Géraldine Muhlmann, philosophe, démonte le travail sur
les médias de Bourdieu, Chomsky... :
«La
critique en reste au coup de gueule»
Par Olivier COSTEMALLE et Catherine
MALLAVAL
samedi 19 juin 2004
(1) Du journalisme en démocratie,
Payot, 20 € ; Une histoire politique du journalisme, Le Monde-PUF, 26
€. a critique des médias
fleurit. A 31 ans, Géraldine Muhlmann, agrégée de philosophie qui a exercé le
journalisme en France et aux Etats-Unis, la décortique et la démonte, s'en
prenant notamment à Pierre Bourdieu. Elle vient de faire paraître deux livres
tirés de sa thèse : Du journalisme en démocratie, un essai philosophique
sur ce que pourrait être un journalisme idéal, et une Histoire politique du
journalisme, passionnante galerie de portraits où l'on croise des figures de
muckrakers («fouille-merde» américains), du new journalism et
aussi du Libération de la première époque (1). Entretien. Vous êtes très sévère avec la critique des médias telle que la pratiquent
Serge Halimi, Pierre Carles, Noam Chomsky, Pierre Bourdieu, etc. Que lui
reprochez-vous ? Je ne lui reproche pas d'exister. Au contraire, il est sain, dans une
démocratie, que les médias soient examinés de manière critique. Je ne lui
reproche pas non plus son éventuelle violence, si elle est fondée. Mais je lui
reproche d'être inaboutie, et du coup confuse. Elle en reste au registre du coup
de gueule, elle ne va pas au bout de ses analyses, n'est pas claire sur ses
implicites. Elle se prend le bon morceau, en dénonçant ce qu'il ne faut pas
faire, sans s'attaquer aux grandes questions : qu'est-ce que ce serait, un bon
journalisme ? Comment fait-on pour avoir un regard qui épouse la pluralité des
points de vue ? De Bourdieu, vous dites que sa méfiance à l'égard du journalisme n'est pas
loin de verser dans l'antidémocratisme. Un peu rude, non ? Il y a quelque chose de plus profond chez Bourdieu que chez Halimi et
Chomsky, qui le rend aussi plus intéressant : Bourdieu met en cause la pratique
journalistique en tant que telle, qu'il juge structurellement déficiente. Par
là, c'est le fonctionnement même de nos démocraties modernes qu'il dénonce. Je
ne dis pas que Bourdieu est un antidémocrate. Mais il est à la limite. Il semble
d'ailleurs mal à l'aise avec les risques qu'il prend. Fondamentalement, pour
lui, il y a le savant et il y a le profane. C'est un vrai clivage, avec d'un
côté le sociologue qui touche la vérité du social, de l'autre le journaliste, et
de façon générale le regard ordinaire du profane, qui reste rivé à la surface.
Du coup, Bourdieu est contre ce que Kant appelait le principe de publicité,
c'est-à-dire l'idée qu'un travail intellectuel doive être rendu public, exposé
aux profanes, et qu'il gagne à l'être. Bourdieu a une tendance aristocratique à
craindre l'exposition. Il se demande toujours : ai-je intérêt à vulgariser ?
Est-ce le bon moment ? Je partage là-dessus la prudence d'un Michel Foucault,
qui prenait ses distances avec certaines critiques des médias, en expliquant
qu'il y a souvent, derrière, une haine de la curiosité, une certaine
misanthropie, et une peur de la démocratie dans son caractère inattendu et
effectivement profane. Faut-il jeter toute la critique des médias avec l'eau du bain ? Certains
arguments ne méritent-ils pas d'être retenus : par exemple, ceux sur la
concentration des médias, sur leur appropriation par des intérêts industriels
? Bien sûr qu'il faut dénoncer tout ce qui étouffe la pluralité. Mais on a tort
de croire qu'on a tout réglé quand on a dénoncé, de manière souvent talentueuse
et pertinente, les maux du journalisme d'aujourd'hui. Même s'il existait un
journal utopique, sans aucune contrainte économique, avec des journalistes prêts
à toutes les audaces, mes questions demeureraient : comment travailler son
regard, comment le mettre en mots, en images ? Comment créer du lien, du commun,
dans l'espace public, tout en faisant vivre du conflit ? Que serait un journalisme idéal, selon vous ? Il y a de grands «regardeurs» qu'on ferait bien d'étudier dans les écoles de
journalisme. Car ils donnent des pistes de réflexion. Je pense à ceux que
j'appelle les «témoins-ambassadeurs», une figure qui se décline dès la fin du
XIXe siècle. Severine, par exemple, qui a couvert le procès Dreyfus avec un côté
«j'y vais, je vois, et je vous dis». Ou les muckrakers («fouille-merde»)
américains. Ou encore Albert Londres et ses reportages sur les fous, les
bagnards ou l'Afrique. Je définis aussi une autre catégorie de reporters dans le
journalisme moderne, la catégorie des «décentreurs», qui essaient d'aller plus
loin dans le côté «trouble-fête». C'est le cas du new journalism, ce
mouvement contestataire du journalisme traditionnel qui, dans les années 60-70,
dans des journaux comme The Village Voice, Esquire, Rolling Stone, refuse
le clivage entre fiction et réalité. Car il y a toujours de la subjectivité,
donc de la fiction, dans tout point de vue. Et le réel n'est qu'un foyer de
contradictions, de malentendus, de fantasmes divers. L'exemple type, c'est
Norman Mailer qui couvre une marche sur le Pentagone contre la guerre du
Viêtnam, en 1967, et montre que c'est un affrontement avec une dimension
fantasmatique considérable. On trouve encore des échos du new journalism
dans le New Yorker ou dans le New York Times Magazine. Et en France ? Il y a eu Libé 1, les reportages de Marc Kravetz ou le travail de Jean
Rolin. Mais, entre les revues et les quotidiens, cet espace d'enquête devrait
être davantage occupé par les newsmagazines. On manque aussi de revues de
critique détaillée des contenus journalistiques. L'Amérique, avec tous ses
défauts, continue de donner de belles leçons de journalisme et de démocratie.
Regardez la façon dont le New York Times a fait son autocritique sur la
couverture de la guerre en Irak.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=216657