Surmonter nos échecs (contre l'optimisme technologique)
La part du négatif
Il n'y a pas lieu de s'abandonner
à un quelconque optimisme devant les nouvelles technologies et ce n'est
pas parce que, à l'opposée des tentations de tout retour en arrière, j'appelle
à prendre conscience de notre entrée dans l'ère de
l'information, à tirer parti de la nouvelle logique coopérative des
réseaux, à s'adapter au passage à l'immatériel, à construire une démocratie
cognitive et des régulations écologiques que je tombe dans une quelconque
technophilie. On ne peut se laisser aller à l'émerveillement enfantin bien
compréhensible devant de nouvelles possibilités qui s'offrent à nous, non
seulement parce que la réalité n'est pas si brillante, mais tout simplement
parce que nous sommes des êtres finis et que les possibilités ne s'ajoutent
pas aux possibilités. Ce qui se gagne d'un côté se perd la plupart du temps de
l'autre. En particulier, ce n'est pas parce qu'on multiplie les sources
d'information qu'on est capable d'en traiter un nombre supérieur. Cela fait
longtemps que le savoir disponible est surabondant, au-delà de nos
possibilités, faisant de nous tous des ignorants au-delà de notre petite
spécialité. On est vite submergé par le courrier jusqu'à ne plus pouvoir le
lire, encore moins y répondre. De même pour le nombre de connexions qui sont
limitées :
Aucun système ne peut supporter un nombre trop élevé
de connexions. Au-delà d'un certain niveau de "connectance", les performances
s'effondrent et l'instabilité augmente. Un niveau
"optimum" de diversité peut même être
calculé à partir de la formule de l'optimum de Pareto dont Mandelbrot a montré
la dimension fractale (Zipf-Pareto-Mandelbrot) et qui correspondrait à un
"optimum communicationnel" étonnamment constant. On peut voir là une limite,
vite atteinte, du développement des réseaux tout comme de l'expression des
citoyens. En tout cas, la multiplication des communications distantes se fait
toujours au détriment des relations de proximité (La complexité et
son idéologie).
Sur un autre plan, il faudrait par exemple
être conscient que renforcer la résistance d'un corps c'est perdre en
sensibilité et en information. Il n'y a jamais un gain net comme on se
l'imagine la plupart du temps, de même qu'on se trompe sur le génie en voulant
fabriquer un Beethoven sans sa surdité ou des créateurs sans folies, un
positif dépourvu de tout négatif. Cela ne fait que trahir son caractère de
fantasme imaginaire Or, il ne s'agit pas de faire de vagues réserves sur les
effets marginaux des technologies ou leurs détournements par des entreprises
criminelles, mais bien de prendre la véritable mesure de leurs ravages, de ce
à quoi elles se substituent et ce en quoi elles échouent, de leur
contradiction avec les institutions en place, sans vouloir nier tout ce
qu'elles peuvent apporter pour autant. C'est la difficulté d'une position
dialectique qui n'est pas destinée à condamner ou défendre, mais à s'orienter
et construire notre avenir. Après plus de vingt ans de microinformatique et
une dizaine d'années de développement des réseaux, il est plus que temps de
faire le bilan de tous nos échecs et des immenses déceptions par
rapport aux nouvelles possibilités qui semblaient s'ouvrir à nous. Il nous
faut constituer la liste des promesses non tenues plutôt que de réaffirmer de
plus en plus pathétiquement notre foi confiante dans un avenir radieux qui se
fait attendre.
La situation est largement comparable à la question des
marchés et d'une idéologie du laisser-faire ou du progressisme qui est
une sorte de providence technologique que tout dément. Les libéraux n'ont pas
tout-à-fait tort de faire l'éloge des marchés puisque toute transaction
commerciale étant supposée libre devrait se faire à l'avantage des deux
partenaires de l'échange, qu'on peut donc effectivement considérer comme
"gagnant-gagnant". Cela, c'est la théorie, que la pratique justifie d'ailleurs
quotidiennement. Ce qui n'empêche pas de constater aussi les ravages des
marchés, leur dissymétrie, leur tendance au monopole et leur domination par
les plus grands qui creusent leurs avantages (on ne prête qu'aux riches) au
lieu d'égaliser les conditions. Malgré une incontestable diffusion du progrès,
l'ouverture aux marchés signifie le plus souvent le dépouillement des plus
pauvres et la confiscation des ressources locales au profit d'intérêts
puissants et lointains. L'intensification de la circulation a pour résultat à
la fois une homogénéisation des marchandises au niveau global et
l'augmentation des inégalités locales - augmentation de l'entropie au niveau
global (perte de diversité) et diminution de l'entropie localement par
formation de structures dissipatives (consommatrices) ou accentuation des
différences (in/out). Ce sont des phénomènes physiques, thermodynamiques,
auto-organisés dans le sens où ce n'est le résultat d'aucune organisation mais
seulement du laisser-faire, c'est-à-dire sans intervention de l'information.
