Assurance maladie : vers
l’insécurité sociale
Le credo est entendu : l’explosion des dépenses
de santé conduit à une nécessaire remise en cause de notre système
d’assurance maladie. Les dispositifs de protection sociale mis en
œuvre après-guerre seraient inadaptés aux mutations contemporaines
du monde du travail. Ils contribuent rien moins qu’à l’explosion du
chômage et de la précarité, voire à l’accroissement des
inégalités ! Mais la droite se propose toutefois de
« sauver » cette « Sécu » au bord du gouffre,
tout en la jugeant asphyxiante et asphyxiée. Les arguments sont bien
connus, ils ont déjà servi l’an dernier pour « sauver »
les retraites... Mais on comprend la difficulté : il s’agit de
persuader tout un chacun que ce qui était possible dans la France
meurtrie et affamée de 1945 ne l’est plus, soixante ans plus tard,
dans une France opulente. Pour éviter le débat public et citoyen sur
la question, chiffres, courbes et graphiques, illustrant le déficit
« abyssal » ou « historique » de la Sécu, sont
mobilisés pour convaincre tout un chacun qu’il n’y aurait que des
choix techniques et non des choix politiques. C’est pourtant un
véritable changement de société, avec moins de solidarité et plus de
marché, que la droite s’applique à mettre en œuvre.
Petits mensonges et grandes
manoeuvres
Sous les projecteurs, une « réforme » en
douceur. La phase de « diagnostic » s’est achevée fin
janvier par la publication du rapport du Haut Conseil de l’Assurance
maladie qui se contente de souligner que l’on peut opérer des choix
entre ce qui relève de la solidarité nationale et ce qui peut être
pris en charge par les assurances privées. Suit une phase très
formelle de « concertation ». Huit groupes de travail se
préparent à énoncer des pistes de réformes après les élections
régionales (mieux répartir l’offre de soins, mieux les coordonner,
limiter les abus et les gaspillages,...). Un « document
d’orientation » a été présenté par le ministre de la Santé au
mois de mai et devrait faire l’objet d’un texte devant être voté au
parlement dans la torpeur de l’été 2004. Mais, pendant que Mattei,
puis Douste-Blazy, clament qu’ils ne sont « ni pour la
privatisation, ni pour l’étatisation », en coulisse, les
grandes manœuvres continues. Le Medef, qui change fréquemment son
avis affiché, annonce qu’il pourrait prendre part, sous certaines
conditions, à une nouvelle « gouvernance » de cette
assurance maladie qu’il a quitté depuis 2001. L’Elysée poursuit,
autour de la Mutualité française, la constitution d’un pôle
« réformateur » avec la CFDT, la CFTC, la CGC, l’UNSA et
la Confédération des Syndicats médicaux français (CSMF). Le
« dossier » est suivi de très près par J. Chirac, qui a
pris en charge personnellement cette « réforme » et en a
déjà précisé plusieurs éléments. A la tête de la cellule élyséenne,
Frédéric Salat-Baroux, secrétaire général adjoint (et ex-conseiller
santé d’Alain Juppé à Matignon) et Marie-Claire Carrère-Gée,
conseillère technique (et ancienne secrétaire nationale du RPR) ne
laissent pas passer une semaine sans contact avec le secrétaire
général de la CFDT, François Chérèque, le président de la Mutualité
française, Jean-Pierre Davant, ou le vice-président du Medef chargé
de la protection sociale, Guillaume Sarkozy [1].
A chacun selon ses moyens
Dans l’immédiat, il s’agit en particulier de livrer la
sécurité sociale (d’offrir une « délégation de gestion »)
à une nouvelle structure (pour l’instant désignée comme une
« union des caisses ») rassemblant les régimes de base et
les organismes complémentaires. De leur côté, Guillaume Sarkozy et
Ernest-Antoine Seillière réclament, au nom du Medef, le
désengagement de l’Etat de la gestion des hôpitaux (au nom d’une
« continuité des soins ville-hôpital »), une réduction de
15 milliards d’euros des dépenses d’assurance maladie (au nom de la
« maîtrise des dépenses ») et la « responsabilisation
des acteurs » par une plus grande participation des assurés au
financement, sans que cette charge supplémentaire puisse être
remboursée par les organismes complémentaires. Mais les
déclarations, les rapports, livrent plus précisément les contours de
la « réforme » qui s’annonce.
Ainsi, Monsieur Jean-François Chadelat, à propos
duquel les mauvais esprits ne peuvent manquer de rappeler ses
récentes responsabilités en matière de « nouveaux
produits » chez Axa-assurances, a présidé un groupe de travail
dont le rapport, publié depuis un an, s’attachait à redéfinir le
champ respectif de prise en charge des dépenses de santé par la
sécurité sociale, les organismes complémentaires et les assurances
privées [2]. Evitant le terme de « paniers de soins »
employé par ce rapport, le Haut Conseil se contente d’évoquer un
« périmètre des soins remboursables ». Mais au final, le
projet d’une couverture maladie à plusieurs vitesses apparaît
nettement. La Sécu serait réduite au minimum (pour l’essentiel elle
prendrait en charge les pathologies lourdes et coûteuses) et
constituerait une sorte de CMU généralisée sur laquelle viendrait se
greffer des assurances complémentaires (qu’il s’agirait d’encourager
par des aides fiscales) et, pour les plus riches, des
sur-complémentaires proposées par des mutuelles ou des assureurs
privés. L’Etat construirait ainsi, aux frais du contribuable, ce
fameux marché de l’assurance maladie pour substituer aux principes
de répartition progressistes et ambitieux mis en place par
l’assurance maladie voilà soixante ans - à chacun selon ses besoins
de santé - des principes individualistes censés responsabiliser les
patients - à chacun selon ses moyens. Les exemples néerlandais et
américains ont montré à quel point la privatisation remet en cause
l’égalité de l’accès aux soins. Et, bien qu’interdite, l’éviction
des mauvais risques est toujours possible. Les assureurs peuvent
concentrer leurs activités principales (chirurgie légère,
obstétrique, etc.) sur la seule clientèle solvable et négliger les
services coûteux et peu rentables (médecine, cancérologie,etc.). De
telles pratiques comportent une incitation à la sélection des
malades. Les expériences étrangères montrent ainsi que plus la part
de l’assurance privée est forte plus les inégalités sont importantes
et vont de pair avec de mauvais indicateurs de santé.
