Le Monde diplomatique
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> mai 2004     > Page 10

 

« Autonomie » des établissements d’enseignement, « mobilité » des étudiants

Recettes pour une université plus mercantile



Si le ministre de l’éducation nationale François Fillon a renoncé pour l’instant à une loi sur l’autonomie des universités, il entend poursuivre la mise en place du système européen LMD (licence, master, doctorat). Il exige des facultés qu’elles fassent mieux avec moins et qu’elles nouent des « partenariats » avec le privé. Mais la mobilisation des chercheurs français et le premier recul imposé au gouvernement montrent que d’autres perspectives ne sont pas exclues...

Par Abélard
Luigi Del Buono, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Frédéric Neyrat, Fabienne Pavis, Maryse Ramambason, Charles Soulié, Sylvie Tissot, membres de la Coordination nationale recherche et enseignement supérieur et auteurs d’Universitas Calamitatum : le livre noir des réformes universitaires, Editions du Croquant, Paris, 2003.




Les réformes éducatives engagées par plusieurs gouvernements de l’Union européenne, dont ceux de MM. Lionel Jospin et Jean-Pierre Raffarin, correspondent d’assez près aux transformations récentes induites à la fois par la mondialisation, la relativisation du rôle des Etats-nations, la réduction du périmètre du secteur public. L’université n’échappe pas à la vague de fond néolibérale qui tend à tout réorganiser selon des critères mercantiles, individualistes et à courte vue.

En France, cette transformation s’opère grâce à un système articulé de trois « réformes » : la réforme LMD (licence, master, doctorat), déjà entrée en application dans certaines universités ; celle dite de « modernisation des universités » (anciennement loi « d’autonomie ») ; enfin, celle du statut des personnels des universités (1).

Dans le discours des « modernisateurs » (ministres de l’éducation successifs, présidents d’université, etc.), le LMD est d’abord présenté comme une harmonisation européenne des cursus. Par la création de nouveaux diplômes à bac + 3 (licence), bac + 5 (master) et bac + 8 (doctorat), il s’agit de favoriser la circulation des étudiants en Europe. La traduction des formations en termes de « points ECTS » (European Credit Transfer System) irait dans le même sens : moins de barrières administratives, plus de mobilité.

C’est une idée attirante, mais dont l’application bute sur la question des moyens. Aller à l’étranger coûte cher et demande une certaine maîtrise des langues étrangères : sans financement conséquent, seuls les étudiants aisés peuvent être concernés (les bourses de mobilité existantes sont symboliques et peu nombreuses) ; l’écrasante majorité des étudiants français a d’autres problèmes à régler que celui de sa mobilité internationale : logement rare et cher, locaux vétustes et sous-équipement des universités, etc.

La façade internationaliste et l’harmonisation masquent mal un autre effet de la « réforme » LMD : l’obsolescence des diplômes nationaux. Jusqu’à présent, le ministère de l’éducation fixe a priori le cadre national de chaque diplôme, ce qui assure une certaine égalité entre étudiants puisqu’ils bénéficient d’une formation comparable dans chaque université. Les diplômes permettent, par exemple, de postuler aux concours de la fonction publique ; ils sont aussi utilisés comme référence dans le cadre des conventions collectives.

La règle du chacun pour soi

Or, avec le LMD, c’est chaque université, chaque discipline, qui, hors de tout cadrage national sérieux, définira le contenu de son « offre de formation », l’Etat se contentant d’apposer un « label qualité » mal défini à des établissements, des filières locales ou même des « parcours types » de formation. Cette « liberté » dans la concurrence aura des conséquences en termes d’égalité territoriale, mais elle affectera aussi la perception du diplôme dans notre société, sur le marché du travail par exemple.

L’application du LMD dévoile ce qu’est une « offre de formation » (comme l’appelle, de manière révélatrice, l’actuelle novlangue académique) essentiellement régulée par le marché. Dans nombre d’universités, les différentes disciplines, formations, etc., ont réagi de manière dispersée à la réforme. Dans une ambiance de « sauve-qui-peut » généralisé, chaque composante a mis sur pied de nouveaux cursus censés répondre aux injonctions (contradictoires, changeantes et floues) du ministère.