La circulation des marchés laissée à elle-même, à son auto-organisation,
détruit les solidarités locales jusqu'à l'explosion sociale et mène au
monopole. Elle s'emballe et s'épuise. Ce n'est pas durable. C'est pourquoi il
n'y a pas de marché qui ne soit régulé, il n'y a pas de capitalisme sans
Etats, sans une régulation au service de la classe dominante.
La
défaite d'Internet
Ce qui est vrai pour la circulation de
marchandises, se révèle complètement applicable à la circulation de
l'information de plus en plus sous la coupe des puissants comme le montrent
les cas exemplaires de Berlusconi ou de Fox News qui se livrent à une
véritable déformation de l'information et à côté desquels les réseaux
d'internautes pèsent bien peu. Sur d'autres plans, plus anecdotiques, on peut
s'extasier de l'ouverture à toutes les musiques du monde par exemple mais
comme on ne peut tout avoir, tout présenter (la place manque toujours), le
résultat c'est de favoriser le plus commercial de chaque pays au lieu de
donner audience au plus spécifique et aux talents originaux. Il y a réduction
de l'offre à mesure que le marché s'étend. Certes, Internet fournit des moyens
d'accès contournant les circuits habituels de distribution mais encore faut-il
que l'information parvienne à ceux qui pourraient s'y intéresser, ce qui n'a
rien d'évident car notre information passe toujours par un canal
centralisé comme la télévision (ou les journaux).
Il faudrait un
véritable travail journalistique de distribution de l'information, une
meilleure hiérarchisation des informations par un réseau stable de différents
portails capables de devenir de véritables canaux d'information. On en est
loin, il n'y a guère de progrès en ce sens depuis longtemps déjà et ce qui
existe est loin d'être satisfaisant. Non pas que rien n'existe, il y a plutôt
un trop plein. Chacun veut constituer son propre portail, dans une
privatisation effrénée du commun. Il y aurait pourtant une légitimité à
construire, un consensus à trouver pour espérer constituer un véritable
contre-pouvoir à l'information télévisuelle, reconnu et consulté
massivement. C'est la fonction d'une contre-société d'en donner une version
alternative et critique mais cela ne se fera pas sans débats, sans des luttes
de pouvoir, sans conflits structurants, sans engagements collectifs. Il ne
suffira pas d'une agitation des multitudes ! Le moins qu'on puisse dire, c'est
qu'on patine et qu'il manque encore le sentiment d'appartenance ou de
solidarité dans des luttes dispersées et de petites chapelles.
Les
idéologies individualistes et libertaires sont un peu ridicules devant ce fait
massif que la quasi totalité de la population se précipite, au moins pour les
"informations", vers cette programmation télévisuelle imposée, sans y être
aucunement forcée (et malgré Internet) ! Nous consommons activement notre
propagande quotidienne qui nous tient ensemble, nous constitue comme
citoyen, opinion publique majoritaire par rapport à laquelle nous devons nous
situer. La centralisation de l'information ne pouvant être évitée, on sait
bien que lorsqu'on parle du voile ou du mariage des homosexuels on ne parle
pas d'autre chose. C'est la loi du spectacle. Selon qu'on parle de la misère
des chômeurs ou des comptes des Assedic, on trouvera inhumain ou
économiquement justifié de leurs couper les vivre. Le choix des informations
pertinentes est du même ordre mais plus subtil que l'ancienne censure. Certes,
Internet là aussi permet de la contourner en partie mais avec une portée très
limitée car si l'on peut tout dire, sans doute, c'est le plus souvent en vain,
sans aucun effet. C'est parler sans aucune chance d'être entendu sinon d'un
petit nombre... Quelques contre-exemples de l'époque héroïque, comme l'AMI
disparu d'avoir simplement été porté au jour (effet Dracula), sont bien rares
et trompeurs, car le poids du nombre écrase de plus en plus les sources
d'information dissidentes.
Il faut être conscient que nous quittons
malgré tout une sorte d'âge d'or d'Internet, presque familial, dominé par le
texte et l'échange de savoirs. Là aussi, le progrès technologique aura sans
doute un effet destructeur sur les premières bonnes traditions qui se perdent
déjà. Réclamer à grands cris le haut-débit n'a pas de sens pour le traitement
de textes ou de courriers, ni pour la consultation de Google. Le haut-débit
c'est l'image et le son, c'est un tout autre Internet plus ludique mais
beaucoup moins "cognitif" ou actif (ce que Michel Cartier appelle "Le nouvel
Internet"). C'est l'avenir, à n'en pas douter, mais ce n'est pas si positif
qu'on veut nous en persuader (c'est, entre-autres, la généralisation de la
surveillance avec le couplage au GPS et au portable).
