Les censeurs du Net
censurés
Le Conseil constitutionnel a
partiellement purgé la loi sur l'économie numérique de dispositions que
l'opposition avait jugées «liberticides».
Par Florent LATRIVE
mercredi 16 juin 2004
Dans un avis rendu public hier, le Conseil a censuré une disposition du texte
qui pénalisait lourdement la publication en ligne par rapport à celle sur
papier. Il a par ailleurs émis une réserve d'interprétation sur un autre point,
qui confiait aux hébergeurs le soin de censurer les sites litigieux qu'ils
accueillent sans en passer par un juge. «C'est plutôt positif», estime
Maurice Ronai, le délégué national aux nouvelles technologies du PS, parti dont
les parlementaires avaient saisi le Conseil aux côtés du PC et des Verts. Brutal. C'est la mise en place d'un régime spécifique de prescription
des délits commis sur le Web qui a le plus nettement irrité le Conseil. Pour les
médias «classiques», comme la presse écrite, tout délit est prescrit trois mois
après la publication. Aucune poursuite ne peut plus être engagée après ce délai.
Cette mesure a notamment pour objectif d'éviter aux journaux de crouler sous les
procédures. Le Parlement et le gouvernement avaient décidé d'alourdir ce régime
pour le Web, où cette prescription de trois mois ne commençait à courir qu'à
partir du retrait de l'article incriminé, et non de sa publication. Selon les
nombreux opposants à cette disposition, comme Reporters sans frontières et
différents syndicats d'éditeurs de presse, cela revenait à faire courir un
risque juridique quasi permanent aux professionnels ou particuliers s'exprimant
via le Web. Une différence de traitement entre le papier et l'Internet qualifiée
hier de «brutale et disproportionnée» par le secrétaire général du
Conseil, Jean-Eric Schoettl. Plus polémique encore, la LEN confiait aux hébergeurs, bien souvent des
entreprises privées, le soin de fermer eux-mêmes, sans intervention d'un juge,
tout site dont ils auraient eu «connaissance de l'activité ou de
l'information illicites», notamment avertis par un tiers. S'ils ne se
pliaient pas à cette règle, ces intermédiaires techniques prenaient le risque
d'assumer la responsabilité du délit au même titre que l'éditeur. Les
parlementaires à l'origine de la saisine du Conseil craignaient l'instauration
d'une censure privée avec l'application d'«une sorte de principe de
précaution» par les hébergeurs, tentés de fermer un site au moindre
piaillement d'un tiers. Selon eux, il serait devenu très difficile, dans ces conditions, de critiquer
une entreprise ou quiconque pourrait se sentir froissé d'être mis en cause. Les
«sages» ont entendu cet argument et tenu à «vider le texte de son venin»,
en rappelant qu'il était hors de question de laisser des intermédiaires
techniques décider seuls ce qui est légal ou non. Les hébergeurs devront
fermer les sites sans intervention d'un juge seulement si le délit est
«manifeste», comme dans le cas d'«images pédophiles» ou de
«certains sites racistes», a précisé le secrétaire général du Conseil. Ce
dernier a même déclaré que, «à [sa] connaissance», ni la
diffamation ni les atteintes à la propriété intellectuelle (détournement de
logo, présence de musique potentiellement protégée par le droit d'auteur) ne
pouvaient être considérées comme des délits manifestes. Ce recadrage a de quoi
réjouir les opposants au texte, même si la Ligue des droits de l'homme et Iris
(Imaginons un réseau Internet solidaire) estiment que «le problème de
transfert des prérogatives de l'autorité judiciaire à une partie privée reste
entier». Fouiner. En revanche, le Conseil constitutionnel a validé la troisième
disposition contestée par les parlementaires de l'opposition, inquiets que la
définition retenue par la LEN pour le courrier électronique ne fasse aucune
mention de la notion de «correspondance privée». Selon les «sages», cette
définition, «de caractère strictement technique, ne saurait ni restreindre,
ni même affecter les notions de "correspondance privée" et de "secret des
correspondances"». Autrement dit : il n'est pas question de laisser
quiconque fouiner sans contrôle dans les e-mails, pas plus que dans le courrier
papier. Un rappel bienvenu.
e bourbier de la loi sur
l'économie numérique (LEN), taxée de «liberticide» par l'opposition et
une flopée d'associations, s'achève après plus de dix-huit mois de polémique par
un sérieux écrémage du Conseil constitutionnel.
http://www.liberation.fr/page.php?Article=215611