L’idée même d’université est alors abandonnée au « chacun pour soi », les universitaires collaborant au démontage du cadre national de leur activité, en attendant de voir leur propre statut évoluer dans le même sens. Il est révélateur que cet engagement, plutôt brouillon, dans les réformes se soit fait sans bilan ou évaluation préalable de l’activité, tant pédagogique que scientifique, de chaque université. Les « urgences » du calendrier et les impératifs de survie de chaque discipline, filière, cycle, etc. ont relégué au second plan toute autre préoccupation.

Une fois « retoqués » selon des critères incertains par les comités d’experts (anonymes, mais très sûrs d’eux) du ministère, les projets de cursus introduisent souvent des changements radicaux. En sciences humaines, des filières entières, construites au fil des années, peuvent être arbitrairement remises en question, ou enterrées au sein d’autres disciplines. A Limoges, au lieu d’un master en sciences humaines, mais avec triple mention histoire, géographie, sociologie, c’est une mention floue, « territoires, pouvoirs, cultures, patrimoines », qu’accepte le ministère. Que pèsera le titre ainsi délivré par cette petite université (« moyenne » selon ses responsables) face aux masters d’autres établissements affichant eux, directement, des mentions disciplinaires ?

La réforme a également pour objet de réduire les coûts. C’est l’appel à la mutualisation généralisée des moyens. C’est aussi la limitation de l’« offre de formation » : les petites universités seront de facto transformées en « collèges universitaires » bornés à la licence. Ils ne pourront proposer ni master ni doctorat ; la qualité de l’enseignement (alors déconnecté de la recherche) en sera affectée, et les perspectives académiques des étudiants réduites d’autant. L’accent mis sur l’« autonomie » des établissements et leur mise en concurrence vont amplifier les écarts entre universités, la logique d’établissement tendant à supplanter la logique de discipline.

L’Etat se désengageant, les ressources des collèges universitaires dépendront de leur environnement économique, et si, avec le LMD, les universités « libérées » pourront enfin définir leur « offre de formation », cette liberté trouvera vite ses limites dans la faiblesse des moyens disponibles, (très) variables d’une université comme d’une discipline à l’autre. Les premiers cycles les moins riches seront réduits à dispenser un service public minimum utilitariste à des étudiants peu sélectionnés et jugés trop faibles pour suivre une formation généraliste. Une fois devenue une nécessité absolue, la course aux ressources propres forcera les universités à se tourner vers le monde de l’entreprise. Très en surplomb de cette « université d’en bas » professionnalisée, évolueront les « pôles d’excellence » haut de gamme, inaccessibles à la grande majorité des étudiants, consacrant la dualisation croissante de l’enseignement supérieur.

Ce formatage de l’université au modèle libéral se retrouve au plan pédagogique. Le ministère encourage en effet la création de « parcours de formation » pluridisciplinaires et individualisés : des étudiants « libres » construisent leur propre cursus, pour être ensuite « naturellement » sélectionnés par la société ou par l’entreprise. Instaurée par le LMD, une « annexe descriptive au diplôme » facilitera ce processus, à l’instar des anciens « livrets ouvriers ». Ce système, qui rend le monde universitaire plus opaque encore, favorise un peu plus les étudiants d’origine sociale élevée, davantage susceptibles d’en démêler l’écheveau. Quant à la reconnaissance directe de ces « parcours individualisés » et autres « projets personnels et professionnels », elle menace de disparition le diplôme classique.

La réforme LMD s’accompagne également de fortes incitations à la « professionnalisation ». Mais celle-ci manque des moyens nécessaires et va de pair avec une conception utilitariste de la connaissance : invitées à redéfinir leurs programmes en termes de « compétences (2) », les universités se voient aussi encouragées à favoriser la recherche finalisée. Induite par la loi dite de modernisation, la régionalisation de l’offre de formation orientera alors les thèmes de recherche, la réponse aux demandes, souvent floues, des « forces vives » locales s’imposant contre l’autonomie scientifique des universités.