Corriger le
tir (lutte contre l'entropie)
Il n'y a pas de progrès sans perte
irréversible. Est-ce à dire que cela s'équilibre toujours dans un jeu à somme
nulle ? Je ne le crois pas. Il y a d'assez grandes marges de manoeuvre malgré
tout, dans un sens comme dans l'autre. Les lois de l'entropie ne
sont pas des lois mécaniques mais statistiques et l'information permet de
tirer parti des chances qui s'offrent ou d'éviter les catastrophes qui
s'annoncent, jouant le rôle qu'on prête classiquement au "démon de Maxwell"
pour inverser la tendance au retour à l'équilibre, mais c'est ce que fait
toute vie en luttant constamment contre la mort. On peut filtrer,
sélectionner, aider au meilleur et tenter d'éviter le pire. Cela veut dire
qu'on ne peut se fier à aucune auto-organisation (sauf si on entend par là une
autonomie d'organisation des communautés locales) car il faut sans arrêt être
attentif, réagir et décider pour corriger les effets indésirables de nos
actions à chaque niveau collectif. C'est de cela qu'il faut discuter, des
régulations à mettre en place, d'une organisation ouverte et contradictoire,
articulée en niveaux hiérarchisés, aux temporalités proportionnées et aux
acteurs diversifiés, disposant de la plus grande autonomie. L'erreur
principale de l'idéologie des
réseaux a été de s'imaginer qu'on pouvait se passer d'organisations
centrales, manifestant une totale impuissance dans les faits alors que, de
leur côté, les entreprises tiraient parti de toute la puissance des réseaux au
service d'une organisation hiérarchisée grâce à une indispensable direction
par objectifs (non pas "au service de l'individu" comme on le prétend,
mais des objectifs de l'entreprise). Les enjeux écologiques exigeront encore
plus de viser collectivement des objectifs concrets avec un devoir de
résultat, et pas seulement un devoir de moyens. Les moyens, il faut se les
donner, il ne suffit pas d'attendre qu'ils soient suffisants.
Il y a
donc mieux à faire, en tâtonnant sans doute. Cela devrait commencer par faire
la liste de nos échecs. On voit bien que nous sommes déjà submergés de
courrier, sans parler des spams et virus... On voit que ceux qui s'expriment
sur les listes sont toujours les mêmes et le plus souvent pour répéter la même
chose, quand ce ne sont pas des "trolls" (perturbateurs, hors-sujet) ou des
psychopathes plus ou moins agressifs. On voit vite qu'on ne peut accepter tout
le monde sur une liste, que le nombre est limité et qu'on ne peut dire
n'importe quoi. Les véritables dialogues sont très rares et la plupart du
temps sans suites. On multiplie les rencontres ou les listes, cela ne
multiplie pas les débats sur les questions importantes. Les lieux ouverts et
libres ont besoin d'un administrateur efficace et discret, tout dépend de son
talent. La légitimité démocratique revendiquée par l'infime minorité qui s'y
exprime est largement usurpée, voire délirante. Chacun se croit la voix du
peuple alors qu'une grande partie de la population n'y aura jamais accès. On
est impressionné par la facilité de s'inscrire à une liste ou un réseau, mais
il est aussi facile de le quitter apportant une grande inconsistance aux
rapports établis et aux capacités d'action. Que reste-t-il de toutes ces
années de militantisme éparpillé entre les causes les plus diverses et sans
aucune unité ? A quoi a pu servir le rassemblement du Larzac ? L'intelligence
collective est en panne, il n'y a pas de perspectives alors que les problèmes
écologiques vont se faire de plus en plus urgent avec la montée en puissance
industrielle de la Chine. On contemple le désastre étonnés de ne pas y réagir.
La surabondance des savoirs et des informations ne fait que renforcer la
certitude de notre ignorance et de nos limitations cognitives. Notre avenir
est bien sombre, il n'y a pas de quoi pavoiser et, après le temps de la
découverte, la technologie constitue pour l'instant un problème au moins
autant qu'une solution. Elle augmente les pollutions plus qu'elle ne les
réduit. C'est de ce constat qu'il faut partir pour avoir une chance de
surmonter nos échecs par d'autres usages.
