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La provocation comme outil politique, par Noël Mamère
LE MONDE | 27.05.04 | 14h06

De la question du voile à l'ouverture du mariage à des personnes du même sexe, la France des débatteurs professionnels n'aime rien tant que ces empoignades enflammées qui occupent les terrains médiatique et politique... tout en se lamentant qu'elles y prennent autant de place !

Au bal de l'hypocrisie, les danseurs mondains se bousculent. Et, pour mieux excuser leur précipitation à entrer sur la piste, ils montrent du doigt le prétendu chef d'orchestre, ils le travestissent en vilain provocateur, en semeur de désordre ou, variante, en obsédé des médias. A chacun son bouc émissaire.

En prenant le risque de la cabale, des procès en opportunisme par ceux qui n'en manquent pas, des insultes de toutes catégories et du divorce éventuel avec une partie de mon électorat local, je ne fais que rester conforme à des engagements de longue date sur le terrain des libertés et de l'égalité des droits et à la ligne constante des Verts concernant les questions de société. Mon initiative est donc politique, et je la revendique comme telle. La preuve, s'il en fallait une, est d'ailleurs apportée par la société elle-même, qui s'est emparée du débat à tous les étages, du Café du commerce au sommet de l'Etat.

Si la controverse a pris une telle ampleur, c'est parce qu'elle touche aux fondements de notre organisation sociale, parce qu'elle affirme la légitimité d'une orientation sexuelle minoritaire, parce qu'elle dérange notre vision sociale du couple et de l'union légale, notre conception de la famille et, partant, l'idée que nous nous faisons de la filiation.

Fallait-il s'interdire de lancer un tel débat ? Selon quels principes y aurait-il un moment politique plutôt qu'un autre pour bousculer les préjugés et faire bouger les lignes d'une société ? Si les Neuwirth, les Badinter, les Simone Veil avaient attendu le "bon" moment, si les "343 salopes", les objecteurs de conscience, les Lip et les Larzac, les Cohn-Bendit et les Bové n'avaient pas "désobéi" et pris le risque de la "provocation", notre vieux pays serait encore perclus d'archaïsmes qui nous paraissent à des années- lumière d'aujourd'hui.

Il est dans la responsabilité d'un homme politique - c'est même la noblesse de sa mission - de prendre des risques devant la société quand il s'agit de défendre une cause qu'il croit juste. C'est la vertu de la démocratie de permettre à la société d'en débattre et de choisir. La fonction politique consiste à ouvrir et non à clore le débat démocratique.

De quoi s'agit-il, en effet ? De défendre une certaine conception de l'Etat de droit dont l'égalité est un principe fondateur ; d'affirmer que l'orientation sexuelle, au même titre que la race, la religion, les opinions politiques ou le handicap, ne doit plus constituer une barrière à l'accès aux droits et à la jouissance des libertés. De ce point de vue, les excès de la polémique à laquelle nous assistons, où la raison démissionne souvent devant la peur et la méfiance, illustrent jusqu'à la caricature cette difficulté typiquement française à accepter la pluralité des modes d'existence comme faisant partie intégrante du pluralisme social. Après la loi sur le voile, qui stigmatise une religion et contribue à ethniciser les rapports sociaux, ce blocage sur l'ouverture du mariage à des personnes du même sexe est un nouveau signe inquiétant de l'affaiblissement de la pluralité, à la base de notre contrat républicain. L'acceptation de la pluralité est la condition d'une société ouverte dans laquelle la "promesse d'universalité" ne se décline pas comme une menace, mais comme une chance.

Défendre une société ouverte, c'est refuser les lois Sarkozy et Perben II, c'est se battre contre les marqueurs bio-informatiques qui permettront à Big Brother de nous suivre à la trace vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c'est défendre le logiciel libre, c'est engager une lutte sans merci contre les transnationales du vivant qui veulent tout breveter ; c'est aussi dénoncer un système économique qui exclut des catégories sociales entières, des paysans aux ouvriers, et qui concentre toujours plus le pouvoir médiatique, financier et technologique entre les mains de quelques puissants.

