En Californie, les "afficheurs-guérilleros"
font des slogans et caricaturent les armes antiguerre
"Bourbier accompli": la pancarte est vue par
des millions d'automobilistes.
Los Angeles de notre envoyé spécial
"Bourbier accompli", "Merci pour tout cet argent, et
désolé pour vos enfants morts, -signé- Halliburton",
"Tués au combat = 800. Armes de destruction massive = 0",
"Révoquez Bush", "Bush ment", "Quand Clinton mentait,
personne n'en mourait".
.. Les millions d'automobilistes
circulant sur les autoroutes 5 et 405, qui traversent
l'agglomération de Los Angeles, aperçoivent régulièrement des
dizaines de grandes pancartes noir et blanc affichant des slogans
hostiles au président Bush et à la guerre en Irak. Elles sont
accrochées aux passerelles, aux grillages de protection, aux arbres,
aux panneaux routiers, aux talus bordant la chaussée. Il y a aussi
des images, notamment une reproduction stylisée de la célèbre photo
du prisonnier irakien cagoulé, bras écartés, attendant d'être
électrocuté, accompagnée de la légende "Pas en notre
nom".
L'auteur de ces messages est un homme grand et musclé de 42 ans,
qui habite avec un copain et deux lapins apprivoisés dans une maison
mal entretenue au sud de Los Angeles, à trois minutes de l'autoroute
5. Il tient à rester anonyme et a choisi comme nom de guerre Scarlet
Pimpernel. Scarlet a été journaliste en Amérique centrale,
professeur d'anglais à Los Angeles, créateur d'une petite
organisation non gouvernementale (ONG) au Mexique. Aujourd'hui, il
vit de ses rentes grâce à un héritage, ce qui lui permet d'être
"afficheur-guérillero" à temps plein : "Puisque les médias
sont aux mains du gouvernement et des milieux d'affaires, j'ai dû
réinventer le plus vieux média du monde."
Il confectionne les pancartes dans son garage avec des cartons de
récupération, puis les charge dans sa camionnette et va les fixer le
long de l'autoroute, de jour comme de nuit : "J'en ai déjà
accroché près de deux mille, j'ai pris le coup de main, j'ai même
fabriqué des outils spéciaux. Je porte un gilet phosphorescent,
j'essaie de me faire passer pour un ouvrier d'entretien. Pour
traverser les passerelles plus vite, je me sers d'un skateboard et
parfois je fais de l'escalade."
Ses pancartes sont régulièrement arrachées par les employés de
l'autoroute, ou par des citoyens choqués par ces messages
antipatriotiques : "Un jour, un officier en uniforme s'est
arrêté. Il était menaçant, mais je suis costaud, il est reparti. Des
policiers m'ont surpris deux fois, ils m'ont ordonné de partir, sans
plus."
Pendant des mois, Scarlet agit seul, mais un jour, un habitant de
Los Angeles, séduit par son action, décide de photographier ses
pancartes et de les diffuser sur Internet. Très vite, il reçoit des
courriels enthousiastes de tout le pays et entre en contact avec
Scarlet.
Peu après, celui-ci décide de créer son propre site (freewayblogger.com), qui accueille désormais de 2
000 à 5 000 visiteurs par jour : "Aujourd'hui, au moins
vingt-cinq personnes dans une douzaine d'Etats, y compris sur la
Côte est, reproduisent mes pancartes et les accrochent sur les
autoroutes. Le mouvement est lancé."
Dans le centre-ville de Los Angeles, les
"afficheurs-guérilleros" préfèrent manier l'humour et
l'esthétique. Depuis janvier, un collectif baptisé PostGen fabrique
et distribue des milliers de portraits satiriques en couleurs du
président Bush, imprimés sur papier glacé : Bush doté d'une bouche
en forme d'anus, ou portant dans ses bras une bombe comme s'il
s'agissait d'un bébé, ou s'apprêtant à se débarrasser du Bill of
Rights (texte garantissant les libertés fondamentales), dont il a
fait un avion en papier...
MÉCÈNES
Ces tableaux, accompagnés de légendes à l'humour grinçant, ont
été réalisés par trois artistes locaux ayant comme point commun leur
opposition à la guerre en Irak. Mear One, 32 ans, grand et maigre,
est un pur produit de la culture de la rue : il fut pendant des
années membre du clan CBS (Can't Be Stopped), la plus grande tribu
de "graffiti-artists" de Los Angeles, avec qui il a mené une vie
agitée et dangereuse. Il s'est assagi, mais reste un artiste
alternatif très rebelle.
Shepard Fairey, 34 ans, athlétique et sûr de lui, est patron de
l'agence de création graphique Obey Giant, mais il continue à
dessiner pour son plaisir. Dans son œuvre personnelle comme dans ses
travaux commerciaux, toujours très tendance, il mélange la
provocation, la dérision, l'absurde et les messages politiques
déconcertants : "Je fais de la politique uniquement quand c'est
nécessaire, mais aujourd'hui la crise est grave, l'Amérique entre
dans un système de guerre perpétuelle."
Shepard et Mear ont conçu leur projet grâce à l'entremise d'une
amie commune, Elizabeth Ai, 25 ans, d'origine vietnamienne. Actrice
et écrivain en herbe, Elizabeth gère à présent PostGen pour donner
un cadre à l'action des artistes. Pour compléter l'équipe, ils sont
allés chercher Robbie Conal, 59 ans, professeur d'arts plastiques à
l'université de Californie du Sud (USC), dont l'œuvre les a beaucoup
influencés à leurs débuts.
Robbie est un spécialiste des caricatures féroces. Ses cibles
préférées sont "les politiciens, les bureaucrates, les
télévangélistes, les grands capitalistes et les personnalités de la
culture populaire". A son tour, il a entraîné dans l'aventure
son amie Boom-Boom, une jeune artiste très active et très tatouée.
Née à Belgrade et installée aux Etats-Unis depuis 1993, Boom-Boom
n'a toujours pas de permis de séjour.
En quelques semaines, PostGen a été rejoint par plus de trois
cents volontaires, qui se chargent de coller les affiches un peu
partout, en jouant à cache-cache avec la police, les employés
municipaux, et parfois des passants outrés par l'insulte faite à
leur président.
Le recrutement se fait lors de concerts organisés avec l'appui de
musiciens de la scène alternative, qui se sont lancés avec rage dans
la campagne contre la guerre. Selon Boom-Boom, leur arrivée a été
décisive : "Les rappeurs et la Nation hip-hop ont rejoint le
mouvement, et ils entraînent la jeunesse de la ville. D'un seul
coup, l'attitude anti-Bush et antiguerre est devenue branchée, fun,
désirable. Pendant les concerts, les artistes incitent les jeunes à
s'inscrire sur les listes électorales. Puis nous leur distribuons
des affiches, de la colle et des pinceaux, et ils s'éparpillent dans
les quartiers. Nos affiches contribuent à façonner l'ambiance de la
ville." Tout cela coûte cher, mais Robbie et Shepard ont un peu
d'argent, et PostGen vend les originaux à des mécènes, notamment des
gens de Hollywood.
Ils organisent à présent des séances de collage dans une douzaine
de grandes villes américaines, jusqu'à New York, en s'appuyant sur
des volontaires locaux recrutés sur Internet ou via leurs cercles
d'amis.
Ils se préparent déjà à envahir Boston, où se tiendra fin juillet
la convention du Parti démocrate.
Yves Eudes