Correction d'erreur et
information
Ce qui devrait enfin nous guérir de tout optimisme
excessif et nous inciter à reconnaître nos erreurs, c'est bien
que la base de l'information et des nouvelles technologies n'est rien d'autre
que la correction d'erreurs. C'est la correction d'erreurs qui permet la
reproduction à l'identique et les communications à longue distance, c'est ce
qui constitue toute la puissance du numérique. L'entropie et le bruit ne
peuvent être ignorés, au contraire il faut en tenir compte afin de les
éliminer grâce à la redondance et la correction d'erreurs. L'informatique,
c'est le règne de l'erreur, et de sa correction, erreurs de transmission, bugs
de programmation (jamais complètement éliminés) ou erreurs de saisie de
l'utilisateur final. L'informaticien n'est pas du tout enclin à la
toute-puissance puisque programmer c'est pour la plus grande part reconnaître
ses erreurs et les corriger. Il faut partir de là, de nos limites, de notre
inhabileté fatale, de nos échecs répétés pour avoir une chance d'aller
au-delà. Nous avons sans doute les moyens de surmonter nos échecs, encore
faut-il les reconnaître au plus vite. On a certes quelques raisons d'être
optimiste d'apprendre que les erreurs peuvent être traitées et corrigées,
qu'une faute avouée est à moitié pardonnée ! Encore faudrait-il que cela ne
nous rende pas aveugles aux innombrables échecs que nous rencontrons et ne
nous interdise pas d'avouer nos fautes, empêchant d'y réagir par idéologie,
par une foi trop fanatique dans un progrès qui se fera pourtant bien contre
nous s'il se fait sans nous (sans les institutions mondiales), ce que nous
éprouvons tous les jours.
On a besoin de savoir qu'on peut se tromper
(errare humanum est), que nous devons être prudents et nous régler sur
les effets de nos actions sans trop se fier à nos principes. Nous avons besoin
de prendre conscience de notre chute perpétuelle et de la nécessité de se
sauver sans cesse, de fuir la menace ou de réparer nos fautes. Il faut
toujours lutter contre le désastre et la mort, se prémunir des
accidents, rattraper le coup, éviter le pire, aider au meilleur. C'est notre
rôle anti-entropique de vivants, de petits "démons de Maxwell" qui
contredisent le retour à une morne indifférence en triant les particules, en
prenant des décisions grâce aux informations disponibles pour améliorer nos
chances et faire la différence, faire basculer la situation de tout notre
poids. Désormais nos informations nous rendent responsables des régulations
planétaires, écologiques, économiques et sociales. Cela ne peut être pour ne
rien faire, ne pas réagir collectivement. Encore faut-il s'entendre sur ce
qu'il faut faire.
Le concept d'information est inséparable d'une
finalité pour laquelle l'information est pertinente, déterminant une
action ou une réaction. L'information est toujours intégrée à une boucle de
rétroaction ou un système cognitif et débouche sur l'action (René Thom disait
que "ce qui limite le vrai, ce n'est pas le faux mais l'insignifiant"). La
cybernétique constitue l'information comme élément essentiel d'un système qui
se règle sur ses effets en vue d'une finalité pratique. C'est ce que réalise
un simple thermostat permettant d'indiquer la température voulue (finalité) en
pilotant le chauffage à partir de la température mesurée (rétroaction).
L'information ne prend sens que par rapport à nos finalités humaines comme
rétroaction de la distance entre la réalité et nos objectifs. Tout dépend donc
de nos finalités même s'il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions, il faut
reconnaître les faits, manger la banane, échapper aux prédateurs !
La
rétroaction c'est la conscience que tout ce qu'on fait tourne mal si on
ne rectifie pas le tir en permanence, et pour cela, il faut bien partir des
effets négatifs plutôt que s'extasier sur des bienfaits trop souvent
imaginaires (ce que la bonne science-fiction démontre facilement quand elle
est assez conséquente). La rétroaction doit permettre l'ajustement aux
réalités locales, la correction des dérives ou le changement de
stratégie.
Il me semble que la complexité et les différents niveaux de
régulation ou d'intégration des données plaident pour la construction
d'organisations et d'articulations entre ces niveaux, organisation
prudente et décentralisée mais constante et décidée, aux objectifs clairs et
déclarés, à l'opposée d'une mythique auto-organisation des réseaux qui nous
condamne à l'impuissance collective. Nous avons besoin de véritables débats
démocratiques, sérieux et contradictoires. L'intelligence collective tant
vantée est bien maigre pour l'instant et, là aussi, complètement à construire
encore. Ce n'est pas de technologie que nous manquons désormais car nous
souffrons plutôt d'un retard cognitif, d'une difficulté à intégrer un
déferlement incontrôlé, le changement de logique et la destruction des
anciennes structures. Nous avons à surmonter une trop grande dispersion et
déterritorialisation, la perte du commun, mais nous n'arriverons à rien si
nous ne nous dotons pas de directions par objectifs se réglant sur leurs
effets, corrigeant leurs erreurs et capables de s'investir dans la
durée. La vigilance de notre critique est aussi indispensable à la démocratie
qu'à tout processus cognitif. C'est notre difficile
responsabilité.
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