Les principes fondamentaux de la justice sont bafoués
dans les affaires à caractère sexuel.
Des
«Outreau» par dizaines
Par Florence RAULT
lundi 24 mai 2004
Me Florence RAULT, avocate au barreau de
Paris. Il convient pourtant de rappeler que cette prévisible catastrophe n'est que
le révélateur d'une grave et générale régression de notre pays en matière de
répression de la délinquance sexuelle. Des affaires «Outreau», à moindre échelle
par le nombre de mis en cause, il y en a aujourd'hui des dizaines. Les innocents
condamnés ou détruits par des procédures absurdes et violentes, qui bafouent
tous les principes, sont beaucoup trop nombreux. L'auteur de ces lignes, qui mène avec d'autres, depuis plusieurs années, un
combat difficile, minoritaire et exténuant pour s'opposer à ces dérives, peut en
témoigner. Depuis l'affaire Dutroux, et la sortie positive du territoire du non-dit du
phénomène pédophile, la société française s'en est remise, comme souvent, au
tout-judiciaire. Quel en est aujourd'hui le bilan ? Près du quart des détenus français le sont
pour des infractions à caractère sexuel. Chiffre considérable et inconnu chez
nos voisins européens. Il devient moins risqué de commettre un meurtre ou un
braquage que d'être accusé de viol. Mais surtout, le plus grave est que la
machine judiciaire s'est emballée et que, sous la pression de la clameur
publique, la justice a cédé. Les principes fondamentaux garantis par la
Convention européenne des droits de l'homme ne sont plus respectés. La
présomption d'innocence dans ces matières ne vaut plus rien. Le renversement de
la charge de la preuve est non seulement admis mais revendiqué au nom d'une
prétendue protection des victimes. Alors, qui est responsable de cette catastrophe d'ensemble ? La presse et les
médias sont souvent désignés. Pourtant, dans ces affaires et alors que ce n'est
pas toujours le cas, la presse est plutôt mesurée. Elle fait souvent preuve de
prudence, même si la culture de l'urgence et la recherche du scoop ont pu,
parfois, en égarer certains. Le traitement médiatique d'Outreau en témoigne. Les hommes politiques, comme d'habitude, seront vilipendés. On déplace déjà
le problème, prétendant que la détention provisoire renforcée par la loi Perben
est en cause ! C'est la faute à Raffarin, on vous dit ! Ridicule
diversion... Que les hommes ou les femmes politiques soient souvent démagogues ne saurait
constituer une surprise. Mais il ne serait pas sérieux de prétendre que Ségolène
Royal, par exemple, auteure de la fameuse formule «l'enfant dit le vrai»,
pourtant jamais en retard d'une prise de position démagogique, puisse peser
d'un quelconque poids sur le fonctionnement de l'institution judiciaire. Les experts, psychiatres et psychologues, seront eux aussi interpellés.