Dans ce combat-là, il ne peut être établi de hiérarchie des luttes contre les formes dites "anciennes" d'atteinte aux libertés, comme l'homophobie, la xénophobie ou l'antisémitisme, et les nouvelles formes d'aliénation qui menacent aujourd'hui l'identité même de l'homme.

L'universalité n'est pas le rouleau compresseur qui écrase les différences, mais le seul outil de lutte contre un totalitarisme moderne qui a su prendre plusieurs visages.

Plus que jamais, il est urgent de redonner son sens à notre triptyque républicain "Liberté, Egalité, Fraternité". Le collectif pour l'égalité des droits ne fait rien d'autre quand il réclame l'ouverture du mariage à des personnes du même sexe. Si le mariage est un contrat entre deux personnes désirant vivre ensemble par consentement mutuel, pourquoi resterait-il interdit à des contractant(e)s de même sexe ? Au nom des principes judéo-chrétiens que la Pologne et quelques autres pays de l'Union veulent voir inscrits dans la prochaine Constitution européenne ? Au nom de la norme sociale ? Au nom de la "tradition", pour reprendre les arguments de Chirac et de Jospin ? La société tout entière est menacée quand elle se méfie d'elle-même et qu'elle en vient à confondre préjugés et valeurs normatives.

Ainsi, pourquoi était-il "démagogique" de proposer la légalisation contrôlée du cannabis pendant la campagne présidentielle de 2002 ? Parce que le candidat socialiste ne voulait pas affronter le problème de peur de déplaire à une partie de son électorat ? Pourquoi était-ce "déplacé" de vouloir débattre du droit à mourir dans la dignité ? Parce qu'il fallait attendre l'affaire Humbert pour en parler ? Pourquoi était-ce "populiste" de proposer à l'Assemblée nationale d'autoriser les immigrés à voter dans les élections locales et européennes, promesse faite en 1981 ?

Parce qu'ils ne veulent pas assumer le décalage entre le temps politique et le temps de la société, parce qu'ils déterminent leur action en fonction de leur calendrier électoral ou du rapport de forces au sein de leur parti, les hommes politiques ont vidé de son sens le concept de volontarisme. Chaque fois qu'ils l'invoquent, c'est pour mieux démissionner de leurs responsabilités. Au point que la politique est aujourd'hui vécue comme une "illusion" par nombre de nos concitoyens réfugiés dans l'abstention ou le vote blanc.

Nous devons nous attacher à démontrer que la politique reste encore l'un des meilleurs outils au service du combat pour les libertés, pour la pluralité et le droit de choisir démocratiquement la société dans laquelle nous voulons vivre. C'est tout le sens de la problématique de l'écologie politique : avant tout, une interrogation sur la liberté et nos libertés. Elle ne peut donc être réduite à la question du rapport de l'homme à la nature sans prendre le risque de verser dans la défense de l'"ordre naturel", petit cousin très proche de l'ordre moral.

Oui, nous sommes autant à notre place et toujours dans notre rôle quand nous défendons l'ouverture du mariage à des personnes du même sexe que lorsque nous arrachons du colza transgénique avec Greenpeace. Et qu'on ne vienne pas nous dire que nous sacrifions à un "phénomène de mode" ou à un "égalitarisme ambiant" sous la pression d'un "lobby". Franchement, si le supposé lobby des homosexuels était si puissant, aurait-on attendu si longtemps avant de voter le pacs, qui reste une catégorie juridique de second ordre ? Je n'ai pas vu de grandes mobilisations des acteurs habituels de l'indignation professionnelle après qu'un jeune homme eut failli brûler vif parce qu'il était homosexuel. Je n'ai pas entendu beaucoup de voix s'élever contre les exécutions d'homosexuels en Egypte ou à Cuba... L'homophobie se porte bien sur une bonne partie de la planète, souvent encouragée par les Etats, les religions ou les lois.

Il faut le répéter : les homosexuels ne demandent pas des privilèges, mais des droits. Formaliser politiquement cette exigence relève de nos responsabilités et de notre volonté de défendre une société plus juste et plus ouverte. Et que tous les hypocrites aillent au diable. Pour paraphraser Pialat, l'éternel révolté, je leur dis : "Si vous ne m'aimez pas, sachez que je ne vous aime pas non plus."

Noël Mamère est député (Verts), maire de Bègles (Gironde).

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.05.04


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