« Ni privatisation, ni
étatisation », ni démocratie sociale : la
concurrence !
Cela n’empêche pas les chantres du libéralisme de
poursuivre, chacun à leur niveau, le travail de persuasion. Ainsi,
une « spécialiste » de la protection sociale (par ailleurs
membre du conseil d’administration des AGF) milite en faveur d’une
réforme de la représentation des assurés sociaux comme préalable
nécessaire à toute refonte du système d’assurance maladie et
condamne la « voie obscure » du paritarisme pour lui
préférer la modernité représentative de la seule concurrence. Le
consommateur libre et rationnel doit pouvoir choisir sa compagnie
d’assurance maladie comme il fait pour son assurance automobile et,
s’il n’en est plus satisfait, il changera de mandataire. Le marché
serait le meilleur moyen de redonner à la population le pouvoir
qu’auraient confisqué les élites politiques et les organisations
syndicales [3].
Plus encore ! Dans l’imaginaire libéral, la
privatisation du système de soins est censée limiter la croissance
des dépenses. Pour l’essentiel, l’argumentation repose sur le
concept de « risque moral » qui provient de l’analyse
économique de l’assurance. Un tel risque apparaît quand un individu
adopte un comportement inobservable par l’assureur. D’où la
fréquence du terme de « responsabilisation » (des
patients, des médecins, des hôpitaux, etc.) dans les discours :
tous responsables du déficit car irresponsables dans leurs rapports
à l’assurance maladie. Pourtant, dans son rapport de septembre 2003,
la Cour des comptes invalidait les arguments que s’apprêtait à
donner la droite en matière de « responsabilisation » des
acteurs. En notant que l’assurance maladie ne dispose pas des moyens
nécessaires à la mise en œuvre des accords de régulation des
dépenses mis en œuvre (RMO, accréditation, conventions médicales,
accords de bon usage de soins, etc.), la Cour notait que, si tout a
été imaginé, la plupart des instruments ne sont pas utilisés,
laissant ainsi entendre que les déficits de l’assurance maladie sont
principalement dû à un manque de volonté politique.
L’argument avancé par les libéraux et le patronat
selon lequel le poids de la santé dans l’économie serait trop
important est particulièrement spécieux (voir L’idéologie
libérale peut nuire gravement à la santé). Dans Le quotidien du
Médecin, Alain Madelin résume l’objectif que l’argument doit
servir : « la seule façon de faire des économies
intelligentes sans rationner les soins, c’est d’établir une saine
concurrence entre les organismes qui assurent [4] ». Mais les dépenses de santé représentent
aujourd’hui près de 14 % du produit intérieur brut des Étas-Unis
alors qu’en France, elles ne dépassent pas 10 %. La privatisation ne
réduira pas ce taux, elle permettra seulement de transformer une
dépense socialisée en une dépense privée. Car l’efficacité
économique des compagnies d’assurance est un mythe : aux
Etats-Unis, leurs coûts de fonctionnement étaient de 13,6 % en 2000,
contre 5 % pour les programmes fédéraux de santé publique et 3,5 %
pour le dispositif d’assistance Medicare. Les partisans de la
privatisation oublient de dire que les assurances privées ont des
coûts plus importants à supporter (marketing, publicité, sélection
des risques,...) pour le financement desquels elles doivent
organiser un véritable détournement d’une part (importante !)
des sommes collectées pour la santé.
L’objectif est tracé et s’il ne s’agit pas ouvertement
de privatiser l’assurance maladie (le ministre de la Santé s’en
défend), les ambitions de la réforme à venir seront au minimum d’en
préparer le terrain, d’en rassembler les acteurs et de mettre en
place tous les instruments législatifs et institutionnels
nécessaires. « Réforme en douceur » disent-ils. En
réalité, il s’agit d’abattre l’Etat-social avec un pistolet
silencieux et d’éviter les cris des victimes en les anesthésiant
avec de menus mensonges avant de tirer par surprise. La
privatisation est pourtant bel et bien en marche. Au secours, la
classe et le sens de l’honneur en moins, les tontons flingueurs sont
de retour ! Mais il est encore temps de préparer la
riposte.
Michel Maric, Jean-Paul
Domin
[1] Les Echos, 10 février 2004.
[2] Voir J. Caudron, J.P. Domin, N. Hiraux,
M. Maric, C. Mills, Main basse sur l’assurance
maladie, Note de la Fondation Copernic, Editions Syllepse,
septembre 2003.
[3] Béatrice Majnoni d’Intignano, « La Sécu en vase
clos », Libération, 23 octobre 2003.
[4] Entretien, 14 mars 2003