Médiatiques
Roissy :
les petits riens de TF1
Par Daniel SCHNEIDERMANN
vendredi 28 mai 2004
Tout cela rend un son surprenant, sur ce plateau d'un bleu d'acier où règnent
habituellement la certitude feutrée et le drame contenu. Et autre surprise
encore : PPDA fait du journalisme. Il mène l'enquête. Il envoie tout à la figure
d'Andreu. Les reproches de la Cour des comptes : n'êtes-vous pas allé trop loin
dans l'innovation ? Et la Une de France Soir, qui exige la destruction du
terminal. Et les critiques implicites du confrère Paul Chemetov, diffusées
quelques minutes plus tôt sur la même chaîne, sur le thème : ça devait arriver,
on repousse sans cesse les limites. Déchaîné, Poivre. Ne vaudrait-il pas mieux,
comme les Américains, construire des aéroports moches, mais qui ne s'écroulent
pas ? Il en est encore à évoquer la situation singulière de la société Aéroports
de Paris, à la fois maître d'oeuvre et maître d'ouvrage quand France 2, en face,
est passée depuis longtemps à autre chose. Tout est inhabituel dans la présence de Paul Andreu face à PPDA. D'abord,
c'est une tête inconnue, alors que le premier journal de France, par standing,
ne reçoit essentiellement que des têtes connues. Le lendemain, par exemple, on
parlera foot. PPDA recevra Albert, prince héréditaire, et Bernard Tapie. Normal.
Les choses seront rentrées dans l'ordre. Et puis, on ne voit jamais de
protagonistes de faits divers, sur le plateau de TF1. Surtout ainsi cuisinés, en
longueur. C'est dommage, d'ailleurs. L'interview est excellente. Le journal
vient de montrer certaines de ses réalisations, ces modernes Notre-Dame de la
Bougeotte que sont aujourd'hui les grands aéroports internationaux. Et ce
magicien, soudain, on nous invite à le regarder en coupable. Le téléspectateur
cherche dans les hésitations de Paul Andreu les traces de l'orgueil du bâtisseur
aux mains de vent. La séquence renouvelle d'ailleurs le genre de la comparution
en plateau. On était habitué aux médecins, aux politiques, aux patrons, aux
syndicalistes. Voilà l'architecte. Regardez, nous dit TF1, à quoi ressemblent
ces petits génies qui construisent des trucs sophistiqués qui s'écroulent. En
même temps, on admire le savoir-faire de PPDA qui, tout en brossant à petites
touches l'implacable portrait d'un coupable, feint de laisser sa chance à son
invité. Cette onctuosité. Cette empathie. Cet art de s'adresser à la fois, dans
la même phrase, avec les mêmes mots, à un coupable et à une victime. Cette façon
de conclure «je sais combien vous êtes évidemment abattu par cette
nouvelle» comme une estocade. L'interview est en si forte rupture avec la mécanique rituelle qu'elle
rappelle soudain, les soirs précédents, un certain zèle de TF1 à couvrir
l'effondrement du terminal. Des petites choses. Trois fois rien. Un témoin
anonyme, le premier soir, qui évoquait des fissures dans les piliers. Et une
certaine jubilation le lendemain, à voir Aéroports de Paris «confirmer nos
informations». Au point que l'on finit par se demander : et s'il y avait
autre chose derrière ce zèle investigateur inhabituel ? L'on est alors obligé de
se souvenir que TF1 est la filiale d'une entreprise de travaux publics qui
s'appelle Bouygues. Et que Bouygues et Aéroports de Paris se disputent à
l'international le marché, relativement récent, de la gestion privée des
aéroports. Pour ne prendre que ces derniers mois, les deux sociétés se sont
trouvées en concurrence pour la construction d'un aéroport à Enfidha (Tunisie)
et pour la gestion et la rénovation de l'aéroport moscovite de Cheremetievo. Bouygues et ADP : ces deux-là se connaissent, se pratiquent, se surveillent.
Aux quatre coins du monde, ils savent qu'ils vont se retrouver et se combattre.
Rien à dire. Ce sont les affaires. Sauf que Bouygues dispose d'un avantage sur
ADP : elle possède une chaîne de télévision, elle. Et elle s'en sert. Certes pas
ostensiblement. Certes avec discrétion et compassion. Certes à coups de petits
riens : un temps d'antenne insensiblement plus long, l'invitation en plateau
d'un architecte bouleversé. Peut-être a-t-on rêvé, d'ailleurs. Peut-être PPDA
n'est-il même pas au courant, pour l'aéroport tunisien, pour celui de Moscou, et
pour tout le reste que nous ne connaissons pas. Peut-être est-ce vraiment par
intérêt professionnel qu'il asticote Paul Andreu. Mais, dans le flot de ses
reportages, TF1 n'aurait-elle pu en consacrer un à ce marché international de la
gestion d'aéroports, et révéler ainsi à ses téléspectateurs que sa société mère
est en concurrence avec la société frappée par la catastrophe ? Dans le doute,
guère d'autre solution que de continuer à être attentif à ces petits
riens.
'est parfois un rien qui
met la puce à l'oreille. Un tout petit rien. Les genoux apparents de Paul Andreu
sur le plateau de TF1, par exemple. Car l'architecte de Roissy 2E, à peine
débarqué de l'avion de Pékin, est là, mardi soir, face à PPDA. Et, à l'inverse
d'un invité ordinaire, Alain Juppé ou François Hollande, il ne s'est pas assis
normalement, les jambes sous la table. Il est comme posé en biais sur sa chaise,
les jambes croisées apparentes, dans l'attitude apparemment provocante de
l'invité qui refuse de bien se tenir à table. Il y a pire. A l'inverse encore
d'un invité ordinaire, Paul Andreu n'a pas réponse à tout. «Est-ce que vous
vous sentez moralement responsable ?», lui demande PPDA. Et l'architecte
hésite. Il ne cherche pas d'emblée à se disculper, à se défausser. Il répond
qu'il faudra laisser faire l'enquête, qu'il a appelé le juge d'instruction dès
son arrivée.
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