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En Californie, les "afficheurs-guérilleros" font des slogans et caricaturent les armes antiguerre
LE MONDE | 10.06.04 | 14h10    MIS A JOUR LE 10.06.04 | 16h30
"Bourbier accompli": la pancarte est vue par des millions d'automobilistes.

Los Angeles de notre envoyé spécial

"Bourbier accompli", "Merci pour tout cet argent, et désolé pour vos enfants morts, -signé- Halliburton", "Tués au combat = 800. Armes de destruction massive = 0", "Révoquez Bush", "Bush ment", "Quand Clinton mentait, personne n'en mourait". .. Les millions d'automobilistes circulant sur les autoroutes 5 et 405, qui traversent l'agglomération de Los Angeles, aperçoivent régulièrement des dizaines de grandes pancartes noir et blanc affichant des slogans hostiles au président Bush et à la guerre en Irak. Elles sont accrochées aux passerelles, aux grillages de protection, aux arbres, aux panneaux routiers, aux talus bordant la chaussée. Il y a aussi des images, notamment une reproduction stylisée de la célèbre photo du prisonnier irakien cagoulé, bras écartés, attendant d'être électrocuté, accompagnée de la légende "Pas en notre nom".

L'auteur de ces messages est un homme grand et musclé de 42 ans, qui habite avec un copain et deux lapins apprivoisés dans une maison mal entretenue au sud de Los Angeles, à trois minutes de l'autoroute 5. Il tient à rester anonyme et a choisi comme nom de guerre Scarlet Pimpernel. Scarlet a été journaliste en Amérique centrale, professeur d'anglais à Los Angeles, créateur d'une petite organisation non gouvernementale (ONG) au Mexique. Aujourd'hui, il vit de ses rentes grâce à un héritage, ce qui lui permet d'être "afficheur-guérillero" à temps plein : "Puisque les médias sont aux mains du gouvernement et des milieux d'affaires, j'ai dû réinventer le plus vieux média du monde."

Il confectionne les pancartes dans son garage avec des cartons de récupération, puis les charge dans sa camionnette et va les fixer le long de l'autoroute, de jour comme de nuit : "J'en ai déjà accroché près de deux mille, j'ai pris le coup de main, j'ai même fabriqué des outils spéciaux. Je porte un gilet phosphorescent, j'essaie de me faire passer pour un ouvrier d'entretien. Pour traverser les passerelles plus vite, je me sers d'un skateboard et parfois je fais de l'escalade."

Ses pancartes sont régulièrement arrachées par les employés de l'autoroute, ou par des citoyens choqués par ces messages antipatriotiques : "Un jour, un officier en uniforme s'est arrêté. Il était menaçant, mais je suis costaud, il est reparti. Des policiers m'ont surpris deux fois, ils m'ont ordonné de partir, sans plus."

Pendant des mois, Scarlet agit seul, mais un jour, un habitant de Los Angeles, séduit par son action, décide de photographier ses pancartes et de les diffuser sur Internet. Très vite, il reçoit des courriels enthousiastes de tout le pays et entre en contact avec Scarlet.

Peu après, celui-ci décide de créer son propre site (freewayblogger.com), qui accueille désormais de 2 000 à 5 000 visiteurs par jour : "Aujourd'hui, au moins vingt-cinq personnes dans une douzaine d'Etats, y compris sur la Côte est, reproduisent mes pancartes et les accrochent sur les autoroutes. Le mouvement est lancé."

Dans le centre-ville de Los Angeles, les "afficheurs-guérilleros" préfèrent manier l'humour et l'esthétique. Depuis janvier, un collectif baptisé PostGen fabrique et distribue des milliers de portraits satiriques en couleurs du président Bush, imprimés sur papier glacé : Bush doté d'une bouche en forme d'anus, ou portant dans ses bras une bombe comme s'il s'agissait d'un bébé, ou s'apprêtant à se débarrasser du Bill of Rights (texte garantissant les libertés fondamentales), dont il a fait un avion en papier...

MÉCÈNES

Ces tableaux, accompagnés de légendes à l'humour grinçant, ont été réalisés par trois artistes locaux ayant comme point commun leur opposition à la guerre en Irak. Mear One, 32 ans, grand et maigre, est un pur produit de la culture de la rue : il fut pendant des années membre du clan CBS (Can't Be Stopped), la plus grande tribu de "graffiti-artists" de Los Angeles, avec qui il a mené une vie agitée et dangereuse. Il s'est assagi, mais reste un artiste alternatif très rebelle.

Shepard Fairey, 34 ans, athlétique et sûr de lui, est patron de l'agence de création graphique Obey Giant, mais il continue à dessiner pour son plaisir. Dans son œuvre personnelle comme dans ses travaux commerciaux, toujours très tendance, il mélange la provocation, la dérision, l'absurde et les messages politiques déconcertants : "Je fais de la politique uniquement quand c'est nécessaire, mais aujourd'hui la crise est grave, l'Amérique entre dans un système de guerre perpétuelle."

Shepard et Mear ont conçu leur projet grâce à l'entremise d'une amie commune, Elizabeth Ai, 25 ans, d'origine vietnamienne. Actrice et écrivain en herbe, Elizabeth gère à présent PostGen pour donner un cadre à l'action des artistes. Pour compléter l'équipe, ils sont allés chercher Robbie Conal, 59 ans, professeur d'arts plastiques à l'université de Californie du Sud (USC), dont l'œuvre les a beaucoup influencés à leurs débuts.

Robbie est un spécialiste des caricatures féroces. Ses cibles préférées sont "les politiciens, les bureaucrates, les télévangélistes, les grands capitalistes et les personnalités de la culture populaire". A son tour, il a entraîné dans l'aventure son amie Boom-Boom, une jeune artiste très active et très tatouée. Née à Belgrade et installée aux Etats-Unis depuis 1993, Boom-Boom n'a toujours pas de permis de séjour.

En quelques semaines, PostGen a été rejoint par plus de trois cents volontaires, qui se chargent de coller les affiches un peu partout, en jouant à cache-cache avec la police, les employés municipaux, et parfois des passants outrés par l'insulte faite à leur président.

Le recrutement se fait lors de concerts organisés avec l'appui de musiciens de la scène alternative, qui se sont lancés avec rage dans la campagne contre la guerre. Selon Boom-Boom, leur arrivée a été décisive : "Les rappeurs et la Nation hip-hop ont rejoint le mouvement, et ils entraînent la jeunesse de la ville. D'un seul coup, l'attitude anti-Bush et antiguerre est devenue branchée, fun, désirable. Pendant les concerts, les artistes incitent les jeunes à s'inscrire sur les listes électorales. Puis nous leur distribuons des affiches, de la colle et des pinceaux, et ils s'éparpillent dans les quartiers. Nos affiches contribuent à façonner l'ambiance de la ville." Tout cela coûte cher, mais Robbie et Shepard ont un peu d'argent, et PostGen vend les originaux à des mécènes, notamment des gens de Hollywood.

Ils organisent à présent des séances de collage dans une douzaine de grandes villes américaines, jusqu'à New York, en s'appuyant sur des volontaires locaux recrutés sur Internet ou via leurs cercles d'amis.

Ils se préparent déjà à envahir Boston, où se tiendra fin juillet la convention du Parti démocrate.

Yves Eudes

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 11.06.04


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