la puissance 
            publique.
            La première hypothèse n'a rien d'invraisemblable. Quand le seul 
            mode de diffusion du cinéma était les projections en salles et celui 
            de la musique, le concert et la partition, a-t-on créé moins de 
            chefs-d'œuvre et la diversité était-elle moindre qu'aujourd'hui ? 
            Qu'il soit permis d'en douter. Certes, certains films devront coûter 
            moins cher à produire et à lancer pour pouvoir être rentabilisés 
            principalement par l'exploitation en salles. Mais pourquoi 
            coûtent-ils si cher aujourd'hui, si ce n'est précisément en raison 
            de l'économie de Sierra Madre ?
            On nous présente ainsi comme une nécessité économique ce qui 
            n'est que le cercle vicieux engendré par un système bien particulier 
            qui permet l'accumulation de rentes astronomiques et n'a plus aucun 
            rapport avec les coûts réels de production au sens strict.
            Il n'est certes pas de bon ton, à l'heure où pour beaucoup l'Etat 
            doit avant tout être réduit, d'évoquer la seconde hypothèse : un 
            financement en partie public de la création. Mais en réalité, de la 
            Grèce antique aux Etats modernes en passant par les Médicis, n'en 
            a-t-il pas toujours été ainsi ?
            Le spectre de la gratuité hante désormais la musique et le 
            cinéma. Ces deux industries ne font cependant qu'expérimenter ainsi 
            un processus qui ne peut que se déployer à beaucoup plus grande 
            échelle. Le point-clé est le terminal, qui transforme le fichier 
            numérique en objet ou directement en perception. Dès qu'on aura 
            trouvé un terminal rendant la lecture d'un fichier texte meilleur 
            marché et aussi agréable d'emploi que le livre et le journal (et 
            l'on y travaille d'arrache-pied) c'est toute l'édition et la presse 
            écrite qui seront concernées.
            Il est possible que cette problématique s'étende un jour, si 
            demande il y a, aux odeurs, goûts et sensations tactiles. On peut 
            même imaginer un terminal qui serait un petit robot domestique 
            capable, à partir des ingrédients de base de la chimie organique, de 
            fabriquer n'importe quelle molécule pharmaceutique dont la formule 
            aurait été téléchargée. Science-fiction ? Certes aujourd'hui, mais 
            d'ici quelque temps ?
            La course au profit dans certains secteurs conduit donc dans 
            d'autres à la gratuité et à la disparition des profits, évolution 
            ultime du progrès technique. Paradoxe ? Evidemment, mais n'en a-t-on 
            pas vu d'autres et n'en voit-on pas de plus graves comme, par 
            exemple, le fait que la course au profit engendre spontanément une 
            surexploitation du capital naturel qui détruira à terme la source de 
            tout profit ?
            Les contradictions engendrées par ce type de paradoxe, le vieux 
            Karl Marx les croyait fatales au capitalisme. Lui qui admirait tant 
            son extraordinaire capacité au développement des "forces 
            productives", pensait cependant que ses rapports sociaux, et 
            avant tout les droits de propriété privée, entraveraient 
            inévitablement ce développement. Sur ce dernier point il s'est 
            trompé. Les capitalismes ont jusqu'ici démontré qu'ils étaient 
            capables, serait-ce dans de graves crises, de reformer à temps les 
            rapports sociaux qui entravaient leur seule et unique justification 
            pratique : fournir toujours plus de biens pour toujours moins cher. 
            Les défenseurs du statu quo, ceux qui s'arc-boutent sur la défense 
            de systèmes de droits de propriété intellectuelle et de modes de 
            régulation manifestement sapés par la technique, voudraient-ils donc 
            que Marx ait enfin raison ?
            Pierre-Noël Giraud est professeur d'économie 
            à lEcole Nationale Supérieure des Mines de Paris.