Rappelons simplement qu'ils ne sont là que pour émettre des avis, que leurs
travaux sont depuis toujours soumis à discussion et à critiques, et qu'il y a
même parmi eux, peut-être, des charlatans. Le problème est que le juge ne doit
jamais s'abriter derrière les experts. En fait, la véritable défaillance est bien celle de la justice. Certes, une
résistance à ces dérives et une culture judiciaire digne de ce nom existent au
sein de la magistrature française, même si elles sont minoritaires ou cèdent
parfois au corporatisme ou à l'absence de courage. Ce constat est grave. Car, sur un problème de société difficile, face à
l'émotion, à la clameur, aux pressions, il était du devoir de la justice de
résister en jouant son rôle. Outil fondamental de la régulation sociale
aujourd'hui, elle est aussi et surtout la gardienne de nos libertés
essentielles, l'institution où les valeurs de raison, de rigueur, de sérénité et
surtout de respect des principes devraient être intangibles. Il serait trop facile, en effet, de faire du seul juge d'instruction de
l'affaire Outreau un bouc émissaire commode. Si sa responsabilité apparaît très
lourde, il convient cependant de rappeler que toute sa procédure a été conduite
sous le contrôle de la chambre de l'instruction et que les détentions relevaient
du juge des libertés. Non seulement les défaillances évidentes de l'information
n'ont pas été sanctionnées, mais la juridiction d'appel en a rajouté, puisque
c'est elle qui, contre l'évidence, a réformé les quelques ordonnances de
non-lieu et renvoyé tous les accusés devant la cour d'assises. La méfiance vis-à-vis de l'homme-juge et de ses faiblesses est au coeur de
l'organisation judiciaire. La collégialité, le double degré de juridiction, le
caractère minutieux des procédures sont là pour contrebalancer les effets de la
subjectivité, de l'incompétence, de la partialité éventuelles. Sinon, à quoi
serviraient ces règles ? Les causes d'une catastrophe qui va, il faut insister sur ce point, bien
au-delà de l'affaire d'Outreau sont à rechercher dans les deux défauts majeurs
qui affectent encore aujourd'hui l'institution judiciaire française : le
corporatisme et le manque de fermeté face aux pressions. Le corporatisme est cette culture qui veut qu'en toutes circonstances on
pense d'abord à protéger les collègues, à ne pas les désavouer. Il faut être
juste et reconnaître que dans ce domaine des progrès considérables ont été faits
depuis vingt ans. Les chambres de l'instruction ne peuvent plus être toutes
qualifiées de «chambres de confirmation». Cependant, le concept d'impartialité
lié à la fonction d'arbitre, qui devrait être au coeur de l'office du juge, est
considéré comme parfaitement secondaire par rapport à celui d'indépendance
vis-à-vis du politique. Cela a amené la Cour de cassation, au travers d'une jurisprudence néfaste, à
d'abord et avant tout protéger les magistrats de toute critique. Lorsque, au
début de l'affaire Dutroux, le juge d'instruction avait accepté, geste
d'humanité pourtant très compréhensible, de dîner avec les familles de victimes,
il avait été immédiatement et justement dessaisi du dossier. Ce n'est pas en
France que cela risquerait d'arriver ! Le manque de fermeté, ensuite. La justice française, obsédée par ses
relations avec le politique, est beaucoup trop sensible aux pressions de
l'opinion, aux réactions de la presse. Il a fallu dix-sept ans, dans l'affaire
du sang contaminé, pour que la Cour de cassation impose enfin le respect
élémentaire des principes juridiques. Il n'est pas normal que l'exercice des droits de la défense puisse être
considéré comme incongru face à l'expression de la douleur des victimes. Que ce
soient là les réactions d'une certaine presse ou des associations, c'est
logique. Que ce soit la position de la justice est inacceptable. L'affaire d'Outreau, et, au-delà, le traitement de la délinquance sexuelle,
pose finalement la question de savoir si la justice française, dans un monde qui
se judiciarise, est à la hauteur de ses nouvelles responsabilités. Outil essentiel de la régulation sociale, elle est confrontée à de singuliers
défis. L'indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, même si rien n'est jamais
définitivement acquis, est aujourd'hui une réalité. Il lui faudra maintenant
abandonner ses fonctionnements corporatistes et assumer ses fonctions d'arbitre.
Cela demandera compétence et courage.
Coauteure avec Paul Bensussan de la Dictature de
l'émotion, Ed. Belfond, 2002 ; et de l'ouvrage collectif Affaire Dutroux :
penser autrement l'émotion, 2004.
e qu'il est déjà convenu
d'appeler la catastrophe d'Outreau vient d'enclencher le désolant et habituel
mécanisme de défausse des principaux responsables de cette tragédie. Le bilan
accablant de l'innocence brutalement bafouée se suffit pourtant à lui-même et
devrait inciter l'institution judiciaire à un sérieux examen de conscience. Il y
a des responsables et ils devraient normalement rendre des comptes.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=208304