L’emprise grandissante du modèle d’entreprise se traduit aussi par le développement d’objectifs explicitement marchands. L’université des « modernisateurs » ressemble à une PME, pressée de réduire ses coûts pour atteindre l’autosuffisance financière, voire dégager des profits. Certaines activités commerciales, déjà développées (la formation continue entre autres), devraient l’être encore davantage. Et de nouvelles activités rentables apparaissent : la « validation des acquis de l’expérience » (VAE), la création de « campus numériques », etc. Ce poids accru de la rentabilité commerciale, couplé au désengagement financier de l’Etat, ne peut que renforcer le contrôle de l’enseignement supérieur par les entreprises et les bureaucraties locales.

Les universités-entreprises ne seraient rien sans patron. Aussi les différentes réformes accroissent-elles le pouvoir dévolu aux présidents d’établissement d’enseignement supérieur, limitant un peu plus le rôle des conseils universitaires, devenus de simples chambres d’enregistrement pour ces nouveaux managers. Cette présidentialisation est très présente dans le projet de réforme des statuts des personnels, qui instaure la contractualisation : le président se transforme en chef du personnel, assignant à chacun ses obligations de service au cours de négociations individuelles.

Les enseignants-chercheurs estiment qu’une des conséquences majeures de l’application du rapport Belloc sera l’augmentation de la charge de cours, au détriment des activités de recherche. Lesquelles ne sont manifestement pas une priorité, alors même que l’enseignement est considéré comme une sanction.

Pour les « modernisateurs », les préoccupations démocratiques ne sont plus à l’ordre du jour : ni la démocratisation de l’accès à l’université ni celle de son fonctionnement. Pourtant, même un indicateur simple, comme le pourcentage d’enfants de cadres supérieurs et professions libérales présents dans les différentes filières, qui va de 13,7 % dans les sections de techniciens supérieurs (STS) à 81,5 % à l’Institut d’études politiques de Paris, montre que la « massification » de l’enseignement supérieur n’a pas supprimé les inégalités, mais les a déplacées (3).

Ce constat semble ignoré par les « modernisateurs » qui, quoiqu’ils invoquent leur volonté d’« harmonisation européenne », n’entendent pas s’attaquer au dualisme universités-grandes écoles, pourtant typiquement français... Il en irait, il est vrai, de la reproduction des élites nationales.

Si la question de la démocratisation a disparu de la conscience des « modernisateurs », celle de la liberté de recherche n’y tient plus une grande place. L’université, lieu d’une recherche autonome, leur semble étrangère ; ils n’hésiteront pas à la qualifier d’« élitiste », ironisant au passage sur leurs collègues « résistant au changement », réfugiés dans leur « tour d’ivoire », opposés au contact avec le vrai monde, celui de l’entreprise.

Loin de résorber les inégalités profondes qui traversent l’enseignement supérieur et ses publics, les réformes en cours vont les démultiplier en différenciant et en hiérarchisant encore plus finement les établissements, filières, etc. Ce processus s’accompagne d’un brouillage idéologique masquant ces mêmes hiérarchies et les conséquences qui en découlent pour les étudiants et les personnels. Quant aux partisans d’une recherche autonome, ils voient, jour après jour, comme dans d’autres champs de production culturelle (journalisme, édition, théâtre, cinéma, etc.), les « conditions écologiques (4 » de la science céder le pas aux impératifs, toujours plus (op)pressants, du profit à court terme.

Abélard.

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(1) Bernard Belloc, « Propositions pour une modification du décret 84-431 portant statut des enseignants chercheurs », 2003.

(2) Commission européenne, Livre blanc sur l’éducation et la formation, Bruxelles, novembre 1995.

(3) Ministère de l’éducation nationale, Repères et références statistiques, 2003. Pour l’IEP de Paris, lire Alain Garrigou, Les Elites contre la République, Sciences-Po et l’ENA, La Découverte, Paris, 2001.

(4) Cf. Pierre Bourdieu, « La culture est en danger », dans Contre-feux 2, Raisons d’agir, Paris, 2001.



 


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